GODWIN ET L’HÉRITAGE

Et non seulement Godwin constate l’impossibilité d’arrêter par la loi cette évolution capitaliste qu’il déplore ; non seulement elle lui apparaît comme un fait profond qui, procédant de la liberté humaine égarée, ne peut être aboli que par la liberté humaine éclairée et redressée : mais il se refuse à troubler ce mouvement. Un moment il se demande s’il ne serait pas possible de le modérer en supprimant les lois qui garantissent l’héritage et la liberté de tester :

« Que devons-nous penser, dit-il, de la protection donnée à l’héritage et aux libéralités testamentaires ? Il n’y a aucun mérite, dans le fait d’être né le fils d’un riche, plutôt que le fils d’un pauvre, qui puisse nous autoriser à appeler tel homme à l’abondance et à condamner tel autre à une invincible détresse. Sûrement, nous avons le droit de nous écrier que c’est assez de maintenir des hommes dans leur usurpation (car n’oublions jamais que la propriété accumulée est usurpation) durant leur vie. C’est par la plus extravagante fiction que l’on étend encore l’empire du propriétaire au delà même de son existence naturelle et qu’on lui donne le droit de disposer des événements, quand lui-même n’est plus dans le monde. »

Mais Godwin, soucieux de ne pas affaiblir le ressort de l’activité individuelle et de ne pas lier la volonté des hommes, même quand elle s’égare, résiste à l’idée d’abolir l’héritage.

« Les arguments, dit-il, qui peuvent être apportés en faveur de la protection accordée à l’héritage et aux donations testamentaires, sont plus forts qu’on ne l’imaginerait d’emblée. Nous avons essayé de montrer que les hommes doivent être protégés dans la disposition de la propriété qu’ils ont personnellement acquise : soit qu’ils la dépensent pour les objets dont ils ont besoin, ou pour les objets de luxe qui flattent leur pensée ; soit qu’ils la transfèrent à d’autres hommes dans la proportion que dicte la justice ou que leur suggère leur jugement erroné. Essayer de leur enlever des mains cette libre disposition, à la période de leur décès, serait une tentative manquée et pernicieuse. Si nous les empêchons de donner sous la forme ouverte et explicite d’un legs, nous ne les empêcherons pas de transférer leurs biens avant leur mort, et nous ouvrons la porte à des vexations et à des litiges perpétuels. La plupart des personnes sont naturellement inclinées à donner leurs biens, après décès, à leurs enfants ; lorsque donc elles n’ont pas exprimé leurs sentiments à cet égard, il est raisonnable de présumer ce qu’elles auraient fait, et lorsque la communauté dispose ainsi (au profit des enfants) de la propriété, c’est l’intervention la plus douce et la plus justiciable. Et, lorsque le testateur a exprimé une partialité capricieuse, cette injustice doit, le plus souvent, être protégée, car on ne pourrait l’empêcher sans s’exposer à des injustices plus grandes. »

Godwin se borne donc à demander que les privilèges d’ordre féodal et aristocratique, qui aggravent le privilège de propriété, soient supprimés.

« Quoiqu’il puisse être vrai que l’héritage et le privilège de tester sont les conséquences nécessaires du système de propriété, dans une communauté dont les membres sont enveloppés de préjugés et d’ignorance, il n’est pas difficile de trouver des cas, dans tous les pays policés de l’Europe, où, l’institution civile, au lieu de garantir seulement, dans les inégalités d’accumulation, ce qui ne peut être prudemment enlevé, s’est appliquée elle-même, et de parti pris, à rendre ces inégalités plus grandes et plus oppressives. C’est par exemple, le système féodal, le système des rangs, des droits seigneuriaux, des amendes, des corvées de transport, des substitutions(entails) ; c’est la distinction dans la propriété foncière en franche tenure (freehold), tenure enregistrée (copyhold), et seigneurie (manor). Nous reconnaissons là la politique des hommes qui s’étant créé une supériorité par les moyens que nous avons indiqués, en ont abusé pour monopoliser tout ce que leur rapacité peut saisir, en opposition avec l’intérêt général. »

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