GODWIN ET LE LUXE

Mais quoi ! Godwin, par l’âpre condamnation du luxe, par le niveau spartiate passé, semble-t-il, sur les joies de la vie et la puissance inventive de l’industrie raffinée, ne se sépare-t-il point de la vie elle-même ? Ne rompt-il point avec le monde moderne ? Il semble parfois déclarer la guerre à la civilisation même et rêver une simplification de l’existence qui en serait l’appauvrissement.

« L’objet de la société présente est de multiplier le travail, l’objet de la société future sera de le simplifier. »

Mais, qu’il n’y ait point de méprise : ce que combat Godwin c’est le luxe aristocratique, luxe de vanité et de privilège ; ce n’est pas le luxe délicat, sobre et sévère auquel toute l’humanité pourra s’élever d’un effort collectif après avoir assuré à tous le nécessaire du corps et de l’esprit.

« On m’oppose — et la vérité de cette maxime ne sera pas contestée — que le raffinement vaut mieux que l’ignorance. Il vaut mieux être un homme qu’une brute, par suite, les attributs qui séparent l’homme de la brute sont les plus dignes d’affection et de culture. Élégance de goût, délicatesse de sentiment, profondeur de pénétration, étendue de science, sont parmi les plus nobles ornements de l’homme. Mais, tout cela, dit-on, est lié à l’inégalité ; tout cela est une conséquence du luxe. C’est le luxe qui a construit les palais et peuplé les cités. C’est pour obtenir une part de ce luxe, qu’il constate chez ses riches voisins, que l’artiste développe tous les raffinements de son art. C’est à cela que nous devons l’architecture, la peinture, la musique et la poésie... Les arts n’auraient jamais été cultivés si un état d’inégalité n’avaient pas permis à quelques hommes d’acheter, et n’avaient pas excité d’autres hommes à acquérir le talent de produire pour vendre. Dans un état d’égalité nous serions tous riches, et, si l’égalité est rétablie, nous redeviendrons tous barbares. Ainsi, nous voyons (comme dans le système de l’optimisme) que le désordre, l’égoïsme, le monopole et la misère, tout ce qui semble discordant, contribue à l’harmonie admirable et à la magnificence du tout. Le progrès intellectuel, l’élargissement de science et d’art que nous constatons et que nous espérons plus grand encore, valait vraiment d’être acheté au prix d’une injustice et d’une misère partielles. »

Si cela est vrai, dit Godwin, si les progrès de la civilisation humaine doivent être achetés par la misère et la dégradation du plus grand nombre des hommes, Rousseau avait raison de préférer l’état sauvage. Mais, heureusement, il n’en est pas ainsi ; l’humanité n’est pas soumise à cette déplorable alternative, ou d’être inculte, ou d’être injuste.

Il se peut (et ici encore s’affirme le sens de l’évolution de Godwin) « qu’un état de luxe et d’inégalité ait été un stage par lequel il était nécessaire de passer pour arriver au but de la civilisation. La seule garantie que nous ayons enfin de l’égalité des conditions, c’est une persuasion générale de l’iniquité de l’accumulation et de l’inutilité de la richesse dans la poursuite du bonheur. Mais, cette persuasion ne peut être établie dans un état sauvage ; et elle ne peut être maintenue si nous retombons dans la barbarie. Ce fut le spectacle de l’inégalité qui, tout d’abord, excita la grossièreté des barbares à un effort continu, en vue d’acquérir. Et ce fut cet effort qui procura les loisirs d’où se développèrent la littérature et l’art.

Mais, quoique cette inégalité ait été nécessaire comme prélude à la civilisation, elle n’est pas nécessaire pour la maintenir. Nous pouvons abattre l’échafaudage quand l’édifice est achevé.

Ainsi, selon Godwin, l’histoire n’est pas une longue décadence. Elle n’est pas tombée d’un régime primitif d’égalité dans une inégalité éternelle. Elle est un progrès constant vers la civilisation et l’égalité vraie ; et même l’inégalité brutale qui a sévi sur toute une période de l’histoire humaine n’est qu’un moyen de réaliser une égalité supérieure.

Ce n’est point, en effet, une grossière égalité de misère et d’ignorance qui est proposée aux hommes. La suppression du luxe n’est, au fond, que la suppression du privilège ; mais toute l’humanité peut et doit se développer dans la joie.

Si nous entendons par le luxe les jouissances qu’un individu se procure à l’exclusion des autres, affligés de privations imméritées et de fardeaux accablants, le luxe ainsi compris est un vice. Mais si nous entendons par luxe (et c’est souvent le cas), des conditions d’existence qui ne sont point absolument nécessaires à nous maintenir en santé, ce luxe, s’il est susceptible de se communiquer à tous les hommes, est vertueux. La fin de la vertu, c’est d’ajouter à la somme des sensations agréables. Or, la vraie règle de la vertu, c’est l’impartialité qui nous interdit, de consacrer au plaisir d’un seul individu des efforts qui doivent être employés au plaisir de tous. Mais, dans ces limites, chaque homme a le droit et le devoir d’ajouter à la somme des plaisirs. »

Et, ce grand luxe égalitaire, la société humaine pourra aisément se le donner.

« Nous avons vu que le travail d’une demi-heure par jour fourni par chaque membre de la communauté suffirait probablement à procurer tout ce qui est nécessaire à la vie. Par suite, cette quantité de travail, quoiqu’aucune loi ne la prescrive et qu’aucune pénalité directe ne l’impose, s’imposera d’elle-même aux efforts par la puissance de l’intelligence et aux faibles par le sentiment de la honte. Après cela, comment les hommes dépenseront-ils ce qui leur reste de temps ? Ce n’est pas probablement dans la paresse, et tous les hommes n’emploieront pas non plus le plein de leur temps à des travaux intellectuels. Il y a bien des choses, fruit de l’humaine industrie, qui, sans être nécessaires à la vie, contribuent à la joie. Une grande partie du temps disponible sera donc consacrée par une société éclairée à la production de ces choses. Un travail de cette sorte est conforme aux plus hautes exigences du bonheur. Le travail est aujourd’hui une calamité, parce qu’il est imposé par la nécessité de l’existence et parce qu’il est trop souvent exclu de toute participation aux moyens de savoir et de progrès. Quand il sera volontaire, quand il cessera d’entraver le perfectionnement des hommes et qu’il en sera, au contraire, devenu une part, ou tout au moins converti en une source d’amusement et de variété, il sera non une calamité, mais un bienfait. »

Il n’y a donc aucun ascétisme dans la conception de Godwin ; il semble n’arrêter un moment le courant de génie humain que pour en former une masse qui puisse se répandre sur tout. Ainsi se précisent les lignes de l’organisation sociale désirée et rêvée par Godwin. Aucune contrainte, aucun acte d’autorité ; c’est le progrès de la raison et de la conscience qui fera tomber les privilèges, il sera intolérable aux hommes de songer à leurs jouissances individuelles et égoïstes avant d’avoir contribué à assurer l’essentiel de la vie à tous. Ainsi, tout d’abord, tous les hommes fourniront une part égale de travail pour créer les produits nécessaires à tous ; ils utiliseront pour cela les mécanismes toujours plus perfectionnés ; mais ils ne songeront pas à se les approprier pour en faire à leur profit un moyen d’accumulation et de domination.

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