LES MENÉES ANGLAISES

A Genève même, dès l’année 1790, l’aristocratie songe à la résistance. Et c’est à l’Angleterre qu’elle s’adresse d’emblée pour assurer ses privilèges. L’Angleterre était au nombre des puissances qui avaient garanti l’indépendance de la Confédération, et de plus elle surveillait partout dans le monde les démarches de la France. Aussi la tactique de l’aristocratie genevoise est-elle, dès le début, de persuader au ministère anglais que la France révolutionnaire, débordant sur les peuples par ses idées d’abord et bientôt par la force, attentera à la souveraineté de Genève et des cantons. J’ai trouvé à ce sujet aux Archives de Genève toute une curieuse correspondance. Un des magistrats, M. Dehuc, écrit le 11 août 1790 à mylord Leeds, premier secrétaire d’État de Sa Majesté britannique :

« Je pensais bien aussi que ces nuages se grossiraient de ceux qui s’élevaient dans notre voisinage... Je savais déjà la sollicitude du Conseil et l’inquiétude qui était passée à ce moment à B..., avant que vous m’eussiez fait l’honneur de m’en instruire. Il me semble pourtant qu’on devrait être rassuré à cet égard par la nature de la chose ; car il n’est pas naturel que ceux qui ont des propriétés puissent désirer l’association avec un pays chargé de dettes. Quant aux manufactures, dès qu’elles seraient associées au même régime, elles se mettraient au même niveau. »

Image contre révolutionnaire italienne.
(D’après un document du Musée Carnavalet)

Mais, si Dehuc rassurait un peu ce jour-là le ministère anglais, d’autres communications, au contraire, étaient destinées à l’alarmer, comme en témoigne la réponse envoyée de Whitehall, le 31 août 1790.

« Messieurs, j’ai mis sous les yeux du Roi la lettre, dont vous m’avez honoré le 24 de juillet, dans laquelle vous me faites part des alarmes occasionnées par la conduite de certains Français dans la République, lesquels paraissent vouloir faire adopter les principes qui ont opéré une Révolution si inattendue dans ce royaume. Quoiqu’il faut se flatter que la République de Genève ne subira aucun inconvénient en conséquence de l’esprit d’innovation qui a éclaté dans une nation voisine, c’est avec un véritable plaisir que je vous assure, Messieurs, par ordre du Roi, la part sincère que Sa Majesté ne cesse de prendre à la prospérité de votre République et à laquelle il y a tout lieu de croire que les puissances voisines sont trop intéressées pour qu’il soit probable que votre sécurité et votre indépendance seraient menacées sans être protégées à temps. »

Dehuc, dans sa correspondance diplomatique, se plaignait des tendances démocratiques de l’État de Genève. De Paris, Tronchin l’envoyé genevois, tout dévoué à l’aristocratie, excitait les alarmes de ses compatriotes. Il écrivait le 18 novembre 1790 :

« M. le comte de Flabault m’a dit que l’abbé Grégoire, député de l’Assemblée nationale, avait montre une lettre qui lui était venue de Genève, par laquelle on annonçait que le parti se fortifiait, et que sous huit jours on serait en état de faire une insurrection et de se défaire de ceux qui déplaisent. Vous comprenez aisément, Monsieur, combien un pareil rapport est fait pour faire impression sur mon esprit prévenu dès longtemps que la marche des ennemis de notre patrie serait calculée sur celle qui a été tracée dans tant d’endroits, et que leurs projets étaient atroces. J’ai écrit tout de suite à M. le duc de la Rochefoucauld pour le prier de ne pas perdre un moment pour vérifier le fait. »

Tronchin s’alarmait outre mesure. Il n’y avait à coup sûr aucun complot, aucun parti pris de la France de révolutionner Genève. Mais il était inévitable que bien des Français, que leurs affaires ou leurs relations appelaient à Genève, propageassent la pensée révolutionnaire dont ils étaient pleins. Et les aristocrates prenaient peur. J’imagine que Mounier, à son passage à Genève, avait contribué à leur noircir l’esprit.

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