MACKINTOSH ET LA RÉFORME POLITIQUE

L’application de ces principes à la Constitution sociale de l’Angleterre est assez incertaine, et Mackintosh ne tente pas de la formuler. S’agit-il de toucher aux lois sur les successions, à ce régime des substitutions qui perpétue la fortune de la grande aristocratie ? C’est plutôt au privilège politique des aristocrates et des riches qu’il veut toucher. C’est surtout la Chambre des Lords et la représentation oligarchique des Communes qu’il vise : et la démocratie politique lui apparaît comme le moyen nécessaire de faire équilibre aux inégalités sociales, d’en atténuer peu à peu les plus criants effets par la défense plus efficace des intérêts généraux. Pour la première fois, et c’est là un fait d’un haute importance, la question du suffrage universel est sérieusement posée en Angleterre : et c’est la Révolution française qui l’y pose. Pitt, quand il proposait la réforme électorale limitée que j’ai indiquée, ne faisait allusion au suffrage universel que comme à une extrême formule théorique et qui n’était réellement pas en discussion. Par le grand mouvement démocratique de la France qui appelait au droit de voie des millions de citoyens la question cesse d’être une théorie d’école. Elle entre dans le vif du combat politique et social. Mackintosh et ses amis démêlent très bien que la démocratie révolutionnaire de France ne pourra s’arrêter à la combinaison intermédiaire qu’elle a adoptée. La distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs croulera nécessairement parce qu’elle est factice. Il n’y a pas, entre le gros des citoyens actifs et le gros des citoyens passifs, une suffisante distance sociale pour que l’inégalité politique puisse subsister. Il y a plus de trois millions d’électeurs sur six millions de citoyens. C’est trop peu pour un régime de démocratie : mais c’est beaucoup trop pour un régime d’oligarchie : et la France aboutira nécessairement à le pleine démocratie aussi bien par la force du principe qu’elle a posé et par les Droits de l’Homme qu’elle a proclamés, que par l’impulsion même et la vitesse acquise de sa Constitution. Burke a bien tort de triompher de l’inconséquence de la Constituante, qui, par la loi des trois journées de contribution et par le rôle que joue la propriété dans l’établissement de la représentation électorale, a réalisé seulement le droit de certains hommes et non le droit de tous. Cette inconséquence ne pouvait être que provisoire ; et Mackintosh a fait preuve d’un grand sens politique lorsqu’il a annoncé que la logique des principes et du mouvement révolutionnaire renverserait bientôt la fragile barrière élevée entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. C’est le suffrage universel, c’est l’entière démocratie que la Révolution française porte en elle. Et c’est le suffrage universel, c’est l’entière démocratie politique (au moins en ce qui touche la représentation) que Mackintosh veut instituer en Angleterre : l’ébranlement est aussi vaste qu’il est profond.

« Ce qui concerne le droit de suffrage est de première importance dans la Communauté. Ici je suis pleinement d’accord avec M. Burke pour réprouver l’impuissante et absurde qualification par laquelle l’Assemblée a privé de sa franchise (disfranchised) tout citoyen qui ne paye pas une contribution directe équivalente au prix de trois journées de travail. Evidemment cette mesure ne peut aboutir qu’à un étalage d’inconséquences et à une violation de la justice. Mais ces remarques furent faites au moment de la discussion en France et le plan fut combattu dans l’Assemblée, avec toute la force de la raison et de l’éloquence, par les plus illustres leaders du parti populaire. MM. Mirabeau, Target et Petion se distinguèrent plus particulièrement par leur opposition. (Mackintosh qui se réfère aux procès-verbaux du 21 et 29 octobre 1789, au Journal de Paris et au journal les Révolutions de Paris, exagère l’opposition des démocrates à la loi des trois journées : elle ne fut pas très vigoureuse.)

Mais les membres les plus timides, les plus imbus de préjugés du parti démocratique, hésitèrent devant une innovation aussi hardie dans le système politique que l’eût été LA JUSTICE. Ils flottèrent entre leurs principes et leurs préjugés, et la lutte se termina par un compromis illusoire, cette ressource constante des caractères faibles et temporisateurs. Ils se contentèrent à l’idée qu’en fait il n’y aurait qu’un faible mal. — Leurs vues n’étaient pas assez larges et assez hautes et ils ne comprirent pas que L’INVIOLABILITÉ DES PRINCIPES est le palladium de la vertu et de la liberté.

Les membres de cette secte ne forment pas d’ailleurs la majorité de leur parti : mais la minorité aristocratique, appliquée à tout ce qui peut déshonorer ou embarrasser l’Assemblée, se coalisa violemment avec eux et souilla la Constitution naissante de cette absurde usurpation.

Un antagoniste éclairé et raisonnable de M. Burke a tenté la défense de cette mesure. Dans une lettre au comte Stanhope, il est dit que l’esprit de cette loi s’accorde exactement avec les principes de la justice naturelle, parce que, même dans l’état de nature, le pauvre n’a droit qu’à la charité et que celui qui ne produit rien n’a pas le droit de participer à l’administration de ce qui est produit par l’industrie des autres. Mais, quelque juste qu’il puisse être de disqualifier du droit politique les pauvres improductifs, l’argument, en fait, est appliqué à faux. Les serviteurs domestiques sont exclus par le décret de l’Assemblée, quoiqu’ils subsistent aussi évidemment de leur propre travail que n’importe quelle autre classe de la société : et à ceux-là, par conséquent, l’argument de notre subtil et ingénieux écrivain est tout à fait inapplicable. Mais c’est la consolation des amis conséquents de la liberté, que cet abus sera nécessairement de courte durée. L’esprit de raison et de liberté qui a remporté tant de grandes victoires, ne peut pas être longtemps tenu en échec par ce chétif ennemi. Le nombre des électeurs primaires est si grand et l’importance de chaque vote individuel est si faible proportionnellement, que leur intérêt à résister à l’extension du droit de suffrage est petit jusqu’à l’insignifiance. »

LE GÉNÉRAL LA FAYETTE, SOUTENU SUR LES BATONS DES MARÉCHAUX LUCKNER ET ROCHAMBEAU, PREND LA LUNE AVEC SES DENTS
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Chose curieuse ! c’est l’écrivain anglais qui reproche aux législateurs français un défaut d’idéalisme. Il insiste pour l’application absolue et intransigeante des principes. Ainsi, malgré les différences ethniques et historiques, l’idée de démocratie, qui éclate en France, rayonne sur les nations.

Que la pleine souveraineté nationale soit introduite en Angleterre et bien des abus seront déracinés.

Les admirateurs de la Révolution française font naturellement appel à tous les citoyens opprimés et éclairés pour qu’il considèrent la source de l’oppression.

Si des lois pénales sont encore suspendues sur la tête de nos frères catholiques, si l’acte du test outrage nos concitoyens protestants, si les restes de la tyrannie féodale sont encore tolérés en Ecosse, si la presse est enchaînée, si notre droit à être jugés par le jury est amoindri, si nos manufacturiers sont proscrits et traqués par l’excise, la raison de toutes ces oppressions est la même. Aucune branche de la législature ne représente le peuple. Laissez toutes ces classes de citoyens opprimés fondre leurs griefs locaux et partiels en une grande masse. Permettez qu’ils cessent d’implorer leurs droits en suppliants ou de les solliciter en mendiants, comme une faveur précaire de l’arrogante pitié des usurpateurs. Jusqu’au jour où la législature sera leur propre loi, elle les opprimera. Permettez qu’ils s’unissent pour procurer dans la représentation du peuple une réforme qui fasse vraiment de la Chambre des Communes leur représentant. Si, abandonnant les petites vues des intérêts partiels, ils s’unissent pour ce grand objet, ils aboutiront. »

Voilà donc que, pour les esprits comme Mackintosh, la démocratie apparaît comme la garantie nécessaire et le nécessaire complément du libéralisme. C’est par elle, et par elle seule, que seront abolies les lois d’intolérance qui pèsent sur les catholiques ou sur les dissidents. C’est par elle seule que cette partie des lois fiscales qui restreint, en fait, la liberté industrielle, tombera. C’est par elle que le droit traditionnel à la liberté de la presse et au jugement par jury sera confirmé et mis hors de toute atteinte. Par là, la démocratie nouvelle est comme la suprême évolution du libéralisme anglais.

Ainsi, dans la pensée de Mackintosh, il sera possible d’introduire en Angleterre les principes de la démocratie et la souveraineté de la Nation sans bouleverser la Constitution. A quoi bon des changements violents ?

La tranquille et légale reforme est l’ultime objet de ceux que M. Burke a si follement flétris. Et, en effet, elle suffira amplement. »

A quoi bon porter atteinte à la royauté ou même à la Chambre des lords ?

Les pouvoirs du roi et des lords n’ont jamais été formidables en Angleterre que par le désaccord entre la Chambre des Communes et ses prétendus constituants. Si la Chambre devenait vraiment l’organe de la voix populaire, les privilèges des autres corps en opposition avec le sentiment du peuple et de ses représentants ne pèseraient pas dans la balance. De cette amélioration fondamentale toutes les réformes secondaires sortiraient naturellement et pacifiquement. Nous ne rêvons pas davantage et, en réclamant cela, bien loin de mériter l’imputation d’être des apôtres de sédition, nous pensons que nous avons le droit d’être considérés comme les plus sincères amis d’un gouvernement tranquille et stable. Nous désirons prévenir la Révolution par la réforme, la subversion par la correction. Nous avertissons nos gouvernants de réformer, tant qu’ils ont encore la force de réformer avec dignité et sécurité, et nous les conjurons de ne pas attendre le moment, qui arrivera infailliblement, de mendier auprès du peuple qu’ils oppriment et méprisent la maigre pitance de leurs pouvoirs présents. »

Mackintosh précise, avec un grand sens politique, que la situation des finances anglaises n’est pas ce qu’était en 1789 l’état des finances françaises, et que, dès lors, l’Angleterre pourrait beaucoup plus sûrement régler sa marche dans la voie des réformes.

Rien ne peut être plus absurde que d’affirmer que tous ceux qui admirent la Révolution française veulent l’imiter. A un point de vue, il y a place pour des opinions diverses parmi les amis de la liberté sur la quantité de démocratie infusée dans le gouvernement de France. A un autre point de vue, et bien plus important, il faut se rappeler que la conduite des nations varie avec les circonstances où elles sont placées. D’aveugles admirateurs des révolutions les prennent pour des modèles inflexibles. C’est ainsi que M. Burke admire celle de 1688 ; mais nous, qui croyons rendre le plus pur hommage aux auteurs de cette Révolution, non pas en nous efforçant de faire ce qu’ils ont fait alors, mais en nous efforçant de faire ce qu’ils feraient maintenant, nous ne voyons aucune contradiction à regarder en France, non pour modeler notre conduite sur celle du peuple français, mais, pour fortifier notre esprit de liberté. Nous nous permettons d’imaginer comment lord Somers aurait agi, dans la lumière et les connaissances du XVIIIe siècle, comment les patriotes de France auraient agi, dans la tranquillité et l’opulence de l’Angleterre. Nous ne sommes pas tenus de copier la conduite à laquelle ces derniers ont été obligés par la banqueroute de leurs finances et la dissolution de leur gouvernement, pas plus que de maintenir les institutions que le premier a épargnées dans un temps de préjugés et de ténèbres. »

Ainsi, Mackintosh veut réaliser le fond de la Révolution française, mais selon la méthode graduée de l’Angleterre.

C’est bien par cette voie de réformes et d’évolution que l’Angleterre, mais avec quelle lenteur ! arrivera à un régime de presque complète démocratie, concilié, selon la prévision de Mackintosh avec le maintien de la royauté et des lords. Mais, c’est bien du choc donné par la Révolution française que procède le vaste ébranlement qui, par des progrès successifs, échelonnés tout le long du XIXe siècle, aboutira enfin à la souveraineté de fait du peuple anglais. Le ton pressant, impatient, et presque menaçant à la fin, d’un homme aussi mesuré que Mackintosh, marque bien que, dans les derniers mois de l’année 1791, une partie de l’opinion anglaise était tendue avec passion vers un grand changement.

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