J’ai pris un parti : – céder aux femmes tout de suite ; – comme il faut finir par là, j’économise les frais de la guerre. – Un homme avait épousé une jeune femme ; il était riche, bien portant, on pouvait le croire heureux ; mais, tel que ce Sybarite qui se plaignait d’être blessé par une feuille de rose pliée en deux, la moindre contrariété agissait sur lui avec une incroyable puissance. Un matin, au déjeuner, il remarqua qu’on lui servait des œufs sur le plat, et qu’on lui en avait déjà servi la veille. Le jour d’après, voyant des œufs sur le plat paraître à table, il dit à sa femme : « Ah çà ! on ne mange donc que des œufs sur le plat ici ? » Ce qui n’empêcha pas qu’on lui en servît encore au déjeuner suivant. – Il fit un juron que je ne répéterai pas ici, et que chaque lecteur peut remplacer par son juron favori. – Puis il dit : « Ma chère enfant, je ne veux plus manger d’œufs sur le plat ; obligez-moi de donner des ordres à la cuisine ; car, la première fois que j’en verrai, je prendrai ma canne et mon chapeau, et j’irai déjeuner au café de Paris. »
Le lendemain, il descendit pour déjeuner ; mais il était de mauvaise humeur : son journal n’était pas arrivé assez tôt pour qu’il pût le lire dans son lit selon sa coutume. – Il se mit à table en le lisant, déplia sa serviette, la mit sur ses genoux sans lever les yeux ; sa femme le servit. – Le domestique plaça une assiette devant lui. – Il mit, lisant toujours, sa fourchette dans l’assiette, essaya de piquer quelque chose, et, n’y réussissant pas, il regarda, et vit devant lui, – sur son assiette, – des œufs sur le plat. – Furieux, il se leva, jeta sa serviette, prit son chapeau sans vouloir écouter sa femme, et alla du côté du café de Paris.
Chemin faisant, il se fit à lui-même une nomenclature de tous les défauts de sa moitié. Arrivé, il s’assit à une table, prit un journal, et le parcourut négligemment. – Un garçon vint à lui, et lui dit :
– Que faut-il servir à monsieur ?
– À déjeuner.
On place un couvert devant lui : puis le garçon revient, et dit : « Que commanderai-je pour le déjeuner de monsieur ? » – Notre homme lisait dans un journal qui lui était tombé sous la main un article malveillant sur un livre d’un de ses amis ; cette lecture l’attachait. – Il ne répondit qu’à une seconde question :
– Ce que vous voudrez.
– Monsieur veut-il des filets de chevreuil ?
– Non.
– Un poulet froid ?
– Je n’aime pas la volaille.
– Un fricandeau ?
– Pouah ! du veau !
– Un bifteck ?
– Non, je n’ai pas assez faim pour cela.
– Alors, je ne sais plus quoi offrir à monsieur.
– Comment ? il n’y a pas à déjeuner ici ?
– Au contraire, c’est monsieur qui ne trouve rien à son goût.
– Eh ! mon Dieu ! je ne suis pas difficile ; mais tout va mal pour moi aujourd’hui : – vous verrez que je vais finir par ne pas déjeuner.
Il prend la carte, la parcourt ; il est tombé sur les entremets sucrés ; il s’en aperçoit, ferme la carte avec colère la jette sur une table voisine.
– Mon Dieu ! c’est donc bien difficile de trouver à déjeuner ! Donnez-moi la première chose venue, – des œufs sur le plat.
* * *
Quelques efforts que fassent bien des gens pour ramener certaines époques, – celles où ils étaient riches et puissants, – les temps sont bien changés. La tabatière enrichie de diamants, toute vulgaire qu’elle était, était déjà tombée en désuétude sur la fin du règne de Louis-Philippe ; elle avait été remplacée par les porte-crayons d’or, contrôlés par la Monnaie, et en dernier lieu par la croix d’honneur. – Les rois sont partis, aussi bien ceux qui prêtaient à la poésie que ceux qui donnaient aux poètes. – Les projets néanmoins vont leur train. – J’ai lu dans un journal de modes qu’on veut essayer de ramener cet hiver les modes de l’Empire et du Directoire. – À cette nouvelle, il y a de jeunes femmes qui s’inquiètent de bonne foi. « Mais ce sera affreux, disent-elles. – Quoi ! faudra-t-il porter des tailles courtes ? disent les unes ; – faudra-t-il porter des cothurnes et des robes transparentes ? disent les autres. – Ce serait bien malheureux ; – ce serait indécent ; bien plus, cela m’irait mal.
– Mais qui vous y forcera ?
– La mode, si elle prend.
– À quoi reconnaîtrez-vous que la mode prend des robes diaphanes et des tailles courtes ? – et qui vous forcera, en tous cas, de la suivre ?
– Ça vous est facile à dire, à vous autres hommes ; si on porte des tailles courtes et des robes de tulle, il faudra bien que j’en porte.
– Mais qu’entendez-vous par on ?
– C’est bien simple : tout le monde.
– Mais ne faites-vous pas partie de tout le monde ?
– C’est vrai, mais on ne me consulte pas.
– Odieux on ! terrible tyran que ce on ! J’ai envie de lui réciter ici toutes les invectives que l’on adresse au tyran dans les tragédies, invectives auxquelles le tyran ne répond que pour fournir une rime difficile, ou une syllabe qui manquerait à l’hexamètre. Alors tout le monde, excepté vous, s’accorde pour décider que vous porterez des tailles courtes. – Je voudrais bien savoir où se réunit cette redoutable assemblée de tout le monde moins vous.
– Vous faites semblant de ne pas comprendre ; la plupart des femmes sont comme moi, elles obéissent aux décrets de la mode, elles portent ce qu’on porte.
– Alors on n’est déjà plus tout le monde ; – c’est même, de votre aveu, une minorité. – Où voyez-vous on ? – Comment faites-vous pour savoir ce qu’on porte ? – Où se promulguent les décrets de on ?
– Nous voyons les autres femmes.
– Mais qui vous assure que les autres femmes que vous voyez font partie de ce redoutable on ? Comment savez-vous si elles ne sont pas, au contraire, au nombre de celles qui, comme vous, obéissent sans examen aux lois arbitraires de on ?
Pourquoi ne seriez-vous pas vous-même on ? Pourquoi n’imposez-vous pas des lois au lieu de les recevoir ? – On, croyez-moi, n’est pas un législateur, c’est un tyran envieux. – Voyez ses principales ordonnances : elles ont pour but à la fois de cacher les difformités des unes et les beautés des autres. – Croyez-vous que les robes trop longues que On vous a fait porter pendant plusieurs années, et qui ne sont pas encore abandonnées, n’avaient pas pour but de cacher vos jolis pieds étroits et cambrés, en même temps que les gros vilains pieds plats de madame trois étoiles ? – On, c’est un conseil secret de vieilles et de laides ; chacune de leurs décisions est un arrêt en faveur de quelque laideur et contre quelque beauté. – On a de vilains pieds et vous en avez de charmants. – On promulgue un décret ainsi conçu : « À l’avenir, on cachera les pieds. »
On est un peu bossue, vous avez une taille souple et svelte, – nouveau décret : « On adoptera des espèces de paletots au moyen desquels toutes les femmes cacheront leur dos et leur taille. »
Certes, je ne suis pas dans l’habitude de prêcher la désobéissance aux lois, – j’ai souvent déploré la cause la plus réelle des malheurs de la France, c’est le peu de respect qu’on professe pour les lois depuis ceux qui y trouvent leurs garanties ; – mais on est un usurpateur, on n’est pas un gouvernement légal, on est un despote envieux, cruel, implacable.
Les ordres bizarres ou injustes de on ne sont pas des lois. – Il y a une loi et un devoir qui, pour les femmes, doivent passer avant les ordres qu’on leur donne avec tant d’insolence : – la nature vous a ordonné d’être belles, vous devez être aussi belles que vous le pouvez. Il y a dans Brantôme un fort bon raisonnement à ce sujet, et à propos de Marguerite, qui fut reine de France et de Navarre : – « Lorsque sa mère, dit-il, la mena au roy de Navarre, son mary, et passant à Coignac, où elle mist ses belles robes, elle dict à sa mère : « Je commence à porter et user mes robes, et les façons que j’emporte avec moy de la cour, car, quand j’y retourneray, je ne les y emporteray point, mais j’y entreray avec des cizeaux et des estoffes seulement, pour me faire habiller selon « la mode qui courra. »
« La reyne, sa mère, lui respondit : « Pourquoi dites-vous cela, ma mie ? car c’est vous qui debvez inventer les belles façons de s’habiller, – la cour les prendra de vous et non vous de la cour. »
« Comme de vray, ajoute le sire Brantôme, car elle inventa tant de superbes façons, coëffures gentilles, ornements et gorgiosités, que toutes les dames de la cour de France s’y sont mirées, et que, du depuis, paressant à la mode, elles sentoient mieux leurs grandes dames. »
* * *
Il n’y a que les gens qui aiment ou qui ont aimé qui comprennent les saintes délicatesses de la chasteté. Les religieux, les prêtres, n’y entendent rien et ont la pudeur grossière et indécente. Pendant la semaine qui vient de s’écouler, on a fait faire aux enfants catholiques leur première communion. J’ai cru être en proie à une hallucination quand j’ai entendu ce qu’on fait réciter et chanter dans les églises à des petites filles de onze à douze ans.
Une petite fille se lève, et, d’une voix aiguë, psalmodie ce qui suit :
ACTE DE DÉSIR.
Ô venez, le bien-aimé de mon cœur, chair adorable, ma joie, mes délices, mon amour, mon Dieu mon tout !
Mon âme impatiente languit sans vous, soupire après vous, vous souhaite avec ardeur, mon trésor, mon bonheur, ma vie, mon tout !
Une autre petite fille :
ACTE D’AMOUR.
J’ai donc enfin le bonheur de vous posséder ! Embrasez-moi, brûlez, consumez mon cœur de votre amour. Mon bien-aimé est à moi ! Jésus se donne à moi. Je vous aime de toute mon âme, je vous aime pour l’amour de vous.
Après ces actes, commencent les cantiques, extraits, comme les actes, d’un livre approuvé par l’archevêché de Rouen et imposé aux enfants des deux sexes par les curés du diocèse.
La plupart de ces cantiques se chantent sur des airs très-mondains ; le timbre qui indique ces airs admet que les enfants savent les chansons, – le plus souvent peu édifiantes, – pour lesquelles ils ont été faits.
Ainsi il y a cinq couplets sur l’air Je suis Lindor, ou l’on traite de la circoncision avec des détails chirurgicaux un peu trop précis et instructifs pour des petites filles.
Tu nais à peine, et de ton sang propice
Tu veux déjà sceller tes jours naissants !
……………………
Tu viens…………
Te présenter au glaive du grand prêtre.
……………………
Mon repentir…………
Mêle ses pleurs à ton sang adorable !
Autre cantique sur la dévotion du sacré cœur de Jésus :
Air : Un inconnu pour vos charmes soupire.
Cœur adorable !
Bonheur des cieux !
C’est lui ; je sens, je reconnais ses feux !
Cédons, mon cœur, à ton empire aimable.
…………Combien, à ta présence,
Naissent en moi de mouvements secrets !
……………………
Il m’est offert, ce baiser si divin !
Ne puis-je… reposer sur ton sein,
De mon amour t’y parler sans contrainte !
Autre cantique sur l’Église militante :
Vous, épouses fidèles,
Du plus fidèle époux,
Pour des ardeurs si belles,
Quels plaisirs goûtez-vous ?
Autre cantique :
Air : Dans un verger, Colinette…
J’ai perdu mon innocence.
Ah ! quelle perte ! ah ! quel malheur !
Innocence inestimable,
Que je te connaissais peu !
Quand, d’un bien si désirable,
La perte m’était un jeu !
Un autre cantique, sur un air nouveau, a pour refrain :
Échos, dites-lui que je l’aime.
Autre cantique :
Qu’il est doux de vivre en t’aimant !
Qu’il est doux de mourir de même !
Jésus, pour ta beauté suprême,
D’ardeur que j’expire à l’instant !
Autre cantique :
Air : Te bien aimer, ô ma chère Zélie !
Un Dieu puissant irrite mes désirs :
Il me consume, et je sens que je l’aime,
Et cependant je m’exhale en soupirs !
Autre cantique :
Cédons, mon âme, à Jésus qui me presse ;
En ce moment, il vient combler mes vœux ;
Il me reçoit, m’embrasse et me caresse,
S’unit à moi par d’ineffables nœuds.
Douce union, mélange incomparable.
……………………
Déjà mon cœur, plein d’un amour extrême,
Boit à longs traits les célestes douceurs ;
Et, reposant dans le sein de Dieu même,
Je goûte en paix les plus rares faveurs.
Autre cantique :
Air : Un inconnu pour vos charmes soupire…
Mon bien-aimé ne parait pas encore,
Trop longue nuit, dureras-tu toujours ?
Nuit, que j’abhorre,
Hâte ton cours.
Rends-moi Jésus, ma joie et mes amours !
Pour être heureuse, je n’attends que l’aurore.
De ton flambeau déjà les étincelles,
Astre du jour, raniment mes désirs,
Tu renouvelles
Tous mes soupirs.
Servez mes vœux, avancez mes plaisirs.
Autre cantique :
Air : Ô Fontenay ! qu’embellissent les roses.
…………Mon trésor et ma vie.
Époux divin dont mon cœur a fait choix,
Venez bientôt couronner mon envie…
Il est à moi ! …………
Je suis à lui pour la première fois !…
……………………
Je m’arrête. – Ôtez le nom de Dieu et celui de Jésus, et remplacez-les par les noms d’Arthur et d’Ernest, et dites-moi si, – à part le style, – on ne croit pas lire du Parny faible ou du Piron médiocre.
* * *
Les Gaulois avaient réservé aux femmes un beau rôle dans la guerre : à elles appartenait d’enflammer le courage des hommes, de récompenser la valeur, le dévouement à la patrie et même le malheur. De tout temps en France les femmes ont gardé ce double rôle, noble et touchant, de tresser les couronnes et de faire la charpie.
Mais, quand il s’agit de la guerre impie, quand il s’agit de la guerre civile, de la guerre des frères, le rôle des femmes doit changer : celui qui leur convient alors c’est le rôle des Sabines se jetant, belles et hardies, entre les Romains et les Sabins pour empêcher le meurtre de leurs pères par leurs époux, et faire rentrer les glaives sacrilèges dans le fourreau.
C’est ce que ne paraissent pas comprendre beaucoup de femmes aujourd’hui, qui se mêlent plus qu’il n’est nécessaire aux tracasseries et aux commérages de la politique quotidienne, qui se plaisent à agiter les esprits, à aiguiser les armes, et à les empoisonner au lieu de panser et d’endormir les blessures. Si les femmes ont reçu de la nature la douce et belle mission de récompenser le courage, quand il s’agit d’une guerre contre l’étranger, d’une guerre qui intéresse l’honneur des hommes, la gloire et la prospérité du pays, ce n’est pas la seule fonction qui leur appartienne, et surtout quand il s’agit de discussions entre enfants de la même patrie, leur devoir est d’adoucir la férocité naturelle des hommes, et non d’exaspérer des passions déjà assez acres d’elles-mêmes. Je n’ai pas la prétention de convaincre les femmes ; on ne les convainc pas, on les persuade quand on peut. Naturellement, elles sont mieux douées que nous ; elles savent en naissant plus que nous ne réussissons souvent à en apprendre pendant toute notre vie ; elles n’ont qu’à se laisser aller à leurs instincts, qui sont sûrs et généreux. Les femmes ne se trompent jamais que quand elles réfléchissent. Je veux seulement leur faire part d’une observation qui me frappe depuis quelque temps, c’est à propos de l’altération que donnent aux traits et au teint les préoccupations politiques, et qui m’oblige à dire, pour ne pas leur cacher une vérité importante, qu’une femme qui se jette dans les querelles politiques n’en a pas pour un an de sa beauté.