GODWIN ET LA VIOLENCE

Ce n’est point par prudence, ce n’est point par ménagement pour la réaction anglaisé menaçante, c’est par respect pour la force souveraine de l’éducation que Godwin s’oppose à l’action soudaine et violente ; il répugne aux méthodes de révolution. L’essentiel est de délier les esprits de l’aveugle soumission à l’autorité, de la déférence servile. « Le respect pour les supérieurs, quand ils ne sont supérieurs qu’en rang et en puissance, est ce qu’il y a de plus contraire à la raison. » Même le respect pour ceux qui sont supérieurs en sagesse et en science n’est raisonnable que dans de certaines limites.

MÉRIL, TAMBOUR AU 15e RÉGIMENT DE CHASSEURS
— Tu ne m’empêcheras pas, peut-être, de battre de l’autre main
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale)

Oui, quand il s’agit de fonctions spéciales exigeant un savoir spécial, comme la construction d’une maison ou l’éducation des enfants, il est sage à moi de m’en remettre à ceux qui ont une particulière compétence. Mais, quand il s’agit de ces choses de justice politique qui tombent sous le sens commun de l’humanité, c’est un crime à moi de ne pas exercer mes facultés propres. Et quand tous les esprits seront éveillés et actifs, les gouvernements ne pourront durer contre le vouloir secret, mais efficace, des esprits. Ils seront minés, en quelque sorte, dans leurs fondements intellectuels et ils s’affaisseront sans qu’il soit besoin d’employer contre eux la violence, pas plus qu’il est nécessaire d’appliquer la pioche à une maison dont la base est ruinée.

« Il est assez connu maintenant que l’empire du gouvernement est fondé sur l’opinion ; et ce n’est pas assez pour lui que nous nous refusions pour notre part à le renverser par la violence, il faut encore que l’opinion nous détermine à lui fournir un appui permanent.

Aucun gouvernement ne peut subsister dans une nation, si les individus s’abstiennent purement et simplement d’une résistance tumultueuse, mais censurent au fond de leur cœur et méprisent l’institution gouvernementale. »

Aussi le plus pressant devoir est d’organiser en quelque sorte cette grève des esprits, cette retraite des consciences, se refusant à soutenir de leur adhésion intérieure le privilège et la tyrannie. Il est plus sensé d’attendre cette sorte d’effondrement du pouvoir que de le provoquer par un coup de force aventureux. Si un homme veut opposer une résistance matérielle, il ne sait pas s’il sera suivi ; il ne sait pas si l’état d’un grand nombre d’esprits est concordant au sien ; il ignore si le même plan de reconstruction est adopté par les autres.

« Le chercheur spéculatif qui vit dans un Etat où les abus sont notoires et les plaintes fréquentes ne sait pas dans quelle mesure ce qu’il essaie d’ébaucher est manifeste à l’esprit de ses concitoyens. » Même si une majorité paraît se soulever contre ce régime, il n’est pas facile de savoir où elle tend. Peut-être n’est-elle irritée que par des causes superficielles, par la forme d’une taxe, et s’opposerait-elle bientôt à tout changement qui creuserait plus profondément que le grief. Si donc on a confiance en la force de la vérité, si l’on croit que le système d’égalité est vrai, il convient d’attendre qu’il ait peu à peu rallié les esprits. Visiblement, dans ces maximes générales, Godwin songe à la crise de l’Angleterre. Il entend crier par une partie du peuple : « Plus d’excise ! » Il constate l’agitation d’une partie de la Nation : mais il ne sait pas quelle est la profondeur de ce mouvement, et c’est à une œuvre d’éducation qu’il croit nécessaire d’abord de se vouer.

« La grande cause de l’humanité, qui se plaide maintenant à la face de l’univers, a deux sortes d’ennemis, les amis de l’antiquité et les amis de la nouveauté qui, impatients de tout délai, sont inclinés à interrompre violemment le calme, incessant, rapide et heureux progrès que la pensée et la réflexion font manifestement dans le monde. L’humanité serait heureuse si les personnes qui s’intéressent avec le plus de zèle à ces grandes questions voulaient limiter leur action à répandre, sous toutes les formes possibles, un esprit de recherche et à saisir toute occasion de pousser la masse des connaissances politiques et d’en étendre la communication. »

Oui, mais un pareil esprit d’attente, d’enquête prolongée et patiente est l’indice qu’il n’y a pas une suffisante poussée des forces sociales dans le sens d’une grande transformation ; il est certain que Godwin ne sent pas monter des profondeurs une revendication vigoureuse et nette. Il marque avec force les inconvénients et les périls des révolutions, mais il avertit nettement qu’il y aurait lâcheté et égoïsme à se détourner de l’œuvre du progrès humain, à répudier de grands et nécessaires changements sociaux parce que, très souvent, ils sont accompagnés de violences révolutionnaires. Les révolutions ont souvent une origine étroite et procèdent d’un idéal un peu court. Quand l’humanité a un but restreint et prochain, elle s’impatiente de tout obstacle, mais quand elle a un but élevé, vaste et lointain, quand elle sait que le progrès est infini et qu’après une transformation ou même une révolution la souffrance et les iniquités abonderaient encore, elle attend avec plus de patience des changements dont elle a d’avance mesuré les effets limités. Il y a donc quelque étroitesse et quelque humilité de vue dans l’action révolutionnaire. De plus la révolution suscitée par l’horreur de la tyrannie devient souvent elle-même une tyrannie. Il n’y a pas de période plus redoutable pour la liberté. « Quand tout est en crise, on redoute même l’effet d’un mot et toute libre communication de pensée, toute libre recherche de la science sont suspendues. » Et les effets des convulsions révolutionnaires se prolongent pendant plusieurs générations, les deux partis qui ont lutté par la force ne peuvent renoncer de longtemps à leur animosité réciproque. Presque toujours la Révolution est sanglante ; et l’atteinte portée par des hommes à d’autres hommes est une des plus grandes tristesses de l’histoire.

« Hélas ! dit Godwin, avec un accent profond et un sens admirable de la dignité tout ensemble et de la souffrance humaines, la plupart des hommes qui vivent maintenant sont pauvres, leurs moyens de jouissance sont bien étriqués et ce n’est guère que de nom qu’ils participent à la dignité d’homme. La mort est donc, en soi, le moindre des maux humains. Un tremblement de terre, qui parfois anéantit par centaines de mille des individus humains, peut être déploré à cause de l’angoisse des survivants ; mais, pour ceux qui sont détruits, l’événement, si on veut bien le juger avec sang-froid, n’a rien que de banal. Les lois de la nature, qui produisent ces catastrophes, peuvent être l’objet de recherches étendues ; mais les effets n’ont rien que de vulgaire. Le cas est tout à fait différent quand l’homme tombe sous les coups de l’homme. Alors d’innombrables passions mauvaises sont engendrées ; les auteurs et les témoins de ces meurtres deviennent durs, implacables et inhumains. Ceux qui perdent un ami par une catastrophe de cette sorte sont remplis d’indignation et de ressentiment. La défiance se propage de l’homme à l’homme et les liens les plus chers de la société humaine sont dissous. Il est impossible d’imaginer un état plus défavorable à la culture de la justice et à la diffusion de la bienveillance. »

Je ne sais, mais sous le voile un peu ample et flottant de ces phrases générales, il me semble démêler le front sanglant des égorgeurs de septembre, le long et triste cortège de haines et de fureurs qui du 14 juillet au 5 octobre, du 10 août au 2 septembre, accompagnait la Révolution française en marche. Comme le grand communiste français Babeuf, le grand communiste anglais Godwin sent en lui l’humanité s’émouvoir aux violencés des Révolutions, mais Babeuf, jeté dans la tourmente, essaiera à son tour de l’action violente pour sauver la liberté menacée, pour susciter la justice sociale. Godwin, au contraire, comme ceux que l’on appellera plus tard les socialistes utopistes, compte sur la seule force de la lumière pour transformer la société. Il semble considérer comme négligeable la résistance des égoïsmes, le volontaire aveuglement des privilégiés, ou du moins il croit que le progrès des connaissances générales amènera des changements gradués qui se réaliseront, sinon sans effort, du moins sans violence.

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