XXVIII. À propos d’une vieille femme qui faisait de la charpie

J’ai habité longtemps, rue de la Tour-d’Auvergne, un logis donnant sur un jardin. – Mon jardin était séparé d’un jardin voisin par une haie de cerisiers, de lilas et de faux ébéniers, au travers de laquelle j’apercevais parfois un homme grand et maigre, à la figure accentuée. Je fus très-longtemps à savoir que mon voisin, dans ce grand silence que nous paraissions aimer également, s’occupait de guerre et de batailles. Je voyais bien entrer souvent des soldats dans la cour ; mais, comme il en venait également pour moi, qui m’aidaient à arroser mon jardin, je supposais aux visiteurs du voisin des intentions aussi pacifiques.

Ledit voisin était le colonel Langlois peintre très-distingué, qui était en train de faire ce panorama de la bataille d’Eylau, que tout Paris a admiré aux Champs-Élysées pendant plusieurs années.

La vanité humaine est si soigneuse et laisse traîner si peu d’occasions, que j’ai depuis toujours été un peu fier de ce qui s’était fait de l’autre côté de ma haie, – que je triomphe quand M. Langlois obtient un nouveau succès ; – qu’enfin, quand on parle de la bataille d’Eylau, j’arrive à confondre le tableau et la réalité, – que j’ai besoin de me rappeler à moi-même que je suis complètement étranger à cette grande chose militaire, et que je ne pourrai faire croire à personne que j’aie contribué aux événements de la journée.

On pense bien aussi que je suis allé voir le nouveau tableau – la bataille des Pyramides.

Le paysage est encore plus beau que celui de la bataille d’Eylau. Toute la partie surtout qui représente le cours du Nil produit une admirable et complète illusion.

En général, le mouvement n’est pas favorable aux effets du diorama. – Le panorama est un diorama circulaire, qui place hardiment le spectateur au milieu du tableau, au lieu de le mettre devant.

Les montagnes, les arbres, l’eau, le soleil, l’espace, sont reproduits dans les dioramas, par les peintres de talent j’entends, avec une perfection qui trompe complètement. On sait bien qu’on est le jouet d’une illusion d’optique ; on sait bien que ce qu’on voit est une toile collée sur un mur et perpendiculaire, comme lui, à quelques toises de vos yeux.

Eh bien ! on finit par croire que la tromperie consiste à vous faire croire cela. – On s’imagine que cet horizon est réel, que ce palmier est à huit lieues, et que l’horizon à trente pieds dont on vous parle est un bruit que le peintre fait courir pour se faire valoir ; – que le tableau n’est pas une toile, mais une fenêtre ouverte sur les plaines de l’Égypte.

Si M. Langlois, qui sait mieux que moi, mille fois, ce qui convient et ne convient pas au diorama, s’impose à lui-même des difficultés à peu près insurmontables, – c’est qu’il a, à part lui, de bonnes raisons. – Notons que les personnages ne sont imparfaits que relativement, c’est-à-dire parce que le paysage est trop parfait, parce que le paysage est la nature même, parce que, si vous plantez une vraie rose dans le plus beau tableau de fleurs vous éteindrez le tableau.

Les bonnes raisons que je suppose à M. Langlois, – c’est qu’il ne fait pas ces grands ouvrages, – c’est qu’il n’écrit pas avec son pinceau ces poëmes, ces épopées sur la toile, – seulement pour les paysagistes et pour ceux qui, comme moi, après avoir tout regardé, ont découvert qu’il n’y a de beau au monde que le soleil, les étoiles, la mer, les prairies et les forêts, c’est-à-dire la nature ; – que l’homme est un insecte fâcheux, une vermine malfaisante qui y grouille désagréablement, en s’efforçant de gâter, de bousculer, d’enlaidir sa demeure, dans les proportions heureusement restreintes et circonscrites de ses faibles forces.

À un certain point de vue, les grandes batailles gagnées passent pour des titres de gloire pour les peuples ; – ceux qui y ont eu peur, et ceux qui n’y ont pas assisté, en sont à peu près aussi fiers que les autres. – Cet aspect entretient l’esprit militaire chez une nation, cette espèce de patriotisme qui consiste bien plus dans la haine de l’étranger que dans l’amour des compatriotes ; cette convention qui permet de satisfaire honnêtement les instincts féroces et sauvages que l’homme ne fait que dissimuler, de se livrer de temps en temps à l’amour du carnage, qui s’appelle brigandage, crime punissable et horrible, quand ceux que vous tuez ont comme vous des pantalons rouges, mais qui est une chose honorable, glorieuse et admirée de tous, si vous ne sabrez, broyez, mutilez que des hommes à pantalons bleus ou blancs.

Il ne faut pas espérer que les peuples arrivent jamais à perdre le respect et l’amour qu’ils ressentent pour ceux qui leur font du mal, – sentiment profond, indestructible, dont l’observation m’a amené à rajuster un vieux proverbe, et à dire : « Aime bien qui est bien châtié. »

Il ne faut pas croire que jamais les peuples mettront dans leur reconnaissance ceux qui les nourrissent à côté de ceux qui les tuent : – Parmentier au niveau d’Alexandre, – tout autre bienfaiteur studieux, sur la ligne de tout autre guerrier sanglant.

Combien y a-t-il de gens qui comprennent réellement ce qu’il y a d’horrible dans ces scènes de carnage inutile, où les hommes se montrent mille fois plus cruels et plus sauvages et plus bêtes que les bêtes féroces, surtout en cela qu’ils prennent pour un progrès, qu’ils n’ont pas comme elles l’excuse de la faim, et qu’ils ne mangent pas leurs ennemis ?

Dans ces choses appelées guerres, on a toujours moins à se plaindre de ceux qu’on tue, que de celui pour lequel on se fait tuer.

Combien y a-t-il de gens qui sentent, – profondément, naïvement dans leur cœur, – combien la vieille femme qui fait de la charpie dans un coin est au-dessus du conquérant qui engraisse les guérets, – expression consacrée, – du sang des hommes, – et dont la gloire consiste, par exemple, à faire s’entre-tuer quarante mille hommes, – certain d’exciter l’admiration des contemporains et des siècles à venir, et de laisser un nom resplendissant et profitable à ses descendants, si, après la boucherie, en comptant les cadavres noyés dans le sang, et en en faisant deux tas, – le tas des hommes nés au delà de tel ou tel fleuve est un peu plus gros que le tas des hommes nés en deçà ; – si, par exemple, ayant fait massacrer dix-neuf mille de ses compatriotes, il a fait massacrer en même temps vingt et un mille des autres ; si, en remettant ces pions mutilés dans la terre, comme les pions des échecs dans leur boîte, – il reste sur l’échiquier sanglant encore quelques pions noirs quand il n’y reste plus de pions blancs ?

Il faut supposer que la guerre a été imaginée par la Providence, comme la gloutonnerie des poissons : – une carpe pond trois cent soixante mille œufs ! – Il y aurait trop d’hommes, comme il y aurait trop de carpes, si on laissait éclore les trois cent soixante mille œufs d’une carpe, si l’homme ne trouvait pas la guerre une chose honnête et même glorieuse.

Donc, au point de vue ordinaire et patriotique., dans l’acception usitée du mot, la bataille des Pyramides est une des grandes pages de l’histoire de France, – et le tableau de M. Langlois est une très-belle et très-complète illusion.

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