FICHTE ET LA LIBERTÉ DE PENSÉE

C’est de Zurich, en 1793, que Fichte, âgé de 31 ans, lance à l’Allemagne son premier manifeste politique : « La liberté de pensée redemandée aux princes de l’Europe qui l’opprimèrent jusqu’ici. » Le livre est daté « d’Heliopolis », ou la Cité du Soleil », dans la dernière année des vieilles ténèbres (1793). Il n’est point signé, mais Fichte annonce qu’il ne tardera pas à se nommer.

Donc, ce qu’il réclame, c’est le droit illimité de l’esprit. Il évitera toute parole offensante pour des princes dont plusieurs, en Allemagne, ont su respecter la liberté de la pensée. Il évitera aussi toute vaine bravade. Mais il affirmera, en son intégrité, le droit humain, qui commence d’ailleurs à s’annoncer et qui s’ébauche. Il n’est plus possible d’arrêter le mouvement d’émancipation.

« L’humanité a fait, en notre siècle, surtout en Allemagne, beaucoup de chemin. Il est vrai que le dessin gothique de l’édifice est encore visible presque partout et que les nouveaux bâtiments élevés à côté sont bien loin encore d’être reliés en un tout. Mais enfin, ils sont là : ils commencent à être habités et les vieux châteaux de rapine tombent. Si on ne nous détruit pas, ils seront de plus en plus désertés par les hommes, abandonnés aux chouettes et aux chauves-souris. Les nouveaux bâtiments s’agrandiront et s’uniront en un tout plus régulier. Voilà quels étaient nos desseins, et ce sont ces espérances qu’on voudrait nous dérober en supprimant la liberté de penser ? Ce sont ces espérances que nous nous laisserions dérober ? Si on arrête la marche de l’esprit humain, il n’y a que deux cas possibles. Le premier et le plus invraisemblable est celui-ci : nous restons en effet en place là où nous étions ; nous renonçons à toute prétention à diminuer notre misère et à élever notre bonheur ; nous nous laissons marquer les limites que nous ne franchirons pas. — Ou bien, dans uns seconde hypothèse, bien plus vraisemblable, la face du mouvement de la nature, ainsi refoulée, éclate violemment et elle détruit tout ce qui est en travers de sa voie ; l’humanité se venge cruellement de ses oppresseurs et des Révolutions deviennent nécessaires. On n’a pas fait encore la juste application d’un terrible exemple de cet ordre que nous offrirent les jours présents. Je crains qu’il ne soit plus temps ou qu’il soit à peine temps de pratiquer des passages dans les digues que follement, malgré la leçon des événements redoutables, on a opposées au flot qui grandit. »

Ce n’est pas, comme on voit, une spéculation philosophique à longue échéance. C’est une menace directe de Révolution. Et que les dirigeants ne se laissent pas induire à une résistance insensée par les sophismes des complaisants qui leur disent que le contrat de société implique, de la part des contractants, l’abandon de bien des droits, que notamment la pleine liberté de penser est incompatible avec le contrat social. Non, nul n’a pu stipuler, pour les hommes, la renonciation au droit de penser, c’est-à-dire à l’humanité elle-même.

C’est l’essence même de la raison de ne pas connaître de limites : « La recherche infinie est un droit inaliénable de l’homme. Un contrat par lequel il accepterait une limite ne signifierait que ceci : je veux être un animal. Je ne veux aller que jusqu’à un certain point dans la vérité. Je ne veux donc être que jusqu’à un certain point un être raisonnable ; au delà, je serai un animal dépourvu de raison. »

Et si le droit de penser est inaliénable, le droit de penser en commun l’est aussi, car la recherche commune est pour l’homme la condition de la vérité. Malheur aux puissants, s’ils se résignent à violenter jusqu’en son fond la nature humaine ! Malheur à eux, s’ils n’attendent que ruines et catastrophes de ce qui sera le salut !

« Et maintenant, permettez-moi, ô princes, de me tourner de nouveau vers vous. Vous nous annoncez une inexprimable misère par l’effet de la liberté de penser. C’est seulement pour notre bien que vous nous la ravissez, que vous l’enlevez de nos mains comme aux enfants un jouet dangereux. Vous nous faites peindre en couleurs de feu, par des journalistes qui sont à vos ordres, les désordres que suscitent les esprits échauffés, divisés par le conflit des opinions. Vous nous montrez, à ce propos, un peuple naturellement doux, tombé à une fureur de cannibales, qui a soif de sang et non plus de larmes, qui va assister à des supplices plus avidement qu’il n’allait naguère au spectacle ; vous nous montrez comment il promène en triomphe et parmi des chants de joie les membres déchirés de citoyens dégoutants encore et fumants, comment ses enfants jouent avec des têtes en guise de toupie. Oui, voilà ce que vous dites. Voilà par quels tableaux vous prétendez nous effrayer. Et nous, nous ne voulons pas vous rappeler des fêtes bien plus sanglantes encore que le fanatisme et le despotisme, ces deux alliés naturels, donnèrent au même peuple. Nous ne voulons pas vous rappeler que ces horreurs sont le fruit, non de la liberté de penser, mais du long esclavage où fut tenu l’esprit. Nous ne voulons pas vous dire que nulle part la paix n’est plus profonde que dans le tombeau. Nous voulons vous accorder tout ce que vous dites ; nous voulons nous jeter repentants dans vos bras et vous prier avec des larmes de nous cacher dans votre sein paternel et de nous préserver de toute misère. Oui, nous nous abandonnerons à vous aussitôt seulement que vous aurez répondu à une question respectueuse.

O vous qui, comme nous l’apprenons de votre bouche, êtes les bienfaisants esprits protecteurs qui veillez sur le bonheur des nations, vous qui n’avez d’autre objet de votre tendre sollicitude que cette universelle félicité, pourquoi maintenant, sous votre haute direction, les inondations ravagent-elles encore nos champs, et les ouragans nos maisons ? Pourquoi des flammes jaillissent-elles encore du sein de la terre, dévorant nous et nos demeures ? Pourquoi le glaive et la peste enlèvent-ils encore nos enfants par milliers ? Commandez donc à l’ouragan qu’il se taise. Et commandez aussi à la tempête de nos pensées soulevées. Faites pleuvoir sur nos champs quand ils souffrent de la sécheresse, et envoyez-nous le réconfortant soleil quand nous vous en implorons, et donnez-nous aussi la vérité qui rend heureux : vous vous taisez ? Vous ne le pouvez pas ? »

Ainsi Fichte signifie aux princes, aux rois, avec une puissante ironie, qu’ils prétendent en vain se substituer à Dieu même. Non, ils ne gouvernent pas les forces de la nature : ils ne gouvernent pas davantage les forces de la pensée ; et, de même que le monde naturel retrouve l’équilibre de ses éléments, le monde social, travaillé par la force divine de la liberté, saura lui aussi faire naître la paix des orages et des épreuves la joie. Tout l’effort de terreur déployé par les dirigeants, tous les articles de journaux, toutes les gravures étalant les massacres de Septembre, n’induiront pas l’intrépide et indomptable esprit de l’homme à se prosterner sous la main des faux dieux d’orgueil et d’impuissance. La Révolution française si calomniée est juste.

Il se peut qu’elle soit mêlée d’erreurs et de crimes. Mais ces restes de fureur servile avertissent les hommes non pas de répudier le droit humain enfin proclamé, mais de le réaliser par des voies meilleures.

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