LES IDÉES SOCIALES DE THOMAS PAINE

Au début ; mais le mouvement même de la Révolution élève et ennoblit cette populace : il en fait un peuple. Paine a un regard profond pour ces multitudes obscures et brutales ; il veut les appeler à la lumière, à la liberté, au pouvoir, au bien-être. Et son radicalisme politique et républicain est fortement coloré d’une sorte de socialisme d’Etat. On n’y a pas assez pris garde, et M. Daniel Conway, lui-même, dans son livre si substantiel pourtant sur Thomas Paine, n’a pas noté le côté social de son œuvre. L’oubli est d’autant plus étrange que Thomas Paine a été reconnu comme le vrai et grand précurseur par tout le parti de la réforme politique et sociale qui, s’essayant d’abord avec William Cobbett, prendra ensuite la forme du chartisme. Que disent de Cobbett les Sidney Webb ?

« Dans les temps difficiles qui suivirent la paix de 1815, les écrits de Cobbett avaient conquis une influence et une autorité extraordinaire sur la génération des travailleurs. Ses attaques tranchantes contre la classe gouvernante et ses appels incessants aux salariés pour affirmer leurs droits à l’administration complète des affaires, étaient inspirés par la tyrannie politique de la réaction anti-jacobine, par la hausse des prix, etc. Pour Cobbett et ses partisans, la première chose à faire était de voter un grand bill de réforme électorale, derrière lequel, à leur idée, venait en second lieu une vague conception de réforme sociale. »

Or, c’est ce Cobbett, chef d’un radicalisme politique mêlé de réformisme social, qui se réclame de Paine et des luttes soutenues par celui-ci pour la démocratie et pour les pauvres. C’est ce Cobbett qui, en 1819, va en Amérique exhumer le cercueil de Paine et qui le conduit en Angleterre. Le livre de Paine sur les Droits de l’Homme est vraiment le premier évangile de ce radicalisme politique à tendance sociale qui jouera un si grand rôle dans l’Angleterre du XIXe siècle. La deuxième partie du livre de Paine, celle qui parut en février 1792, contient plus que de « vagues conceptions sociales » : elle contient tout un plan d’organisation dans l’intérêt des pauvres. Non seulement, Paine s’indigne contre les lois d’enrôlement forcé qui permettent de « traîner des hommes dans les rues comme des captifs ». Non seulement, il s’élève contre les lois du domicile et du certificat faisant de chaque paroisse une citadelle d’égoïsme qui repousse l’ouvrier venu d’une autre paroisse. Non seulement, il s’indigne contre la barbarie des règlements qui renvoyaient à la paroisse d’origine, sur un misérable chariot », la veuve de l’ouvrier pauvre mort dans une autre paroisse. C’est toute la législation sur les pauvres qu’il veut abolir. Elle lui apparaît comme un appareil d’inquisition et de torture appliqué à la classe ouvrière, et, suivant sa forte expression, un instrument de question civile ».

Mais s’il veut détruire cette réglementation étroite et barbare, ce n’est pas pour laisser les pauvres, les salariés, livrés à tous les hasards d’une fausse liberté et à l’abandon. Paine parle avec admiration de l’œuvre d’Adam Smith et il adopte les principes du libéralisme économique : il est contre la corporation, contre le monopole et le privilège ; mais il corrige la doctrine de la concurrence par une rigoureuse intervention sociale au profit des faibles, au profit de tout le peuple travailleur et pauvre. Il veut créer un grand budget d’assistance et d’assurances sociales. Ce budget, c’est surtout par la limitation des héritages qu’il prétend le doter. Il faut se garder, dit-il, de limiter la fortune que chaque citoyen se procure par sa propre industrie : ce serait arrêter l’activité des hommes et le développement des richesses. Mais, lorsque la fortune est léguée, on peut instituer sur le revenu de cette fortune transmise un impôt progressif, calculé de telle sorte que, lorsque le revenu des biens transmis atteindra douze mille livres sterling, il soit totalement absorbé par l’impôt. Ainsi les testateurs auront intérêt à répartir leur héritage entre plusieurs branches ; et, en outre, des ressources importantes seront créées. Ces ressources, l’Etat s’en servira d’abord pour créer des ateliers publics où seront utilisés tous les ouvriers sans travail. Il s’en servira surtout pour assurer contre la misère les enfants et les vieillards.

Paine calcule que sur les sept millions d’habitants de l’Angleterre proprement dite il y a environ 640.000 enfants de moins de quatorze ans ; et il veut que l’Etat alloue aux familles, par tête d’enfant et par an, quatre livres sterling (cent francs), à la condition que les familles envoient les enfants à l’école et s’occupent de leur éducation. C’est une dépense d’environ 3 millions de livres sterling par année, ou 75 millions de francs. Mais, dans la plupart des métiers, les hommes, quand ils arrivent à cinquante ans, ont perdu une partie de leurs forces. Ils ne peuvent plus, dans tous les cas, assurer leur vie par le travail. L’Etat doit intervenir de nouveau. Ce ne sera pas de sa part une générosité, ce sera un devoir. Il est impossible que, dans les impôts qui ont été versés pendant toute sa vie par le travailleur, il n’y ait pas une part destinée à se reproduire et à se capitaliser à son profit pour l’heure de la fatigue et de l’impuissance.

Ainsi, de cette pension de retraite que l’Etat servira à tous les travailleurs à partir de cinquante ans, il faut, suivant l’expression même de Paine, PARLER NON COMME D’UNE AUMONE MAIS COMME D’UN DROIT ». Cette pension, destinée à combler en quelque sorte la lacune de la force du travail, ira croissant de cinquante à soixante-dix ans, à mesure que la force de travail décroîtra. Et ce sera une dépense sensiblement égale à celle que l’Etat a déjà assumée pour les enfants. Que l’on songe bien que l’Angleterre n’avait alors que sept millions d’habitants, et que son budget était de 16 millions de livres, c’est-à-dire de 400 millions de francs. C’est près de la moitié du budget que Paine affectait aux œuvres sociales, à l’organisation d’une vaste assurance qui, par les secours d’enfance et d’éducation, par les ateliers publics et par les pensions d’invalidité et de vieillesse, préserverait les travailleurs, d’un bout à l’autre de la vie, de l’ignorance, du chômage et de la misère. Appliqué dans la proportion du budget d’aujourd’hui, le système de Paine impliquerait, pour la France, l’affectation de plus de douze cents millions par année aux œuvres de mutualité sociale. Ce n’était ni vague ni chimérique, puisqu’aujourd’hui, dans les Etats modernes, un des plus grands soucis de la démocratie est d’obtenir une législation d’assurance sociale et d’y faire contribuer le budget. Et il est tout à fait saisissant de voir que, dès 1791 et sous l’invocation des Droits de l’Homme, un plan de législation a été tracé auquel s’applique, un siècle après, l’effort des démocraties imprégnées de socialisme. Jamais la fécondité sociale de la Révolution n’est apparue avec plus d’éclat.

A LA RÉPUBLIQUE
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

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