LE PAMPHLET DE BURKE CONTRE LA RÉVOLUTION

Ainsi, par trois sources, des forces révolutionnaires jaillissaient, à cette date, du sol anglais ébranlé par la grande commotion de la France. Quelle fut d’abord, et dès les premiers jours, l’étendue et la profondeur du mouvement ? Il est malaisé de le dire. Priestley, dans ses Observations sur les lettres de Burke et de Calonne, prétend que c’est Burke lui-même qui, par la violence de ses polémiques contre la Révolution française, a appelé sur elle l’attention du peuple anglais. « Avant son livre (c’est-à-dire avant la fin de 1790), il y avait quatre-vingt-dix-neuf Anglais sur cent qui vivaient dans l’ignorance complète des événements de France. » Cela est sans doute excessif ; mais l’ébranlement ne dut être ni rapide ni vaste. Burke s’émut lorsqu’on octobre 1790, Richard Price, qui était à la fois un savant économiste et financier et un ardent prédicateur unitarien, fit du haut de la chaire l’éloge enthousiaste de la Révolution française et lorsque, à la suite de ce sermon, une adresse fut envoyée à la Constituante au nom de la Revolutionary Society. L’ardent orateur irlandais avait gardé, malgré son âge, une grande impétuosité d’imagination. Il pressentit que tout l’ordre politique et social de l’Angleterre serait un jour ébranlé par la communication du mouvement révolutionnaire. Il était whig. Il avait combattu avec Fox contre Pitt et la Couronne. Il avait soutenu la cause de l’émancipation des colonies américaines. Mais s’il voulait jouer, sur la scène de l’oligarchie anglaise, des rôles éclatants et généreux, il n’entendait pas que l’ordre de la représentation fût troublé et que le peuple montât sur le théâtre. C’était de plus un homme vénal qui avait reçu des subsides des colonies américaines et qui recevait maintenant, en secret, une pension du roi.

Je me demande si la découverte et la publication du fameux Livre rouge français, où étaient inscrites toutes les pensions des courtisans, ne fut pas un grief décisif de Burke contre la Révolution. Il la combattit avec une sorte de haine. Elle le menaçait dans ses habitudes d’esprit, de parade et de gloire. Elle le menaçait aussi dans la sécurité de sa vie pompeuse et tarée. Transportée en Angleterre, elle pouvait briser le cadre éclatant où se mouvait son personnage, et tarir la source des revenus secrets. C’est dans un volumineux pamphlet : Réflexions sur la Révolution de France, qu’à la fin de 1790 il exhala sa colère. Je laisse de côté ce qui n’est que brillante invective ou déclamation sentimentale et les romantiques couplets sur Marie-Antoinette : « Je l’ai vue jadis brillante comme l’étoile du matin ». Je n’en retiens que les idées essentielles.

Le grand souci de Burke, c’est de couper toute communication historique entre l’Angleterre et la France de la Révolution. C’est à faux qu’on cherche dans l’histoire anglaise des précédents à la Révolution française. Oui, en Angleterre, le long Parlement » a confisqué les biens des doyens et des chapitres comme la France vient d’exproprier les abbés et les moines. Mais le Parlement anglais faisait acte de défense, il ne mettait pas en cause tout le système de la propriété. Oui, l’Angleterre a eu sa Révolution où il a pu sembler que le peuple lui-même faisait choix du souverain. A la Restauration, après Cromwell et, plus tard, en 1688, ce sont bien les représentants de la Nation qui ont pourvu à la vacance du trône. Mais, lorsqu’ils réparaient ainsi une partie de l’édifice tombé en ruines, ils ne prétendaient pas faire prévaloir le principe électif.

« Incontestablement, il y a eu à la Révolution (en 1688), en la personne du roi Guillaume, une petite et temporaire déviation de l’ordre strict d’une succession régulière héréditaire, mais il est contre tous les vrais principes de jurisprudence de tirer un principe d’une loi faite dans un cas spécial et concernant un individu : Privilegium non transit in exemplum. S’il y eut jamais un temps favorable pour établir le principe qu’un roi choisi par le peuple est le seul roi légal, c’est sans aucun doute le temps de la Révolution. Et que cela n’ait pas été fait à ce moment, c’est la preuve que la Nation était d’avis qu’il ne fallait le faire en aucun temps. Il n’y a personne qui ignore assez complètement notre histoire pour ne pas savoir que la majorité du Parlement était si peu disposée à rien qui ressemblât à ce principe, que d’abord elle était déterminée à placer la couronne disponible non pas sur la tête du prince d’Orange, mais sur celle de sa femme Marie, fille du roi Jacques, la dernière née de ce roi, et que l’on reconnaissait comme indubitablement sienne. Ce serait répéter une histoire triviale que de vous rappeler toutes les circonstances qui démontrent que leur acceptation du roi Guillaume n’était pas proprement un choix, mais que, pour tous ceux qui ne désiraient point, en effet, rappeler le roi Jacques, ou plonger leur pays dans le sang et jeter de nouveau leur religion, leurs lois, leurs libertés, dans les périls d’où elles s’évadaient à peine, c’était un acte de nécessité, dans le sens moral le plus strict où le mot de nécessité peut être pris. Dans l’acte même dans lequel, pour un temps et dans un cas singulier, le Parlement se départit de l’ordre strict de l’hérédité, en faveur d’un prince qui, sans être le plus proche, était cependant un des plus proches dans la ligne de succession, il est curieux d’observer comment lord Somers, qui présenta le bill appelé la Déclaration des Droits, s’est conduit en cette délicate occasion. Il est curieux d’observer avec quelle adresse la temporaire solution de continuité fut mise hors de vue... Nos ancêtres savaient bien qu’une élection serait entièrement destructive de l’unité, de la paix et de la tranquillité de ce pays ». Pour pourvoir aux objets immédiats et exclure pour toujours la doctrine de la Vieille Juiverie » (c’est la rue où se réunissait la Société de la Révolution) sur ce prétendu droit des hommes à choisir leurs gouvernants, ils insérèrent une clause qui était une renonciation solennelle au principe électif. : « Les lords spirituels et temporels, et les Communes, au nom du peuple, se soumettent très humblement et très loyalement, eux leurs héritiers et leur postérité à jamais. » Bien loin qu’il soit vrai que nous avons acquis par la Révolution un droit de choisir nos rois, ce droit, si nous l’avions possédé avant, la Nation anglaise l’aurait à ce moment solennellement renoncé et abdiqué pour la génération présente et pour toute la suite des générations. »

Soit, et Burke démontre à merveille qu’il n’y a qu’un rapport très lointain entre la Révolution de circonstance faite par l’Angleterre en 1688 et la Révolution de principe faite par la France en 1789. Il est certain que l’Angleterre, en 1688, n’a pas prétendu fonder la démocratie, qu’elle n’a pas proclamé ou organisé la souveraineté populaire et qu’elle n’a dérogé à la tradition et à l’ordre de succession que juste autant qu’il était nécessaire pour sauvegarder les intérêts vitaux compromis par les Stuarts. Mais ce n’est pas la question. Personne ne prétend légitimer la Révolution française et la démocratie par le seul précédent anglais de 1688. Ce que les Anglais amis de la Révolution avaient le droit de dire, c’est qu’en Angleterre même ni la tradition royale n’avait été ininterrompue, ni le droit royal n’avait été intangible.

Il se peut que le choix fait par les délégués de la Nation n’ait été qu’en apparence un choix, et qu’il ait été en fait une nécessité, comme M. Guizot, reprenant la thèse de Burke et l’appliquant à la Révolution de 1830, le dira plus tard de Louis-Philippe. Mais cette nécessité, c’est la Nation elle-même qui en était l’interprète, et par là, quoi qu’on fasse, il y a un acte explicite et formel de la volonté nationale à l’origine du droit royal de la dynastie anglaise. Cela ne veut pas dire que la Nation anglaise va révoquer le pouvoir de ses rois. Mais cela signifie qu’elle peut, sans porter atteinte à un droit qu’elle a constitué elle-même, mieux assurer l’exercice direct de la puissance nationale. Ainsi, le précédent juridique de 1688, agrandi par l’esprit de démocratie, mais appliqué selon la prudente méthode anglaise ; peut conduire à une grande transformation politique dans le sens du droit populaire, de la liberté et de l’égalité.

ORDONNANCE DU CONSEIL EXÉCUTIF PROVISOIRE RELATIVE AU TITRE CE CITOYEN FRANÇAIS ACCORDÉ A SCHILLER

Priestley note que le whig Burke interprète la Révolution anglaise de 1088 comme le faisaient les torys, restés au fond jacobites, mais qui, pour excuser peu à peu leur ralliement à la royauté nouvelle, affectaient de ne voir en elle que la suite légitime et nécessaire de la monarchie tombée. Ce qui fait que l’œuvre de Burke est d’un rhéteur et non d’un homme d’État, c’est qu’il raisonne comme s’il s’agissait de transporter en Angleterre, au nom des précédents anglais, la démocratie toute pure et la Révolution intégrale. Tel n’était le sentiment ni de la plupart des Anglais favorables à la Révolution, ni de ceux des Français qui connaissaient le mieux les deux peuples. Condorcet, dans un de ses rapports diplomatiques, dit avec une grande force que les Anglais ne prendront à la Révolution que ce qui s’accorde à leur génie et peut hâter chez eux, sans rupture et sans violence, l’œuvre de réforme. Dès lors, il était tout naturel que, pour justifier l’introduction d’un esprit populaire plus large dans la Constitution anglaise, on fît valoir ce que le droit royal lui-même contenait, à son origine récente, de volonté nationale. Et quand il dit qu’à ce compte, et si l’élection seule fait la légitimité, tous les actes antérieurs des rois sont frappés de nullité, ce n’est là qu’un jeu d’esprit.

C’est inutilement aussi, et avec la plus vaine éloquence, que Burke célèbre la beauté de la tradition, de la continuité historique qui donne à la vie collective des peuples l’intimité profonde de la vie familiale.

« Vous observerez que, de la Grande Charte à la Déclaration des Droits, ça été la politique uniforme de notre Constitution de réclamer et d’affirmer nos libertés comme un legs, comme un héritage de nos pères et qui doit être transmis à notre postérité, comme une condition spécialement acquise au peuple de ce royaume, sans aucune référence à un droit plus général et antérieur. Par là notre Constitution garde de l’unité dans la diversité si grande de ses parties. Nous avons une couronne héréditaire, une pairie héréditaire, et une Chambre des Communes et un peuple qui héritent des privilèges, des franchises et des libertés d’une longue ligne d’ancêtres.

Cette politique m’apparaît être le résultat d’une profonde réflexion, ou plutôt l’heureux effet d’une instinctive sagesse, supérieure à la réflexion. Un esprit d’innovation est généralement le résultat d’un tempérament égoïste et de vues bornées. Un peuple ne regarde guère devant lui et vers la postérité, quand il ne sait pas regarder derrière lui, vers les ancêtres. Le peuple anglais sait bien que l’idée d’un héritage fournit un sûr principe de conservation et un sûr principe de transmission, sans exclure le moins du monde un principe de perfectionnement. Elle permet des acquisitions nouvelles, mais elle assure ce qui est acquis. Quels que soient les avantages obtenus par un ensemble d’hommes se réglant sur ces maximes, ils sont presque regardés comme une sorte d’établissement domestique fixé en une sorte de mainmorte éternelle. Par une politique constitutionnelle qui agit sur le modèle de la nature, nous recevons, nous possédons, nous transmettons notre gouvernement et nos privilèges comme nous entrons en jouissance de nos propriétés et de nos vies et comme nous les transmettons. Les institutions de la politique, les biens de la fortune, les dons de la Providence passent à nous et de nous à ceux qui nous suivent, d’un même mouvement et selon le même ordre. Notre système politique est placé dans une juste correspondance et symétrie avec l’ordre du monde et avec le mode d’existence assigné à un corps permanent composé d’éléments transitoires, puisqu’on lui, par la disposition d’une merveilleuse sagesse qui façonne en même temps la grande et mystérieuse incorporation de la race humaine, le tout, à un moment donné, n’est ni vieux, ni d’âge moyen, ni jeune, mais dans un état immuablement fixe ; il se meut à travers la diversité constante d’une décadence, d’une chute, d’une rénovation et d’une progression perpétuelle. Ainsi, gardant la méthode de la nature dans la conduite de l’État, là où nous améliorons nous ne sommes jamais entièrement nouveaux, et là où nous maintenons, nous ne sommes jamais entièrement surannés. En nous rattachant de cette manière et selon ces principes à nos ancêtres, nous sommes guidés, non par une superstition d’antiquaire, mais par un esprit d’analyse philosophique. En choisissant cette forme de l’héritage, nous avons donné à notre système politique quelque ressemblance avec les relations fondées sur la communauté du sang. Nous avons lié la constitution de notre pays de nos liens domestiques les plus chers ; nous avons accueilli et comme adopté nos lois fondamentales jusque dans l’intimité de nos affections de famille. Nous maintenons inséparablement unis et nous aimons de toute la chaleur de nos affections combinées et réfléchissant mutuellement leurs feux, notre système politique, nos foyers, nos sépulcres et nos autels.

C’est notre plan de conformer à la nature nos institutions artificielles et de faire appel à ses sûrs et puissants instincts pour fortifier les faibles et faillibles inventions de la raison, et cette méthode, qui nous permet de considérer nos libertés dans la lumière de l’hérédité, nous procure d’autres et non moindres avantages. Agissant toujours comme en présence d’ancêtres canonisés, l’esprit de liberté, qui en lui-même conduit au dérèglement et à l’excès, se tempère d’une gravité respectueuse. Cette idée d’une origine libérale nous impose un sentiment d’habituelle et native dignité, qui prévient cette insolence de parvenu qui s’attache presque inévitablement et pour leur disgrâce à ceux qui sont les premiers acquéreurs d’une distinction publique. Par ces moyens, notre liberté devient une liberté noble. Elle prend un aspect imposant et majestueux. Elle a une généalogie et des ancêtres illustres.

Elle a ses audiences et ses armoiries. Elle a sa galerie de portraits, ses inscriptions monumentales, ses archives, ses témoignages et ses titres. Nous procurons le respect à nos institutions civiles par les mêmes principes dont se sert la nature pour nous faire révérer les individus, à raison de leur âge et de ceux dont ils descendent. Tous vos sophistes ne peuvent rien produire qui soit, mieux adapté à la sauvegarde d’une liberté rationnelle et virile, que la marche que nous avons suivie, nous qui avons fait de notre nature plus que de nos spéculations, de nos cœurs plus que de nos esprits, les grands conservateurs de nos droits et privilèges. »

A merveille, et voilà bien la première formule de ce naturalisme politique et social que Taine et ses disciples opposent au prétendu idéalisme abstrait, à la prétendue métaphysique de la Révolution française. C’est le rhéteur Burke qui est le grand inventeur de cette profonde philosophie. Ce n’est plus la pensée de l’homme qui façonne arbitrairement un type de société : les peuples se développent d’une croissance continue et lente comme l’organisme : et la nature dont parle Burke, ce n’est pas la lointaine, idéale et chimérique nature de l’homme primitif et abstrait si cher aux philosophes français du dix-huitième siècle. C’est l’ensemble des instincts sociaux et familiaux tels qu’ils s’affirment dans les sociétés modernes et chrétiennes. Oui, mais que signifient ces effusions de rhétorique sentimentale ? Que signifie cette lave débordante d’orgueil anglais que Taine a recueillie, refroidie et figée en quelques formules pesantes ?

Il est bon pour un peuple de pouvoir considérer la liberté politique comme un héritage ; il est bon, suivant une expression familière, qu’il l’ait dans le sang. Burke compromet un peu cette idée, lorsque, obsédé par l’esprit aristocratique des institutions et des mœurs anglaises, il en vient à se figurer la liberté comme une noble dame qui a ses portraits de famille et ses parchemins. On se rappelle vraiment trop, à le lire, que cet orgueil de la liberté, qu’il confond enfin avec l’orgueil de la noblesse, n’était permis qu’à une minorité infime de privilégiés. La noble dame a des audiences, mais où le peuple n’est pas introduit, et il faut avoir des blasons comme elle pour être admis à faire sa cour. Noble liberté, dites-vous, mais guindée, rare et hautaine, qui fait presque regretter l’orgueil plus expansif de ceux que vous appelez les parvenus. D’ailleurs, il ne s’agit point de formuler la loi historique qu’a suivie jusque-là le développement anglais. Voici le vrai problème : Que doit-on penser de la Révolution française ? Et quelle attitude doivent prendre les Anglais à l’égard de ceux qui essaient D’en propager et d’en acclimater les principes en Angleterre ? Or, à ce problème la pompeuse déclaration naturaliste et familiale de Burke ne fournit même pas un commencement de réponse. La question est de savoir si les Français, eux, trouvaient dans leur héritage, dans le legs historique que leur faisaient les siècles assez de libertés, assez de garanties pour qu’ils n’aient qu’à recueillir cet héritage et à l’agrandir patiemment. Car, si depuis deux siècles, c’est un absolutisme croissant qui pèse sur eux, si c’est un legs accumulé de servitude et d’arbitraire que les générations se transmettent, comment Burke peut-il juger la Révolution française sur un type d’évolution historique et de sage accumulation qui ne convient pas à la France ?

Oui, le peuple français est obligé d’être, à ses risques et périls, le parvenu de la liberté. Voilà plus de deux cents ans que les États généraux sont tombés en sommeil, voilà plus de deux cents ans que la monarchie, entourée de privilégiés, opprime de plus en plus la Nation. Ferez-vous au peuple français, en vertu des lois d’hérédité et des lois d’héritage, une obligation d’accepter sans résistance tout cet immense, déficit de liberté ? La loi souveraine de la continuité n’est pas rompue pour cela. Le peuple français ne peut, pas plus qu’un autre peuple, se séparer de son passé. Lui aussi, il hérite de l’effort des ancêtres, il hérite de cette unité française qui donne à toutes les idées une si merveilleuse puissance de vibration, il hérite de cette philosophie lumineuse qui va aux principes mêmes des choses et à l’origine des institutions. Voilà son héritage ; et la Révolution n’est pas un accident elle n’est pas la création soudaine et la fantaisie d’une génération d’idéologues. Elle est la sublime révélation et la sublime mise en œuvre des richesses sociales et intellectuelles accumulées par l’effort des bourgeois industrieux et des penseurs hardis. Burke se moque, ou il atteste un incroyable manque de sens historique, lorsqu’il prétend que la France avait, en 1789, des éléments de liberté traditionnelle qu’elle pouvait mettre en valeur à la mode anglaise.

« Vous auriez pu, si vous l’aviez voulu, profiter de notre exemple et donner à votre liberté recouvrée une dignité correspondante. Vos privilèges, quoique discontinues, n’étaient pas effacés de la mémoire. Votre Constitution, il est vrai, pendant que vous en étiez dessaisis, a souffert la dévastation et le pillage ; mais vous possédiez-en quelques endroits les murailles, ailleurs les fondations. »

Burke oublie que Turgot avait essayé cette reconstruction et cette adaptation et qu’il avait été chassé. Il oublie que les Parlements n’avaient pu exercer leur antique droit de remontrance. Il oublie que les assemblées provinciales étaient demeurées sans effet, que l’assemblée des notables avait été une conspiration du privilège contre le droit et que les États généraux avaient été jetés dans les voies révolutionnaires par les perfidies et les violences de la Cour. Ou bien fallait-il que, sous prétexte de retrouver les anciennes fondations et d’utiliser les débris des vieilles murailles, le Tiers Etat acceptât le vote par ordre qui livrait tout aux privilégiés ?

C’est la méthode de Burke qui est abstraite et chimérique, puisqu’elle prétend appliquer de vive force à la France un procédé d’évolution qui ne convenait à cette date qu’à l’Angleterre.

Il est très vrai que les Anglais avaient « des droits » successivement conquis. Et cela, à certains égards, est plus sûr qu’une Déclaration générale et de principe des droits de l’homme et du citoyen. Mais la France n’avait d’autre moyen, pour conquérir les droits précis et substantiels, qu’une affirmation souveraine du droit de la personne humaine. C’est cet idéalisme seul qui était pratique.

Si la critique de Burke était vaine pour la France, elle était vaine aussi pour l’Angleterre, car il ne s’agissait point, pour celle-ci, de renoncer brusquement à sa méthode traditionnelle d’évolution lente et de prudente adaptation. La vraie question était celle-ci : Ne convient-il pas d’introduire dans la Constitution anglaise, sans la briser, plus d’éléments de démocratie ? Et l’avènement du régime démocratique et de la souveraineté nationale en France ne doit-il pas avoir pour conséquence de donner au système anglais un mouvement plus rapide dans le sens populaire ? Après tout, l’Angleterre aussi avait eu des crises ; et il n’était pas pleinement contraire aux lois de sa vie d’accélérer son évolution. Il dit des droits de l’homme :

« Ces droits métaphysiques entrant dans la vie commune, comme des rayons de lumière qui percent dans un milieu dense, sont, par les lois de nature, réfractés et déviés de leur ligne droite. Dans la grande masse compliquée des passions humaines et des intérêts humains, les droits primitifs des hommes subissent une telle variété de réfractions et de réflexions, qu’il devient absurde de parler d’eux comme s’ils continuaient dans la simplicité de leur direction originelle. »

Je dirai de même qu’en pénétrant dans le milieu anglais, la lumière de l’idéalisme français et de la Révolution française devait être nécessairement réfractée et déviée ; mais Burke, au lieu de calculer cet indice de réfraction et de déterminer la ligne que devaient suivre en Angleterre les idées nouvelles, écarte toute lumière de démocratie comme une offense ; il essaie d’intercepter tout rayonnement révolutionnaire. Et par là, c’est lui qui tombe dans la simplicité abstraite et la pauvreté de conception qu’il reproche aux prétendus métaphysiciens de France.

Qu’importe dès lors, après cette fondamentale erreur de jugement, que Burke prodigue à la Révolution et aux révolutionnaires les moqueries et les outrages ? Il ne fait que reprendre les pamphlets des contre-révolutionnaires. Il ne voit dans le peuple de Paris qu’une foule délirante et brutale. Il raille l’Assemblée composée d’avocats bavards ou de curés sans expérience politique, sans horizon. Il affecte de croire, avec l’abbé Maury, que la sécularisation des biens d’Église n’est qu’une occasion de spéculations juives et qu’un agiotage effréné.

Chose curieuse ! Il prévoit, non sans finesse, la primauté prochaine de la richesse mobilière. Il annonce que la noblesse de France, ayant perdu peu à peu sa base territoriale, sera « semblable aux Juifs, devenus ses compagnons ou ses maîtres ». Mais cette primauté de la richesse mobilière, il la redoute. Il ne comprend pas, ou il ne paraît pas comprendre la différence essentielle, la différence de droit, qui existait pour les révolutionnaires entre la propriété corporative et immobile de l’Église et les formes nouvelles, mobiles, souples, infiniment transmissibles de la propriété industrielle, financière et bourgeoise. Et parfois il paraît ramener à un complot d’agioteurs et de pillards l’immense mouvement capitaliste dont Barnave a si bien démêlé les origines et le sens. Mais parfois aussi ses vues sont nettes et profondes.

Cet outrage à tous les droits de la propriété fut couvert à l’origine du plus étonnant des prétextes : du respect de la foi publique. Les ennemis de la propriété prétendirent d’abord qu’ils avaient un souci plus tendre, plus délicat, plus scrupuleux, de tenir les engagements du roi envers les créanciers publics.

Ces professeurs des droits de l’homme sont si occupés à enseigner les autres qu’ils n’ont pas le temps de s’instruire eux-mêmes. Autrement, ils sauraient que c’est envers la propriété des citoyens non envers les demandes des créanciers de l’État qu’est engagée d’abord la foi publique. La réclamation des citoyens est antérieure et supérieure. Les fortunes des individus, qu’elles soient possédées par acquisition ou par héritage ou en vertu d’une participation quelconque aux biens d’une communauté, ne constituent en aucune manière un élément de sécurité pour le créancier. Elles n’étaient pas entrées en compte quand il fit son marché avec l’Etat. Le créancier sait bien que le public, qu’il soit représenté par un roi ou par un Sénat, ne peut engager que les ressources publiques ; et il ne peut y avoir de ressources publiques que celles qui dérivent d’une juste et proportionnelle imposition sur l’ensemble des citoyens. C’est là ce qui a été engagé envers le créancier et pas autre chose. Personne ne peut faire de sa propre injustice le gage de sa fidélité.

Il est impossible d’éviter une observation sur les contradictions causées par l’extrême rigueur et l’extrême relâchement de cette nouvelle foi publique, qui ne se règle pas sur la nature de l’obligation, mais sur la qualité des personnes envers lesquelles il y a engagement. Aucun acte de l’ancien gouvernement des rois de France n’a été tenu pour valide dans l’Assemblée nationale, excepté ses engagements pécuniaires ; actes pourtant dont la légalité est le plus contestable. Le reste des actes du gouvernement royal était vu sous un jour si odieux que se prévaloir de l’un d’eux pour une réclamation quelconque était regardé comme une sorte de crime. Une pension, donnée en retour d’un service de l’Etat, est sûrement un titre de propriété aussi solide qu’une obligation constatant une avance de fonds faite à l’Etat... Le pouvoir d’engager les revenus présents et futurs est le plus dangereux exercice d’un absolutisme sans frein ; et pourtant ce sont les seuls actes de ce despotisme qui ont été tenus pour sacrés. D’où vient cette préférence donnée par une assemblée démocratique à un corps de propriété qui dérive de l’usage le plus critiquable et le plus fâcheux de l’autorité monarchique ? La raison ne peut rien fournir pour concilier ces contradictions ; mais elles n’en ont pas moins une cause, et c’est cette cause que je ne crois pas difficile de démêler.

Par la vaste dette de la France un grand intérêt d’argent (a great monied interest) a crû insensiblement et avec lui un grand pouvoir. Par les anciens usages qui prévalaient dans ce royaume, la circulation générale de la propriété et en particulier la convertibilité réciproque de la terre en argent et de l’argent en terre a toujours été difficile. Des établissements de famille, plus généreux et plus stricts qu’en Angleterre, le droit de retrait, la grande masse de propriété foncière détenue par la Couronne et, selon une maxime de la loi française, considérée comme inaliénable, les vastes possessions des corporations ecclésiastiques, tout cela a fait que les intérêts fonciers et les intérêts d’argent ont été séparés en France, moins susceptibles de mélange que dans notre pays et les possesseurs de ces deux espèces distinctes de propriétés moins bien disposés les uns envers les autres.

La propriété d’argent fut longtemps regardée d’assez mauvais œil par le peuple. Il voyait qu’elle était liée à sa détresse et qu’elle l’aggravait. Elle n’était pas moins jalousée par les vieux intérêts terriens, en partie pour les mêmes raisons qui la rendaient odieuse au peuple, mais surtout parce qu’elle éclipsait, par là splendeur d’un luxe ostentatoire, les généalogies sans dot et les titres nus de plusieurs de la noblesse. Même, quand la noblesse qui représentait les intérêts fonciers les plus permanents, s’unissait par mariage (ce qui arrivait parfois) avec l’autre catégorie, la richesse qui sauvait la famille de la ruine était supposée la contaminer et la dégrader.

Ainsi les animosités et les haines des deux partis étaient accrues même par les moyens qui d’habitude apaisent la discorde et changent la querelle en amitié. Dans le même temps, l’orgueil des hommes riches, non nobles ou nouvellement nobles, croissait avec sa cause. Ils ressentaient avec dépit une infériorité dont ils ne connaissaient point les raisons. Il n’y avait pas de mesure à laquelle ils ne fussent prêts à recourir pour prendre leur revanche de leurs superbes rivaux et pour exalter leur propre richesse au degré de considération et de puissance qu’ils croyaient juste. Ils frappèrent la noblesse à travers la royauté et l’Eglise. Ils s’attaquèrent particulièrement du côté où ils pensaient qu’elle était le plus vulnérable, c’est-à-dire les possessions de l’Eglise, qui, sous le patronage de la Couronne, étaient généralement dévolues à la noblesse. Les évêques et les grands abbés commendataires étaient, sauf peu d’exceptions, pris dans cet ordre.

FAC-SIMILE DE L’ORDRE REMIS PAR LE ROI A M. LE CAPITAINE DE DÜRLER A L’ASSEMBLÉE NATIONALE LE 10 AOUT 1792
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Dans cette guerre réelle, quoique pas toujours aperçue, entre les vieux intérêts fonciers de la noblesse et les nouveaux intérêts d’argent, la force la plus grande, parce qu’elle était la plus maniable, était aux mains de ces derniers. L’intérêt d’argent est par sa nature plus prêt aux aventures et ses possesseurs sont plus disposés à de nouvelles entreprises de toutes sortes. Etant d’acquisition récente, il s’accorde mieux, naturellement, à toute nouveauté. C’est donc la sorte de richesse qui convient à tous ceux qui désirent le changement.

Or, à ces hommes de finances, qui avaient intérêt à dépouiller l’Eglise pour dépouiller indirectement et pour humilier la noblesse, se sont joints les encyclopédistes, les hommes de lettres politiques », ennemis du christianisme. Et c’est la jonction de ces deux catégories d’hommes qui explique la fureur avec laquelle toute la propriété terrienne des corporations ecclésiastiques a été attaquée et le grand soin que les révolutionnaires, contrairement à leurs principes, ont pris d’un intérêt qui avait son origine dans l’autorité de la Couronne. Toute l’envie contre la richesse et le pouvoir fut artificiellement dirigée contre certaines catégories de riches. Sur quel autre principe que celui-là peut-on expliquer un phénomène aussi extraordinaire, aussi peu naturel que celui des possessions ecclésiastiques, qui avaient résisté à tant de chocs et de violences civiles et qui étaient gardées à la fois par la justice et par le préjugé appliquées au payement de dettes récentes et contractées par un gouvernement décrié et renversé ?

... Qu’avait à voir le clergé avec toutes ces transactions ? Quel engagement public avait-il au delà de sa propre dette ? Pour la garantir, ses domaines étaient engagés jusqu’au dernier acre. Rien ne livre mieux le secret du véritable esprit de l’Assemblée, qui se parc, pour sa besogne de confiscation publique, de sa nouvelle équité et de sa nouvelle moralité, que ses procédés à l’égard de la dette du clergé. Le corps des confiscateurs, fidèle à ces intérêts d’argent au profit desquels il viole tous les autres, a trouvé que le clergé avait compétence pour contracter une dette légale. Mais si quelques personnes devaient subir des pertes dans l’intérêt des créanciers publics, ce devrait être ceux qui ont conclu tous ces arrangements. Pourquoi donc les biens des contrôleurs généraux n’ont-ils pas été confisqués ? Pourquoi n’est-ce point ceux de la longue succession de ministres, de financiers et de banquiers qui se sont enrichis pendant que la nation était appauvrie par leurs actes et par leurs conseils ? Pourquoi n’est-ce pas la fortune de M. Laborde qui est confisquée plutôt que celle de l’archevêque de Paris, qui n’a jamais été mêlé à la création des fonds publics ni à l’agiotage ? Ou, si vous devez confisquer toutes les vieilles fortunes territoriales en faveur des agioteurs, pourquoi la pénalité est-elle circonscrite à une catégorie ? Je ne sais si les dépenses du duc de Choiseul ont laissé subsister quelque chose des sommes infinies qu’il a reçues de la bonté de son maître, durant les opérations de finance d’un règne qui contribua largement, par toute sorte de prodigalité dans la paix et dans la guerre, à la dette présente de la France. S’il en reste, pourquoi n’est-ce point confisqué ? Je me souviens avoir été à Paris sous l’ancien gouvernement. J’y étais juste après que le duc d’Aiguillon (c’était du moins la pensée générale) fut sauvé du billot par la main protectrice du despotisme. Il était ministre et il est mêlé aux affaires de cette époque prodigue. Pourquoi ne vois-je pas ses domaines remis aux municipalités dont ils ressortissent ? La noble famille de Noailles a longtemps servi (d’un bon service, je l’admets) la couronne de France et elle a eu quelque part à ses bontés. Pourquoi n’est-il pas fait application de sa fortune à la dette publique ? Est-ce que la fortune d’un duc de la Rochefoucauld est plus sacrée que celle du cardinal de la Rochefoucauld ? »

Ainsi va Burke, exhalant sa colère contre les nobles libéraux qui, au début de la Révolution, firent cause commune avec le Tiers. Mais quel singulier mélange d’idées pénétrantes et de puérilités réactionnaires ! Burke paraît croire que c’est la convoitise de quelques financiers qui a désigné les biens d’Église comme une proie et qui a mis hors du débat la dette publique. Il oublie que cette dette publique disséminée déjà, au moins à Paris, dans une grande partie de la bourgeoisie, ne pouvait être abolie sans que toute l’activité économique de la nation fût paralysée et sans que toute vie publique devînt impossible par l’anéantissement du crédit. Et il est bien plus polémiste que philosophe lorsqu’il ne voit pas que les biens des nobles avaient la forme de propriété individuelle et bourgeoise tandis que les biens d’Église, étant corporatifs, pouvaient être saisis sans que la propriété fût en péril. Burke, dans cette déclamation ingénieuse mais frivole, serait au niveau de l’abbé Maury, si l’expérience de la vie anglaise ne lui donnait parfois un sens vif de la réalité économique. Il a très bien vu que ce qui distinguait le plus la France de l’Angleterre, c’est qu’en France les vieux intérêts terriens et les nouveaux intérêts d’argent étaient en lutte, tandis qu’en Angleterre ils se soutenaient mutuellement. Il n’en donne pas toutes les raisons, mais il a marqué le fait même avec précision et avec force. Et, ce qu’il redoute, lui, c’est que l’avênement révolutionnaire et la primauté insolente des nouveaux intérêts en France ne rompe, par contre-coup, le lien de solidarité qui s’est formé en Angleterre entre l’aristocratie foncière renouvelée et la bourgeoisie industrielle et capitaliste. Qui sait si la classe industrielle et financière, encouragée par le triomphe qu’elle vient de remporter en France, ne prétendra pas, en Angleterre même, à plus d’éclat et de pouvoir ? Du coup, voilà brisé le faisceau des forces politiques et sociales anglaises ; voilà brisé le système des classes dirigeantes. Et Burke, pris de peur devant cette croissance soudaine d’un élément de la combinaison, s’applique à faire valoir surtout l’autre. C’est aux vieux intérêts terriens qu’il marque le plus de sympathie. Et l’on voit qu’il préférerait infiniment la banqueroute, qui sauverait la propriété foncière en frappant la mobilière, à l’expropriation territoriale que la France révolutionnaire a accomplie dans l’intérêt de la bourgeoisie. Burke se rejette vers celle des deux forces, associées et presque fondues encore dans le système dirigeant anglais, qui lui paraît le plus menacée par le mouvement politique et social dont le signal aigu a été donné par la Révolution. Il touche là au fonds et au tréfonds conservateur du système anglais. Tant que le faisceau de l’aristocratie terrienne modernisée et de la nouvelle classe industrielle et financière ne sera pas rompu ou relâché, la démocratie ne pourra pas progresser. Et ce faisceau, Burke comme Pitt, mais avec une tendance plus réactionnaire, s’applique à le maintenir. Pitt s’efforce de confirmer l’équilibre de forces qu’il sent, malgré tout, mouvantes et instables, en donnant à la classe croissante, à la bourgeoisie d’affaires, des satisfactions positives et mesurées qui préviennent en elle tout mécontentement et toute pensée de scission. Burke, lui, essaie d’arrêter les prétentions grandissantes de la classe industrielle et financière en lui montrant, par l’exemple de la France, que toute rupture d’équilibre à son profit met en péril non pas seulement l’aristocratie foncière, mais tout l’ordre social, non pas seulement une forme, la plus ancienne et la plus vénérable de la propriété, mais toute la propriété.

Et c’est la propriété elle-même qui est menacée, selon Burke, par toute extension du droit électoral. Sans doute il faut que le talent, les capacités soient représentées ; mais il faut que la propriété reste comme le fond et le lest de la représentation nationale. « Il n’y a pas de représentation de l’Etat équitable et valable qui ne représente ses facultés d’intelligence aussi bien que sa propriété. Mais, comme l’intelligence (ability) est un principe vigoureux et actif et que la propriété est un principe indolent, inerte et timide, celle-ci ne peut jamais être à l’abri des invasions de l’intelligence si elle ne domine pas, et de beaucoup, dans la représentation, Elle doit être représentée en ses grandes masses et en son accumulation, ou elle n’est pas protégée équitablement. La caractéristique, l’essence même de la propriété, formée des principes combinés de conservation et d’acquisition, est d’être inégale. Par suite, les grandes masses de propriété qui excitent l’envie et tentent la rapacité doivent être mises hors de la possibilité même du danger. Ainsi elles forment un naturel rempart autour des propriétés moindres en tous leurs degrés. La même quantité de propriété, qui est par le cours naturel des choses divisé entre plusieurs, n’a pas la même opération. Son pouvoir défensif s’affaiblit en se diffusant. Dans cette diffusion la portion de chacun est moindre que ce que, dans l’ardeur de son désir, il peut se flatter d’obtenir en dissipant les accumulations de propriété des autres. A la vérité, le pillage d’un petit nombre de grandes propriétés ne donnerait qu’une toute petite part si on les distribuait entre plusieurs ! Mais la foule n’est pas capable de faire ce calcul et ceux qui la conduisent à la rapine ne se proposent jamais de répartir également la proie.

Le pouvoir de perpétuer notre propriété dans notre famille est un des éléments qui concourent le mieux à la perpétuation de la société elle-même. Il met notre faiblesse au service de notre vertu ; il greffe la bienveillance sur l’avarice même. Les possesseurs d’une richesse de famille et de distinctions héréditaires sont en quelque sorte des répondants naturels de cette transmission. Chez nous, la Chambre des pairs est formée sur ces principes. Elle est complètement composée de propriété héréditaire et de distinction héréditaire. Elle forme le tiers de la législature et elle est, en dernier ressort, le seul juge de toute la propriété dans toutes ses subdivisions. La Chambre des Communes aussi, quoique non nécessairement, mais en fait, est composée de même pour la plus grande partie. Que les grands propriétaires qui y siègent soient ce qu’ils sont (et ils ont des chances d’être parmi les meilleurs) ; ils sont, en tout cas, le lest dans le navire de la communauté.

... On dit que vingt-quatre millions d’hommes doivent prévaloir sur deux cent mille. Oui, si la constitution d’un royaume est un problème d’arithmétique. »

Ainsi c’est autour de la propriété et de la grande propriété héréditaire, que Burke rallie toutes les forces conservatrices.

Mais quoi ! l’expérience n’a-t-elle pas démontré depuis que l’Angleterre pouvait faire une bien plus large part à la démocratie sans que la propriété, et même la grande propriété aristocratique, fût sérieusement menacée ? Hurke ne le croyait point et, quand il dit que la propriété se défend d’autant mieux qu’elle est plus compacte, qu’elle s’affaiblit en se divisant, il va juste à rebours de ce qu’on peut appeler l’instinct révolutionnaire conservateur de la France, qui croyait enraciner la propriété en la subdivisant.

Le pamphlet de Burke, si hardiment, si injurieusement conservateur, eut un retentissement énorme. Il provoqua dans presque toute l’Europe l’applaudissement et la huée. Il fut en Angleterre même un sujet d’admiration et un objet de scandale et il révéla, aux Anglais, la force secrète et silencieuse de la passion bienveillante ou hostile avec laquelle ils suivaient les événements de France.

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