Dans la nouvelle aristocratie bourgeoise et financière, bien des gens se donnent beaucoup de peine pour montrer ce qu’on soupçonnait déjà, que s’ils ont attaqué et combattu les abus institués au profit de l’ancienne aristocratie, ce n’a pas été pour les renverser, mais bien pour les conquérir et en profiter à leur tour. – Je ne veux parler ici que des femmes. Eh bien certaines femmes ont dans les manières quelque chose d’apprêté, de roide, quelque chose de trop neuf qui aurait besoin d’être un peu chiffonné, et qui rappelle l’argenterie magnifique qu’un parvenu avait fait faire, et qu’il avait, – lui, – le bon sens de faire dégringoler par les escaliers, pour la bossuer et lui donner un certain air d’argenterie de famille venant d’ancêtres.
Ces femmes parlent et agissent comme danse un écolier à sa troisième leçon de danse : il fait des pas corrects avec des jambes en bois.
Je parlerai seulement des présentations.
On sait à quel point les Anglais poussent le scrupule minutieux des présentations ; parlez à un Anglais d’un homme qu’il rencontre tous les jours depuis vingt ans, si cet homme ne lui a pas été officiellement et méthodiquement présenté par quelqu’un, il vous répondra qu’il ne le connaît pas, et on ne fait rire presque que les Français en racontant cette histoire d’un Anglais qui se trouvé sur un bateau à vapeur au moment où un autre voyageur tombe à la mer. – « Monsieur, lui cria-t-on, vous voyez bien, voilà un homme qui se noie ! » L’Anglais prend son lorgnon, regarde le patient, et dit : « Impossible, il ne m’a pas été présenté. »
Certaines habitudes anglaises ont amené nécessairement l’usage des présentations. Il est d’usage que les familles fréquentent certaines réunions publiques, dont on fait partie moyennant un prix fixe, telles que le Vauxhall, le Ranelagh, etc., qui sont loin de ressembler, on le comprend, aux bastringues qui ont été établis en France sous les mêmes noms. Des familles et des personnes inconnues les unes aux autres, se rencontrant dans un endroit public, ont besoin, pour établir même les relations passagères d’une contredanse, de trouver une garantie dans la responsabilité d’un ami ou d’une connaissance commune. D’autre part, les usages parlementaires qui groupent les hommes par nuances politiques, sans autres conditions, ont rendu aussi la formule de la présentation nécessaire, et il est devenu tout à fait d’usage qu’un homme, de même qu’un billet de commerce, ne circule et n’ait cours que dûment endossé et sous la responsabilité d’une signature connue et notoirement solvable. Autrefois, dans la société française, qui se piquait d’être la société la plus polie de l’Europe, il était convenu tacitement que le maître de maison couvrait de sa responsabilité et garantissait suffisamment les unes à l’égard des autres les personnes qui se rencontraient chez lui. On eût paru fort surpris et fort choqué que quelqu’un ne s’en contentât pas.
Mais l’invasion des raouts en France, les révolutions fréquentes survenues dans les fortunes et dans les positions, cette manie fâcheuse de vouloir recevoir beaucoup de monde, dont la moitié est inconnue aux maîtres de la maison, ont dû amener et ont amené l’usage de la présentation, – c’est-à-dire que le maître de maison ne répond pas plus de ses hôtes que ne le ferait le maître d’une taverne ou d’un bastringue.
Il est évident qu’il ne faut pas mettre et laisser en présence des gens qui ne savent réciproquement ni leur nom ni leur position ; il faut bien que l’on sache qui est Oreste et qui est Agamemnon, pour ne pas parler légèrement devant eux de Clytemnestre ou d’Iphigénie. Mais l’usage d’annoncer, qui se perd chaque jour, obviait suffisamment à cet inconvénient.
J’admets cependant très-volontiers, attendu les susdites modifications survenues dans la société française, l’usage de la présentation ; cependant il ne faudrait pas porter la chose à l’excès, et on l’y porte, – voici comment :
Quel est le but de la présentation ? Voici deux personnes qui ne se connaissent pas ; un ami commun qui les connaît toutes deux dit à chacune : « Je connais telle personne ; sa position sociale, sa probité, la rendent digne de votre estime ; ce n’est ni un filou, ni un homme mal élevé, je m’en porte garant. » Mais, quand il s’agit des gens d’une notoriété incontestable, dont vous savez le nom, la position, les antécédents, – il est puéril de feindre de ne les connaître pas quand vous les avez rencontrés chez un ami commun. J’entendais l’autre jour une jeune et jolie femme dire :
– J’ai été fort surprise hier, M. *** m’a saluée à la promenade, et cependant je ne le connais pas.
– Quoi !… pas du tout ?… Vous savez toujours qu’il s’appelle, le comte de … ; sa famille est historique, lui-même a été soldat et s’est distingué au service.
– Oui… mais…
– Vous l’avez rencontré dans le monde ?
– Plusieurs fois… chez madame *** et chez madame ***.
– Eh bien ?
– Eh bien !… il ne m’a pas été présenté.
J’aime mieux l’histoire de l’Anglais que je vous racontais tout à l’heure.
Cette femme, qui est une charmante personne, du reste, se trompait beaucoup dans ce qu’elle croyait être d’une exquise distinction. – Si ceci tombe sous ses yeux, je ne suis pas fâché de l’en avertir… de loin. Elle est jolie, et n’a guère tort en sa présence.
1° Un homme bien élevé salue une femme, parce que c’est une femme, ne l’eût-il jamais vue précédemment, s’il la rencontre dans une situation, dans un endroit où il est incontestable qu’il la voit et où il s’établit entre eux la plus passagère, la plus fugitive, la plus imperceptible relation, – telle que la rencontre dans un chemin étroit à la campagne, – surtout si le chemin est assez étroit pour qu’il faille le partager ; – si elle passe devant lui, ou si lui est obligé de passer devant elle dans un escalier, par la même raison, et aussi parce que c’est une apparence de relation que d’entrer dans la même maison ou d’en sortir, et qu’un homme bien élevé ne laisse échapper ni une occasion, ni un prétexte d’être poli à l’égard d’une femme.
Si on avait dû faire une présentation entre cette charmante personne et M. ***, – et que cette présentation eût été faite par quelqu’un ayant du tact – on ne lui aurait pas présenté M. ***, – mais on l’eût présentée à M. ***, qui a cinquante-cinq ans, qui est d’une vieille et considérable famille, qui a une grande position personnelle, tandis que madame est une jeune, jolie et riche bourgeoise.
2° Il n’y a jamais aucune raison pour qu’une femme se montre surprise de la politesse d’un homme qui la salue ; ce serait montrer beaucoup de sottise ou beaucoup d’humilité. Je sais une ville de province, que je ne me soucie pas de nommer, – où les femmes ont établi qu’il est honnête et vertueux de prendre un air contrarié, désagréable et rechigné, lorsqu’un homme les salue. C’est manifester une extrême conscience de sa fragilité que de se sentir attaquée de si loin, et de se mettre en défense pour une hostilité aussi incertaine que l’est un salut. – Cela me rappelle toujours deux personnages de contes de fées : – l’un était si léger, qu’il mettait du sable dans ses poches au moindre zéphyr qui venait à souffler ; l’autre se croyait de verre, et évitait le moindre contact dans la crainte de se briser.