Au commencement de ma jeunesse, mon métier a été d’instruire les enfants. Ce qui m’a assez promptement rebuté, c’est qu’on ne me permettait pas de leur apprendre autre chose que le latin et le grec, – les deux seules langues qui ne se parlent pas ; – je fus averti et blâmé par le proviseur du collège parce que j’avais été dénoncé pour des attentats que je ne niais pas. – Ces attentats, en voici quelques-uns, du moins les plus graves : en traduisant et en faisant apprécier à mes jeunes disciples toutes les qualités de Virgile et d’Horace, j’avais cru devoir leur donner quelques avertissements : – quelque exquis que soit le sucre qui entoure une amande, si cette amande est amère ou gâtée, je pensais qu’il était bon de dire ; « Sucez la praline, mais ne croquez pas l’amande. – Voyez en quels beaux vers Virgile vous parle des abeilles, mais sachez que les abeilles ne naissent pas de la chair corrompue d’un taureau ni d’un lion, sachez qu’elles n’ont pas de rois, mais des reines, » etc., et je leur disais sur ce sujet les vérités cent fois plus curieuses que la fable qu’ont découvertes Hubert, Réaumur, etc. Je disais quelquefois aussi : « Écoutez Horace et Virgile, quelles belles langues ! quels beaux, génies ! – mais voyez cependant quel enthousiasme de domesticité, quelle pompeuse platitude dans la forme des louanges prodiguées à César ! Voyez quelle bonne affaire faisait Auguste en protégeant les poëtes pendant sa vie, et comme ils ont en échange protégé sa mémoire depuis deux mille ans. Voyez les bornes du pouvoir de César, voyez l’étendue de la puissance des poëtes. Louis XIV aussi, « ce roi d’un grand règne, » leur a dû beaucoup. Il y a quelque part dans l’histoire une Marguerite, femme du dauphin, depuis Louis XI, qui a dû l’immortalité à un baiser donné par elle sur la bouche d’Alain Chartier endormi. – « Bouche qui a dit de si belles choses, » etc. Je fus invité à montrer plus de respect pour les Latins, et je ne tardai pas à jeter aux orties la robe noire et la toque. – Depuis, j’ai fait sans cesse une guerre acharnée à cette instruction sans éducation, à ces études exclusivement littéraires qui vous laissent désarmé et ignorant aux portes de la vie, et, en 1850 à Paris, très-propre à vivre à Rome soixante-dix ans avant Jésus-Christ, conformément aux lois romaines, dussent les lois françaises vous envoyer aux galères. – Cette guerre incessante a porté quelques fruits, et je me vante, chaque fois que j’en trouve l’occasion, d’avoir contribué à quelques modifications dans les études. – Il est bien entendu que je ne suis pour rien dans une invention ingénieuse et récente qui consiste à faire étudier, au lieu du latin de Tacite, d’Horace et de Cicéron, une variété du latin dit de cuisine, un patois employé dans les meilleures intentions du monde par des écrivains orthodoxes et barbares.
Quoique je n’aie plus l’honneur d’instruire directement la jeunesse, – ce qui, pris comme je l’entends, serait la plus noble comme la plus intéressante des professions, j’ai la conscience de lui avoir rendu service, et je regarde toujours de temps en temps ce qui se passe à son sujet. Ce que j’ai à dire aujourd’hui ne regarde pas l’instruction universitaire, mais l’éducation intime dans la famille.
Eh bien ! quand je considère les soins que l’on prend des enfants, je suis frappé surtout des deux résultats que voici : on les trompe et on les corrompt.
L’enfant en bas âge est le plus faible peut-être de tous les petits animaux, – c’est du moins celui de tous qui reste le plus longtemps dans l’état de débilité, d’imbécillité et de dépendance absolue. – Eh bien ! on cherche déjà à le tromper, on lui cache soigneusement et sa faiblesse et sa dépendance. – Qu’un maillot crie parce qu’il a faim, parce qu’il a soif, parce qu’il souffre, il est dans son droit ; et le devoir, bien plus, l’instinct invincible de la mère est de le soulager. – Mais qu’il s’avise de tendre ses petites mains d’un côté ou d’un autre, le plus souvent par hasard, – on s’opiniâtre à deviner ce qu’il veut ; on va lui chercher et on lui présente tour à tour ce qui se trouve dans cette partie de la chambre : – le miroir, le chat, l’oiseau, etc., jusqu’à ce qu’il saisisse quelque chose et s’amuse à le casser, à le pincer, à le plumer, etc.
Tout doucement la despotique bamboche remarque que tout le monde est empressé à la servir, que les gens, les choses et les polichinelles, lui obéissent, et que, à la moindre hésitation, elle n’a qu’à pousser quelques vagissements : choses et gens se hâteront d’accourir repentants, essoufflés, à ses ordres.
Eh bien ! c’est une indigne tromperie que vous dressez au baby ; – si vous ne faisiez que de le rendre méchant, dur, égoïste, il n’y aurait pas de mal quant à lui, ce serait assurer son bonheur dans la vie ; mais ce n’est pas tout : vous lui faites croire qu’il est fort ; s’il vous bat, vous faites semblant de pleurer et d’avoir peur de lui, vous lui faites croire qu’il ne trouvera autour de lui qu’esclaves et amis, que les choses le comprennent et viennent à sa voix, tandis que plus tard il trouvera les choses indifférentes, les amis exigeants, les autres hommes ennemis. Vous le livrez désarmé aux mécomptes, aux désappointements, aux hostilités de tout genre.
Sans même regarder aussi en avant dans la vie, et à ne porter les yeux que sur le temps de l’enfance, il est facile de remarquer que les parents qui gâtent leurs enfants – c’est le terme consacré et dont l’habitude a fait disparaître le sens juste et énergique – sont en même temps ceux qui les font en moyenne le plus pleurer, ceux qui les grondent et les battent le plus. En effet, vous tolérez aujourd’hui que le marmot déchire ceci ou cela, parce que c’est une vieille étoffe ou un papier inutile ; vous riez parce qu’il exige votre plume en criant, parce que vous en prenez une autre ; vous riez encore s’il tire les oreilles du chien de la maison, complice par sa douceur de la mauvaise éducation que l’enfant reçoit ; vous riez s’il assourdit les voisins avec son tambour, puis il vient un jour où il déchire une riche dentelle à sa mère ou un papier important oublié sur votre bureau ; il ne veut plus votre plume, mais votre montre, et il la jette au feu ; il tire l’oreille d’un chien inconnu, et le chien le mord ; il frappe sur son tambour tandis que vous voulez causer ou travailler, et vous voilà en colère, vous voilà grondeur, peut-être brutal, et à coup sûr parfaitement injuste et parfaitement absurde. En effet, l’enfant n’a fait que ce que vous lui avez permis de faire, ce que vous avez approuvé et admiré cent fois : il est parfaitement dans son droit.
Que sera-ce donc lorsqu’il n’aura plus à souffrir de la différence d’une mère de bonne humeur à la même mère de mauvaise humeur, mais d’une mère faible et obéissante à des étrangers hostiles ?
Ce n’est pas sans raison que la nature a fait et laissé si longtemps l’enfant faible et désarmé ; – elle a voulu que l’homme eût le temps d’apprendre à se soumettre à la nécessité, et c’est cette éducation si indispensable que vous dérobez à votre enfant : – pour éviter quelques petits chagrins à l’enfant, ou plutôt pour vous éviter à vous-même l’ennui de quelques cris, vous amassez des luttes, des douleurs, des haines, sur la tête de l’homme que sera cet enfant, – alors qu’il apprendra qu’il perd sa puissance à mesure qu’il perd sa faiblesse.
Ah ! je comprends combien il serait doux de prévenir tous les désirs d’un enfant, d’émailler toutes ses routes de fleurs, toutes ses heures de plaisirs, d’écarter de lui tous les chagrins ; mais restera-t-il toujours enfant et resterez-vous toujours là pour le protéger ? Vous deviendrez vieux et vous mourrez ; avant cela même, lui deviendra jeune homme et vous échappera, et il s’élancera dans la vie avec les idées fausses que vous lui avez données, se heurtant aux choses et aux hommes et trébuchant à chaque pas, ici se cassant la tête, là se brisant le cœur.
Non, non, ne le trompez pas ainsi. Apprenez-lui de bonne heure que la liberté est un rêve, que l’homme est l’ennemi de l’homme, et que, s’il est doué d’un caractère énergique, il réussira deux ou trois fois dans toute sa vie à faire ce qu’il aura résolu. Ne placez pas à gros intérêts les petits chagrins enlevés à l’enfant pour que l’homme les retrouve plus tard grossis et multipliés.
Défiez-vous aussi d’une théorie qui séduit le cœur, mais ne doit point abuser l’esprit : « Il faut conduire les enfants par la raison. »
La raison ! mais combien donc connaissez-vous d’hommes faits, et même d’hommes en train de se défaire, qui puissent être conduits par la raison ?
Par le raisonnement tout au plus, car c’est une autre affaire. Les enfants raisonnent bien plus tôt qu’on ne le croit. Les animaux aussi raisonnent : le chat qui a reçu trois fois un coup de bâton pour avoir pris du lait dans l’office finit par penser que boire du lait donne mal aux reins, à moins qu’on ne le boive très-vite et qu’on ne prenne aussitôt après un salutaire exercice en se sauvant avec rapidité.
Mais croyez-vous que le hasard, croyez-vous que les hommes raisonneront toujours avec votre enfant quand il sera à même la vie ? Apprenez-lui à obéir d’abord. Si vous raisonnez avec lui, il ne tardera pas à croire qu’avoir droit est une raison pour obtenir : et voyez combien vous l’aurez trompé et comme il aura des reproches à vous faire lorsqu’il lui faudra enfin apprendre chèrement que le bon sens réunit presque toujours les majorités, mais contre lui.
Apprenez-lui au moins que, s’il veut être honnête, il sera pauvre ; que, s’il est fidèle à ses convictions et à ses amitiés, il sera dédaigné ; que, s’il a raison un peu trop tôt, il sera persécuté ; que, s’il est désintéressé, on se moquera de lui. Au moins vous ne l’aurez pas trompé, et, s’il s’avise de prendre ce parti, il saura ce qui l’attend.
Me voici ou plutôt vous voici hors du premier point de mon discours : « On trompe les enfants, » et je termine ce premier point par ces lettres d’un sens un peu présomptueux que les sophistes d’une autre époque mettaient à la fin de leurs ouvrages, pour se rendre hommage à eux-mêmes : Q. E. D. – Quod erat demonstrandum – (ce qui était à démontrer) ; d’où il ressort que c’est présentement démontré, désormais incontestable et classé parmi les axiomes.
Passons au second point : « On corrompt les enfants. »
Les gens de bonne foi tomberont d’accord avec moi que l’homme commence à dégénérer et à s’abrutir vers l’âge de neuf ou dix ans.
En effet, voyez un enfant de huit ans : la naissance, les honneurs, la richesse, ne lui en imposent pas. Dans les jeux, il choisira pour chef le plus fort, le plus agile, le plus capable de conduire et de commander. L’enfant de huit ans est sincère, il ne sait pas grand’ chose, mais il n’a pas de préjugés.
Cela ne peut pas durer ainsi : – vous commencez par l’estropier en lui défendant de se servir de sa main gauche ni pour manger, ni pour écrire, ni pour rien au monde. – C’est aussi spirituel que si vous exigiez qu’il marchât à cloche-pied, sous prétexte qu’il n’est pas convenable de se servir du pied gauche, ou qu’il se bouchât une oreille, ou se crevât un œil. Je vous défie de trouver aucune différence entre ces choses, dont les dernières seules vous ont fait sourire de pitié.
Vous lui apprenez ensuite que l’homme qui a du mérite, du talent, de la vertu, et qui rend en personne, des services à son pays et à l’humanité, est de beaucoup au-dessous de celui, – fût-il un crétin méchant, – dont le bisaïeul a eu du mérite, du talent, de la vertu, et a rendu des services à l’humanité et à son pays.
Vous lui apprenez que ce n’est pas le plus capable, le plus honnête, auquel il faut s’associer et qu’il faut suivre, mais qu’il faut suivre avec dévouement et ardeur celui qui lui fera la meilleure part dans le produit de ses injustices et de ses rapines.
Vous lui apprenez que religion, vertu, probité, sont des mots ; que c’est l’argent qui en est le but ; qu’il est le dieu du monde ; que les hommes qui ont beaucoup d’argent doivent être honorés et flattés, fussent-ils avares et le conservassent-ils soigneusement sans en faire part à personne.
Vous lui apprenez à se rendre pauvre pour paraître riche.
Vous lui apprenez que ce n’est pas la plus belle ni la plus douce femme qu’il faut épouser, mais la plus opulente.
Je m’arrête, et vous fais grâce de la nomenclature de tout ce qu’on inculque à l’enfant d’idées fausses, absurdes et déshonnêtes. Je ne veux pas vous ennuyer surtout, parce que j’éprouve toutes sortes de bons sentiments pour quelques-uns de mes lecteurs qui ont bien voulu m’encourager par des marques de sympathie et qui m’ont fourni d’utiles renseignements et de nouveaux arguments pour quelques-unes des vérités que j’essaye de mettre en lumière.
L’un de mes correspondants me signale une singulière indifférence à l’égard des ouvrières, et, quoique la lettre ne soit pas signée, j’y vois quelques raisons de le croire bien informé.
Une loi de 1848 a fixé le nombre d’heures dont se compose la journée de travail. – Eh bien ! soit que la loi ait oublié de spécifier ce qui n’avait pas besoin de l’être, il me semble, que ces règlements s’entendaient de la journée de travail des femmes aussi bien que de la journée de travail des hommes, soit que, conformément à un usage de tout temps établi et respecté en France, on n’applique pas la loi, les ateliers de couture et de modes ne participent pas, à ce qu’il paraît, au bénéfice de cette loi d’humanité, par suite de quoi les femmes subiraient des conditions que l’on a jugées trop fatigantes pour les hommes.
Un autre me signale plusieurs faits curieux à l’appui de ce que j’ai dit sur ce qu’il y a d’injuste et d’odieux à voir des hommes jeunes et valides exercer des professions sédentaires et sans fatigue au détriment des femmes, auxquelles ces professions semblent appartenir de droit. L’un de ces faits peut donner à réfléchir aux femmes qui vont acheter dans les magasins de nouveautés. Mon correspondant, se trouvant à dîner auprès du propriétaire d’un des plus importants de ces magasins, lui adressa quelques observations à ce sujet. – Eh bien ! savez-vous, mesdames, ce que le négociant lui répondit ? Il lui répondit que ces jeunes gens frisés et bien habillés étaient une amorce pour vous attirer, – que les charmes de ces poupards lui conciliaient la plus grande partie de sa clientèle, etc.
Je suis persuadé que le marchand se trompe, mais je devais vous avertir de l’idée qui pousse lui et ses confrères à cette exhibition d’hommes couturières et de modistes mâles ; – cette idée me paraît si odieusement offensante pour vous, que je suis convaincu que j’ai dès aujourd’hui toutes les femmes comme il faut dans mon parti. Quand cette pensée des marchands et de « leurs jeunes gens » sera suffisamment connue, nul doute que le premier marchand qui fera tenir sa boutique, vendre et auner ses étoffes par des femmes, fera une très-bonne affaire ; je ne parle pas, et pour cause, de la bonne action.
Puisque nous parlons des femmes, ajoutons un petit avis encore sur un autre sujet.
Il y a un mot qui m’a impatienté tout l’hiver : « Il fait froid ; je vais mettre mon talma. »
« Votre talma est bien joli. »
« Avez-vous votre talma ?
Qu’est-ce qu’un talma ? C’est un petit manteau court.
Autrefois, on aurait trouvé de mauvais goût, et je le trouverais encore, qu’une femme dît : « Faites chercher une citadine, ou une lutécienne, ou une sylphide.» On doit dire : « Faites chercher un fiacre. » On ne doit pas se piquer de connaître les détails et les transformations du fiacre : cela regarde ceux qui les font et ceux qui les mènent.
De même, qu’il plaise à un tailleur de donner une nouvelle forme ou un nouveau nom à quelque partie de notre costume, un pantalon, un habit, seront toujours pour nous un habit et un pantalon.
Les femmes ont tort d’adopter ainsi ces dénominations, pour deux bonnes raisons, et les voici :
La première, c’est qu’il est d’un goût médiocre d’être aussi bien au courant de la langue spéciale des couturières.
Il me semble entendre certains jeunes gens qui trouvent élégant, dans les boutiques où l’on mange, d’adopter une langue faite par ces autres messieurs frisés qui servent à table, et dont la place serait parfaitement encore occupée par des femmes.
Ainsi, on disait autrefois : « La carte à payer ; » c’était une expression très-claire et très-bonne.
Il est arrivé que, entre le garçon qui sert et la femme qui tient le comptoir, cela a dû prendre un nom ; en effet, la « dame du comptoir » inscrit à mesure chaque mets que l’on sert. – Quand vous demandez « la carte à payer, » elle n’a pas, elle, à faire cette carte, mais simplement l’addition. – Donc, pour elle et pour le garçon, – ce n’est pas « la carte à payer, » mais l’addition qu’il faut faire ; et il était très-logique que la chose se passât ainsi.
Vous au garçon :
« Garçon, ma carte, ou la carte à payer ? »
Le garçon à la dame de comptoir :
« Madame, faites l’addition, s’il vous plaît, pour que je puisse donner à monsieur sa carte à payer. »
Ce n’était pas une raison pour que vous prissiez l’habitude de demander « l’addition. »
Il est vrai que dans cette ligne d’élégance quelques personnes ont adopté d’autres expressions de l’invention des garçons de restaurant : « Un bifteck aux pommes pour un bifteck aux pommes de terre. » On comprend que le garçon, qui en demandera deux cents dans la soirée, abrège la formule, – mais vous qui n’en demandez qu’un, vous pourriez parler français sans trop vous fatiguer ; – car, sans cela, où vous arrêterez-vous ? Les garçons déjà ont trouvé de nouvelles abréviations : – ils ne disent plus « un bifteck aux pommes, » – mais « un bifteck pommes, » et même «un… aux pommes, » ou « un… pommes ; » de même que, pour « une bavaroise au chocolat, » ils crient : « une… chocolat. »
La seconde raison pour laquelle les femmes feraient bien de dire simplement mon manteau au lieu de dire mon talma, ou tout autre nom qu’il plaira aux couturières d’inventer, – est celle-ci : une femme qui se pique d’être à la mode – et quelle femme ne s’en pique pas ? – ne doit pas avoir besoin de constater que son manteau est fait « à la dernière mode. » Si on porte les manteaux « à la Talma, » il va sans dire que le manteau d’une femme à la mode est un manteau « à la Talma. » Il est très-humble de l’affirmer.
Il y aurait encore une troisième raison, que je n’avais pas annoncée parce qu’elle est un peu subtile ; mais cependant elle est très-réelle pour les personnes qui sont sensibles à la logique du langage.
Si vous entrez chez un chapelier, vous demanderez un chapeau de castor ou un chapeau de soie, un chapeau noir ou un chapeau gris ; mais vous ne direz pas à un homme qui reste devant vous, la tête découverte : « Mettez votre chapeau de soie, » ou « Mettez votre chapeau noir. » De même que vous ne direz pas :
« Je vous demanderai la permission de mettre mon chapeau gris » ou « mon chapeau de castor, » parce que, dans le premier cas, il s’agit d’une marque de déférence, dans le second d’une crainte du froid, et que, dans l’un et dans l’autre cas, la couleur, la matière, la forme du chapeau, n’y ont que faire.
Ainsi dites, si vous voulez, à votre couturière : « Faites-moi un manteau à la Talma ; » mais ne me dites pas, à moi : « Donnez-moi mon talma ; » ce n’est ni élégant, ni distingué, ni tout à fait français.
Je ne demande pas d’excuses à mes lecteurs si je reviens encore sur les professions sédentaires et peu fatigantes que les hommes usurpent sur les femmes. – J’y reviendrai plus d’une fois jusqu’à que j’aie obtenu un résultat, – ceux que cela ennuie feront donc bien de m’aider à obtenir ce résultat.
Pendant que ces hommes, jeunes et vigoureux, plient et déplient des étoffes, et exercent l’état de marchandes de modes et de couturières, il y a des femmes qui sont polisseuses et brunisseuses, et d’autres qui s’attellent à des charrettes de porteur d’eau.
Mais l’intérêt de ma cause ne m’empêchera pas de dire une autre vérité en sens contraire.
Je comprends tout le plaisir qu’il y a à trôner dans un comptoir dûment éclairé, à la vue et conséquemment à l’admiration des passants. – Mais il faut cependant avouer que la présence des femmes dans certains comptoirs n’est ni convenable ni avantageuse pour le débit de la denrée qu’elles ont à vendre : – je ne prendrai pour exemple qu’une des industries qui sont dans ce cas. Je déclare que, pour ma part, – s’agît-il d’un rhume de cerveau, – d’un cor au pied, – d’une écorchure exigeant l’application de taffetas d’Angleterre, – je passerai devant dix pharmaciens dans le comptoir desquels je verrai une femme, jusqu’à ce que j’en trouve un qui manque de cet ornement, – ne me souciant nullement de confesser mes infirmités, quelque légères et provisoires qu’elles soient, devant une femme ; – ajoutons le cas où ce serait la femme siégeant au comptoir qui serait embarrassée des confidences qu’elle aurait à entendre.