THOMAS PAINE

Le succès extraordinaire du livre plus radical de Thomas Paine est encore un indice de la fièvre croissante des esprits. Thomas Paine, né en Angleterre, à Norfolk, avait émigré en Amérique en 1774. Et là, par des revues, par des journaux il avait lutté pour l’indépendance des Etats-Unis. Son livre tout républicain, le Sens commun, avait eu beaucoup de retentissement en Amérique et en Europe. Il revint en Europe dix ans avant que la Révolution française éclatât ; il se lia, à Paris, avec plusieurs des hommes qu’agitaient déjà les idées nouvelles. De Londres, il ne cessa de suivre avec passion le mouvement de la France, et c’est Paine qui fut chargé par La Fayette de remettre à Washington une clef de la Bastille.

D’emblée, c’est une pensée toute démocratique et républicaine qu’il tente de propager en Angleterre. Il s’y était lié d’abord avec Burke, qui était alors pour tous le whig éloquent et hardi, le véhément défenseur de l’indépendance américaine. Paine, préparé par les événements d’Amérique aux solutions grandes et simples, essaie de persuader à Burke qu’on ne réformera jamais le Parlement par le Parlement même, et le privilège par les privilégiés, il lui suggère dès 1788 l’idée d’une Convention nationale qui fera table rase. Qui sait si Paine n’a pas contribué à rejeter Burke dans le torysme en lui révélant brusquement les conséquences extrêmes du principe démocratique ? Il répondit avec quelque malaise aux suggestions de Paine. Mais, quelle ne fut pas l’indignation de celui-ci quand Burke, en une explosion soudaine, se mit à maudire et anathématiser la Révolution française, à interpréter dans le sens le plus conservateur du plus intransigeant torysme la Révolution anglaise de 1688 ?

Paine avait alors cinquante-deux ans, mais sa fougue révolutionnaire et républicaine s’exaltait dans le combat. Il écrivit, en réponse à Burke, un livre net et brutal, qui parut en deux parties et frappa, pour ainsi dire, en deux coups, en mars 1791 et en février 1792. Les Droits de l’Homme, c’était le titre auguste, commun au préambule de la Constitution américaine et au préambule de la Constitution française. C’était le lien qui rattachait la liberté de l’Amérique et la liberté de la France. A l’invective ornée et rhétoricienne de Burke, Paine oppose l’invective sèche et parfois grossière. Il déshabille de toute majesté la monarchie et l’aristocratie. Vraiment, oui, comme gémissait Burke, le temps de la « chevalerie », du cérémonieux respect était passé.

La monarchie et l’aristocratie sont des farces, et elles vont entrer au tombeau où entrent toutes les erreurs : M. Burke s’habille de deuil. »

Le droit d’aînesse, le droit de substitution, qui faisaient la force de l’aristocratie anglaise, sont des droits monstrueux et barbares.

« Pour la famille de l’aristocratie, il n’y a en réalité qu’un enfant : les autres ne sont créés que pour être dévorés et le cannibalisme paternel prépare lui-même le repas. »

Paine ne s’attarde pas à gémir sur le lustre des anciens noms, éteint par les révolutionnaires de France. Ils ont bien fait d’abolir tous les titres de noblesse.

« Tous ces titres de duc et de comte n’étaient que le vêtement puéril de la vanité. Maintenant, les hommes arrivent vraiment à l’âge d’homme et ils prennent la toge virile. La Révolution n’a pas égalisé, elle a élevé. »

Le noble est plus haut, ayant cessé d’être noble pour devenir citoyen. Burke a de l’audace de prétendre limiter la souveraineté du peuple par de prétendus contrats antérieurs. En fait, pas plus que les représentants de l’Angleterre n’ont eu le droit d’imposer au peuple des subsides pour la suite des temps, ils n’ont eu le droit de lui imposer une forme de gouvernement. La souveraineté de la Nation reste toujours entière et, si elle veut, non seulement limiter plus étroitement la prérogative royale, mais abolir la royauté elle-même, elle le peut.

Paine ne cache pas que le maintien de la royauté lui paraît inconciliable avec la démocratie. Celle-ci portera tôt ou tard ses conséquences naturelles et aboutira à la République. En France, si la Révolution n’a pas encore supprimé la royauté, c’est par une sorte de déférence pour la bonté personnelle du roi, pour ses qualités d’homme. C’est aussi par un reste de préjugé qui ira s’atténuant tous les jours. Et Paine nous avertit, par une longue et importante note, que beaucoup des révolutionnaires de France avec lesquels il s’est entretenu conviennent avec lui que la royauté n’est qu’une institution contradictoire et provisoire, et qu’aussitôt que l’esprit du peuple le leur permettra, ils laisseront la Constitution aller à son terme naturel, à la forme républicaine.

Si l’on songe que le livre de Paine est écrit en 1791, cela jette un jour curieux sur l’état profond de quelques esprits en France.

C’est en vain que Burke essaie de faire peur à l’Angleterre des désordres sanglants, des violences anarchiques de la Révolution de France.

Il n’y a eu violence que par l’effet des provocations et des trahisons de la Cour. Ces violences, c’est la populace qui les a commises. Oui, mais au lieu de s’indigner ou de s’effarer, il faut se poser une question : Pourquoi y a-t-il une populace ? Pourquoi y a-t-il une partie du peuple dégradée et brutale ? Paine dit, comme Babeuf, que c’est parce qu’on lui a enseigné la cruauté par l’exemple même des plus abominables supplices. C’est aussi parce qu’on l’a tenue dans un effroyable degré de misère et d’ignorance pour mieux assurer la richesse, la force et l’éclat d’une minorité.

« C’est parce que quelques hommes sont indignement exaltés, que d’autres sont indignement dégradés. Une nombreuse partie de l’humanité est honteusement reléguée sur le fond du tableau humain pour faire ressortir avec plus d’éclat au premier plan le jeu de marionnettes de l’Etat et de l’aristocratie. Au début d’une Révolution, ces hommes effacés sont plutôt des suivants d’armée que des sectateurs de la liberté ; ils ont besoin qu’on leur apprenne à s’en servir. »

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