Une des prétentions des hommes a été longtemps, en France, la beauté de la jambe. Je suppose qu’un jour les jambes grêles, torses, cagneuses, se réunirent et décidèrent qu’il était parfaitement inutile de montrer des jambes incorrectes, et d’augmenter par une comparaison humiliante le triomphe de ceux que la nature avait mieux partagés sous ce rapport. On proscrivit en conséquence les culottes courtes, les bas de soie, les boucles de jarretières et de souliers, et on imagina les pantalons. Mais, si les jambes difformes ou sans formes étaient les seules qui se cachassent dans ces étuis de drap, le but n’était pas atteint : les jambes mal faites se comptèrent, et, se trouvant en immense majorité, elles promulguèrent alors que la culotte serait désormais ridicule. Par ce moyen la majorité cacha à la fois et ses vilaines jambes et les belles jambes de la minorité.
C’est un procédé très-fréquemment employé dans la société.
Nous le retrouvons dans les pratiques et les usages adoptés pour témoigner sa douleur de la perte des personnes que l’on aime ou que l’on est censé devoir aimer.
À en juger par ces usages, on serait tenté de croire qu’il a paru nécessaire de donner à la douleur permise et convenable des limites générales et communes en deçà desquelles toute manifestation serait déclarée peu décente, et, au delà, de mauvais goût. Il a été également convenu que ceux qui accompliraient scrupuleusement certaines pratiques simples et faciles seraient considérés comme éprouvant une douleur suffisante. Il est aisé de voir combien ces règles étaient nécessaires. La veuve de Mausole perd son époux : non contente de lui faire bâtir un magnifique sépulcre, elle laisse le tombeau vide et se nourrit de la cendre de Mausole. N’est-il pas fâcheux pour les femmes contemporaines, qui regrettent et pleurent suffisamment leurs époux, de se voir ainsi effacées et humiliées par cette veuve excentrique ?
Pour ne plus être exposées à de pareils désagréments, on a régularisé la douleur conjugale et mis un peu d’ordre dans les larmes.
Ainsi, une femme doit regretter son mari un an et six semaines ; – un homme ne regrette sa femme que six mois. – C’est-à-dire que la veuve, le matin du quatre cent soixante et onzième jour, et le veuf, à l’aube du cent quatre-vingt et unième jour, se réveillent gais et allègres.
Mais à quoi voit-on qu’une femme regrette son mari ? À quoi voit-on qu’un mari regrette sa femme ?
S’il fallait pleurer, se priver de tout plaisir, éviter toute distraction, on deviendrait à charge à soi et aux autres.
On a choisi ce qu’il y avait de plus convenable dans les diverses manifestations extérieures de la douleur. On a vu des gens mourir de douleur, d’autres s’arracher les cheveux, se meurtrir le visage et la poitrine, déchirer leurs habits, se rouler dans la cendre du foyer et dans la poussière des chemins.
On a commencé par imiter ces exemples donnés par les excentriques. Ainsi, dans l’Orient, et principalement chez les Juifs, on déchirait ses vêtements, mais il fallait que la déchirure eût une palme de long ; moins, c’était se montrer peu touché de la mort de ses proches ; plus, c’était de l’affectation ; mais rien n’était si facile que de se renfermer dans la règle. Dans certains cas, on pouvait recoudre la déchirure à des intervalles divers, mais fixés. De cet usage viennent ces paroles de Salomon, devenues proverbe et répétées souvent sans qu’on y attache leur véritable sens : « Il y a un temps pour déchirer et un temps pour recoudre. »
On a modifié cette manifestation tout en la conservant. Les manchettes effilées, qu’on portait jadis en deuil, simulaient ou rappelaient des manchettes déchirées dans l’égarement de la douleur ; les cheveux que les veuves cachent sous un bandeau font supposer qu’elles les ont arrachés dans le premier moment du désespoir.
La douleur se divise en plusieurs périodes pour les femmes veuves :
1° période. – Désespoir, six semaines ; ça se reconnaît à des vêtements de laine, une coiffure et un fichu de crêpe noir et de gaze de laine. Le désespoir ne sied pas à tout le monde.
Ma blonde amie, hélas ! tu vois sur mon visage
D’une prochaine mort le lugubre présage,
Et tu t’es demandé déjà, la larme à l’œil,
S’il faut mettre un volant à ta robe de deuil.
Laisse aux brunes, crois-moi, ces douleurs si profondes
Il leur faut ajouter aux regrets le chagrin
D’être laides trois mois sous le crêpe. – Les blondes
Se consolent plus tôt, – le noir leur va si bien !
2° période. – Douleur profonde, abattement, six semaines ; on reconnaît la douleur profonde à la robe qui continue d’être en laine noire, et l’abattement, qui a succédé au désespoir, à une coiffure en crêpe blanc.
3° période. – Chagrin adouci par les consolations des amis ; on espère rejoindre l’objet regretté dans un monde meilleur. Ces mélancoliques sentiments durent juste six mois, s’expriment par une robe de soie noire qui vient remplacer la robe de laine ; la coiffure est encore en crêpe blanc.
4° période. – La Providence cicatrise les plaies du cœur : à brebis tondue Dieu mesure le vent. Le regret n’a plus sa première vivacité que par intervalles ; quelquefois on a l’air d’oublier sa perte, mais tout à coup une circonstance, en apparence indifférente, vient vous la rappeler, et vous retombez dans votre douleur. Cependant, vous vous rappelez de temps en temps les défauts de l’objet aimé, mais pour y opposer ses précieuses qualités. Cela serait assez ennuyeux pour le monde ; aussi, on est convenu de l’exprimer simplement par un mélange de blanc et de noir dans les vêtements : cela veut dire absolument la même chose ; il ne s’agît que de s’entendre.
5e période. – Il n’y a plus qu’une douce mélancolie qui durera maintenant toute la vie, six semaines. Cette touchante et gracieuse impression se manifeste par des vêtements entièrement blancs, mais unis ; on souffre moins de la perte que de la privation actuelle d’un époux.
Un homme, au contraire, qui a perdu sa femme, ne s’afflige que six mois, mais aussi comme il s’afflige ! Il n’y a pas de variations ; son désespoir plus court est en même temps plus intense : c’est du désespoir concentré. Il n’y a pas de degrés, il reste au même point pendant les six mois. C’est facile à reconnaître à son habillement noir, à un crêpe à son chapeau, à un gilet noir en drap, à des boutons noirs en jais à sa chemise. On a eu soin, de même que pour la veuve, de ne pas le laisser aller à l’enterrement de l’objet regretté ; il en serait mort lui-même, et on lui a prodigué les raisonnements pour le rattacher à la vie, qu’il était décidé à abandonner.
Tout le temps que l’on est en deuil, on se sert de cire noire pour cacheter ses lettres, et l’on entoure de noir ses cartes de visite.
Dans les autres cas, pendant six semaines on porte de la laine, pendant six semaines de la soie, pendant les trois derniers mois on mêle le blanc au noir. Pour les oncles, tantes, cousins, cousins germains et issus de germain : on s’afflige pendant trois semaines, pendant quinze jours en noir, étoffe à votre gré, pendant huit jours en blanc et noir.
Quand on a quelqu’un en deuil dans ses amis ou dans ses connaissances, on lui doit une visite ou au moins une lettre de condoléance. Il est d’usage de mesurer ses discours sur la probabilité de la plus grande douleur possible, celle d’Artémise, par exemple, ou toute autre douleur célèbre. Fontenelle cependant jugea prudent d’envoyer à une jeune femme de ses amies qui venait de perdre un vieux mari une lettre de condoléance en blanc, se réservant de la remplir trois mois après. Quand il fut requis de le faire, il commença : « Madame, je vous félicite… » C’est tout à fait contraire à l’usage.
Qu’une veuve perde un mari vieux, avare et méchant, qu’elle hérite d’une grande fortune et de sa liberté, vous n’en devez pas moins l’engager à ne pas se livrer au désespoir et à mettre des bornes à sa douleur, en ayant l’air de croire que c’est la loi et l’usage seulement qui l’empêchent de se brûler sur un bûcher.
MADAME DE GENLIS. « Je ne sais pourquoi on a modifié et diminué successivement certaines manifestations convenues dans les deuils. Le deuil est l’image d’une douleur légitime et respectable. Les longs deuils ont toujours été l’une des preuves de la bonté de mœurs publiques.
« Jadis les veuves, tant qu’elles ne se remariaient pas, portaient à la cour un petit voile noir dans les jours de cérémonie, usage qui a subsisté jusqu’à la Révolution, ainsi que celui de tendre en gris la chambre à coucher des veuves durant toute l’année de veuvage. »
MICHEL MONTAIGNE. « Les dames argiennes et romaines portoient le deuil blanc, comme les nostres avoient accoustumé et debvroient continuer de faire, si i’en estoys creu. Les femmes de nostre temps réservent à estaler la véhémence de leur affection envers leurs marys perdus, tardif témoignage. Elles ont beau s’escheveler et s’esgratigner, ie me souviens de ce mot de Tacite : « Celles qui sont moins affligées « pleurent avec plus d’ostentation ». Jactantius mœrent « qu æ minus dolent. » Ne regardez pas à ces yeuls moites et à cette piteuse voix, mais à ce tinct et à l’embompôinct de ces ioues souls ces grands voiles ; c’est par là que la douleur parle françois. »
Quelle que soit la douleur de certains héritiers, il en est une plus grande encore : c’est celle qu’ils ressentiraient si celui qu’ils pleurent revenait à la vie. – C’est une des choses qu’il faut faire semblant de ne pas savoir. Pour ceux qui regrettent réellement les parents qu’ils ont aimés, ils feront bien de ne pas gêner le monde par l’aspect d’une douleur réelle ; ils feront bien de porter leur deuil en dedans comme pour les amis, ces parents choisis par le cœur. Également, si vous connaissez de ces gens-là, par hasard, ne leur adressez pas de consolations banales, car il y a une partie d’eux-mêmes qu’ils ont enterrée avec leurs chers morts. Leur seule consolation est l’espoir de ne jamais se consoler, c’est-à-dire de ne jamais oublier, de ne pas voir mourir dans leur cœur ceux qu’ils ont vus déjà mourir dans leur vie. Montrez à ces affligés qu’ils n’ont pas tout perdu, et que vous les aimez.
Mais cela n’a pas de rapport avec la civilité.
Les Chinois portent encore le deuil en blanc. J’ai lu que les Turcs le portent en bleu, les Égyptiens en jaune, les Péruviens en gris. Les rois de France portaient le deuil en violet. C’est la tristesse de la pourpre. On ne porte pas le deuil du pape, puisqu’il ne quitte la terre que pour aller au ciel. Ceux qui aimaient le pape défunt doivent se réjouir, et penser qu’il ne perd pas la vie, mais qu’il gagne la mort : non vita erepta, sed mors data.
Les princes portent le deuil les uns des autres, comme étant une espèce différente des peuples.
À la mort de Cromwell, la cour de France prit le deuil. Mademoiselle de Montpensier seule refusa de le prendre. Il y a quinze ans, à la mort de je ne sais quel prince étranger, un grand nombre de bourgeoises parvenues s’avisèrent de porter le deuil que prit la cour. Quelqu’un, que je ne nommerai pas, s’avisa de remarquer que la mort d’un célèbre danseur de corde avait eu lieu au même moment, et il répandit le bruit que c’était sans aucun doute du danseur de corde que portaient le deuil ces bourgeoises, qui n’étaient autorisées par aucun usage à porter celui du prince défunt. Cette plaisanterie arrêta l’élan. Mais on voit le ridicule se reproduire de temps en temps. Au moment où vous y pensez le moins, vous voyez en deuil une femme de votre connaissance. Vous n’osez d’abord lui demander qui elle a perdu : est-ce son père, ou son oncle ? Enfin, après tous les ménagements possibles, vous risquez votre question d’une figure dolente et d’un ton de circonstance, et vous apprenez qu’elle a perdu quelque prince portugais ou un archiduc allemand. Le deuil de cour ne doit se porter que par ceux qui ont une charge à la cour, ou par ceux qui y sont domestiques. C’est toujours un peu faire acte de domesticité que de porter un deuil qui n’est pas le signe d’un chagrin qu’on est au moins censé éprouver soi-même ; il n’y a donc pas de quoi être fier, et, surtout, c’est une étrange vanité que de le porter sans y être forcé ni même autorisé par l’usage.
Les modes et les façons d’exprimer les mêmes sentiments changent sur ce sujet comme sur les autres. Les dames romaines portèrent le deuil pendant trente jours après la bataille de Cannes ; les dames parisiennes, après l’invasion, en 1815, ne purent se consoler qu’en dansant et en valsant aux bals que donnèrent les Russes et les Anglais.
Il s’est fait depuis quelques années une révolution dans les lettres de faire part que les parents d’un mort envoient à leurs amis et à leurs connaissances, pour leur annoncer « la perte douloureuse qu’ils viennent de faire. » Autrefois, on disait : « Nous avons l’honneur de vous annoncer la mort de *** ; » puis, au bas de la lettre, en caractères beaucoup moins apparents, on ajoutait : « De la part de M.***. de M.*** et de M.***, etc. »
On donnait, comme il est décent de le faire, la place d’honneur au mort, et, comme il est naturel et raisonnable, c’était son nom qui le premier et seul d’abord frappait les regards.
Mais on a imaginé de remplir d’abord la page des noms des parents, après quoi on ajoute : « Ont l’honneur de vous faire part de la mort de M.***, » de sorte qu’il faut éplucher trente noms pour trouver celui du mort, et qu’il n’est pas rare qu’en lisant la lettre avec quelque négligence on se trompe et on se mette à regretter un gaillard que l’on rencontre le lendemain dans la rue. Ce changement, contraire à la décence et à la raison, n’a pas d’autre fondement que l’usage qui passe également d’écrire sur une lettre le numéro avant la rue : un caprice sans motif.
Il est pareillement assez difficile de démêler dans la liste à qui appartiennent les titres de parenté présentés pêle-mêle : « Ses père, mère, frères, oncles, cousins, petits-cousins, beaux-frères, etc. » Pour qu’une lettre de faire part fût rédigée d’une manière à la fois convenable et raisonnable, il faudrait d’abord revenir à l’ancien usage de mettre le premier et en évidence le nom du mort, ensuite faire suivre chaque nom de parent du titre qui lui vient du défunt :
« De la part de M***, son fils, de M***, son cousin, etc. »
On a appelé longtemps en France reines blanches les veuves de nos rois, à cause de la couleur de leurs vêtements de deuil.
Les Pères de Trévoux disent (1743) que le petit deuil se porte avec des rubans blancs, bleus et noirs.
Les veuves portaient autrefois à Paris et portent encore dans beaucoup de villes de province un grand voile noir qui, posé sur la tête, les enveloppe entièrement.
Certaines veuves, dans les éclats de, leur douleur pour la perte d’un mari, cherchent déjà à s’en assurer un second par cet échantillon de leur tendresse posthume.
On reprochait à une femme qui venait de perdre son mari après une union longue et heureuse de ne faire aucun étalage de son chagrin, et de ne manifester que négligemment au dehors le deuil qui lui remplissait le cœur.
– C’est, répondit-elle, que je ne songe pas à me remarier jamais.
VAUVENARGUES. « Nos consolations sont une flatterie envers les affligés. »
Comme les gens affligés par devoir ont beaucoup de peine à jouer ce rôle aussi longtemps qu’il est nécessaire ou convenu, il est d’une exquise politesse de leur fournir par la forme de nos consolations des raisons de ne pas le jouer trop longtemps.