GODWIN ET LA PRODUCTION

Mais comment Godwin se figure-t-il la production ? Il répugne à la concevoir sous la forme de la coopération, du travail collectif. Cet égalitaire, ce communiste, est un individualiste ombrageux ; il veut épargner le plus possible à l’être humain le contact prolongé ; la lourde pression continue de la masse humaine. Ne pouvoir travailler qu’avec les autres, quelle servitude ! Il faut que l’individu participe à la vie commune, par là seulement il apprend à connaître, et en lui-même et dans les autres, l’humanité. Mais il faut que ce soit une libre communication et que l’individu puisse se retirer toujours à volonté dans sa solitude intérieure ; Godwin ne veut ni des repas en commun, ni, s’il est possible, du travail en commun. Va-t-il donc rétrograder jusqu’au travail parcellaire et médiocre de l’artisan, qui commence à être éliminé par le travail collectif des manufactures et par la puissance compliquée des mécanismes ? Non, mais il lui paraît, au contraire, que l’extrême progrès du mécanisme sera de rétablir l’individualité du travail.

« Toute coopération surérogatoire doit être évitée avec soin, le travail commun et les repas communs.

Mais, n’y a-t-il pas une coopération dictée par la nature même du travail à accomplir ? Elle doit aller en diminuant. Le concert forcé du travail produit plus de froissements que de sympathies. A présent, à coup sûr, la considération des maux de la coopération cède à sa nécessite. Mais une telle coopération sera-t-elle toujours commandée par la nature des choses ? Nous n’avons pas de compétence pour le décider. A présent, pour abattre un arbre, pour creuser un canal, pour manœuvrer un vaisseau, le travail de plusieurs est nécessaire, mais le sera-t-il toujours ? Quand nous songeons aux machines compliquées qu’a créées l’ingéniosité humaine, aux diverses sortes de moulins, de machines à tisser, de machines de navires, ne sommes-nous pas étonnés de l’économie de travail qui en résulte ? Qui peut dire où s’arrêtera ce progrès ? A présent, ces inventions alarment la partie laborieuse de la communauté, et elles peuvent produire une détresse temporaire, quoique dans la suite elles procurent les plus grands avantages à la multitude humaine ? Mais, dans une société fondée sur le travail égal, leur utilité n’est pas contestable.

Dès lors, il n’est pas démontré du tout que les opérations les plus étendues ne seront pas à la portée d’un seul homme, et qu’une seule charrue ne pourra suffire à tout un champ et accomplir son office sans qu’il soit besoin de surveillance. C’est en ce sens que le célèbre Franklin considérait quel esprit serait un jour le maître de la matière.

La conclusion du progrès, qui a été esquissée, est qu’enfin le travail manuel cessera d’être nécessaire. Il peut être instructif à cet égard d’observer comment le sublime instinct des âges précédents a anticipé ce qui nous apparaît comme la perfection future de l’humanité. C’était une loi de Lycurgue qu’aucun Spartiate ne pouvait être employé à un travail manuel. Dans ce but, et avec ce système, il était nécessaire que les Spartiates eussent aussi des esclaves voués à de dures besognes. La matière, ou pour parler plus exactement, les lois certaines et permanentes de l’univers seront les ilotes de la période que nous considérons. Nous finirons ainsi, ô législateur immortel, au point par où vous avez commencé. »

Quelles vues sublimes ! Mais c’est la magnifique puissance de rénovation attestée par la Révolution française qui suggère à Godwin ces espérances illimitées. La crise qui traverse le monde est terrible ; mais elle peut enfanter de grandes choses.

« La condition de l’espèce humaine en ce moment est critique et alarmante. Mais nous avons des raisons sérieuses d’espérer que l’issue de cette crise sera exceptionnellement bienfaisante. »

Et pourquoi l’évolution humaine s’arrêterait-elle à l’ordre nouveau qui va naître ? Elle ira au delà. Godwin espère que le mouvement sera sans violence.

Il est faux, dit-il, qu’il n’y ait que les classes inférieures qui souffrent de l’inégalité et que, dès lors, elles seront obligées de recourir à la force. »

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