Voilà les craintes et les scrupules qu’il fallait ménager, et Brissot se reprochait sans doute tout bas de s’être laissé aller au cours des événements, de n’avoir eu ni fermeté ni prévoyance dans la politique avec l’Angleterre. Sans doute, les très nombreuses correspondances de Londres que Brissot, depuis le Dix-Août, insère dans son journal, Le Patriote français, n’avaient pas le ton de fanfaronnade du Journal de Prudhomme. Elles marquent bien, il est vrai, les progrès de l’esprit révolutionnaire en Angleterre. Elles exagèrent singulièrement les forces de résistance que cet esprit opposerait en cas de guerre au ministère anglais et à la Cour. Ainsi, une lettre du 9 octobre dit :
« La Cour de Saint-James est dans un très grand embarras sur les affaires de France... En Irlande, en Ecosse et dans le Nord, il n’y a qu’un cri en faveur d’une égale représentation. Il paraît ce jour une adresse d’un des premiers clubs de Londres, ce qui occupera assez le ministre pour nous laisser tranquilles. »
Une autre, du 10 octobre, dit :
« Notre supplément de révolution (le Dix-Août) a fait ici une vive sensation ; elle me paraît approuvée par les peuples et blâmée par la Cour. On pense que si le ministère déclarait la guerre contre la France, le peuple, indigné, s’agiterait, et peut-être se fâcherait sérieusement. » Mais, comme on voit, jusque dans cet optimisme révolutionnaire il y a des réserves et des doutes.
Parfois, les correspondants avertissent Brissot que de savantes manœuvres divisent le peuple même. Je lis dans le numéro du 2 octobre, à l’article « Londres » :
« Les derniers événements arrivés en France ont réconcilié la famille royale : le père et le fils sont de la meilleure intelligence. La peur qui a saisi les têtes couronnées s’est aussi emparée d’eux. Le roi n’aime pas le ministre Pitt parce qu’il s’oppose à la guerre. Le gouvernement paraît disposé à vouloir négocier ostensiblement avec vous..... Les esprits qui aiment à chercher les événements dans l’avenir croient difficile que l’Angleterre échappe à des mouvements révolutionnaires, mais ils varient sur le plus ou moins grand éloignement de ces mouvements. — On veut faire ici la guerre au peuple par le peuple même ; par exemple, attendez-vous à voir une insurrection adroitement ménagée ici pour empêcher l’exportation des blés. On n’est pas tant inquiet sur la quantité des blés, qu’on n’a le désir de nuire à votre Révolution. On cherche un prétexte pour vous tracasser, et ne doutez pas que, si votre roi périssait par quelque assassinat, on partirait de là pour soulever la nation anglaise contre vous ; aussi veillez bien sur lui. »
LA CONQUÊTE DE L’EGALITÉ
Ou les trames déjouées : allégorie de la journée du 10 août 1792 ; dédié aux Républicains français
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)
Il n’y a pas là, évidemment, un entraînement révolutionnaire irrésistible ; et Brissot aurait pu, dès lors, prévoir qu’il suffirait de quelque imprudence de la France pour provoquer contre elle un vif courant. Il insère pourtant, en décembre, à cette période décisive où il n’y avait plus une faute à commettre, des communications étrangement optimistes et provocatrices. Une longue correspondance, publiée le 8 décembre, constate que « le ministère sort enfin de l’irrésolution qui l’avait accompagné pendant la dernière Révolution de France et prend des mesures rigoureuses soit pour le dedans, soit pour le dehors. »
Mais il ajoute : « Le cabinet de Saint-James n’a vu qu’avec peine l’ouverture de l’Escaut, mais l’indifférence qu’a montrée le peuple anglais à ce sujet, lui a fait voir que ce peuple ne craignait plus les Français comme rivaux, et applaudissait même à un acte de justice. »
Quelle illusion !
« Le cabinet est divisé en deux partis ; lord Hawkesbury, à la tête de l’un, et royaliste outré, veut la guerre ; Pitt s’y oppose et croit que le jeu de l’Angleterre est la neutralité : il est à craindre que le premier parti ne l’emporte. C’était la force de ce parti qui avait décidé Pitt à se jeter dans les bras de Portland et de Fox, mais la négociation est totalement rompue et l’opposition se prépare à rompre des lances vigoureuses ; elle doit blâmer le ministère de n’avoir pas reconnu la République française, elle doit s’élever contre la guerre avec la France et solliciter un bon système de réforme pour l’intérieur. L’opposition et la Nation entière sont contre la guerre et le ministère en sera pour ses préparatifs, si même il n’en paie personnellement les frais. »
Mais, quel crime alors de ne pas donner au parti de la paix, par la conduite la plus mesurée et la plus prudente, la force de résister au parti de la guerre ! Or, comment se termine une correspondance accueillie par Brissot, dans le numéro du 6 décembre ? Après avoir démontré que Pitt veut la paix et les avantages de tout ordre qu’il y trouve, économiques et politiques, elle conclut :
« Vous le verrez proposer lui-même la réforme de la représentation parlementaire. Par tous ces moyens, il espère se garantir du progrès de la maladie française. Mais ici le mal est non seulement dans l’abus, mais dans la réforme de l’abus. Quand une fois on commence, on ne sait plus où la réforme s’arrête. Pitt ne calcule pas mieux quand il croit arrêter le goût de l’innovation par des peines portées contre les prédicateurs d’idées séditieuses. Ces prédicateurs accéléreront la Révolution infailliblement. Il n’y a pas d’apparence que le cabinet de Saint-James veuille rompre avec vous pour l’ouverture de l’Escaut. Peut-être serait-il obligé de le foire, si la France attaquait la Hollande. Cependant, comme les risques de ce cabinet sont toujours les mêmes, dans ce cas, vous pouvez toujours aller de l’avant ; votre jeu est de pousser votre fortune à l’extrême, et de faire voyager le drapeau tricolore à Saint-Pétersbourg si vous le pouvez. »
Ainsi, sous prétexte que, en toute hypothèse, les embarras intérieurs du ministère anglais resteront les mêmes et que les risques de révolution lui rendent, difficile en tous cas de déclarer et de soutenir la guerre, il faut que la France renonce à tout ménagement, envahisse la Hollande, même si c’est là un casus belli avec l’Angletere. Pousser sa fortune à l’extrême, voilà les conseils donnés à la France à cette heure vraiment tragique, où elle doit au contraire se garder de toute ivresse, limiter et surveiller ses propres efforts sous peine de sombrer dans le despotisme militaire. Et Brissot fait accueil à ces frivoles conceptions ! Il a l’air de faire sienne cette tactique funeste ! Et personne ne se lève dans la Convention pour rappeler la France révolutionnaire à la sagesse, à la réalité !
Brissot a prévu le parti dangereux que nos ennemis au dehors tireraient du décret du 19 novembre. Il l’a dit un moment dans son journal, mais il n’a pas eu le courage de s’y opposer. Il sait que l’Angleterre, déjà émue par l’ouverture de l’Escaut, redoute une entreprise armée de la France sur la Hollande ; et il reproduit l’appel aux Bataves où Condorcet, le 1er décembre, les provoque à la Révolution. Il n’ignore pas que les provocations révolutionnaires venues de France exaspèrent presque toutes les classes anglaises et il n’avertit pas la Convention ! Et il ne proteste pas contre son président Grégoire qui répond, comme nous l’avons vu, à la députation d’un club anglais, qu’une Convention nationale siégera bientôt en Angleterre !