Il est fort difficile d’être juste – et encore plus de passer pour l’être – ou du moins ce n’est pas le même chemin qui conduit à ces deux résultats. L’homme injuste qui se laisse guider par la haine ou par la faveur sera, sans aucun doute, proclamé juste et équitable par ceux qu’il favorise. Mais l’homme juste en réalité, qui donne à chacun ce qui lui est dû, et qui prend pour guide de sa conduite cette règle : « Amicus Plato, sed magis amica veritas – j’aime Platon, mais j’aime encore mieux la vérité que Platon » – cet homme n’aura répondu, dans un temps donné, ni aux désirs, ni aux espérances de personne, et, chacun – se croyant lésé chaque fois qu’il aura prononcé contre lui, tout le monde lui reprochera des injustices.
Je vais cependant, pour essayer de paraître équitable, raconter ici deux histoires que j’ai lues autrefois : l’une dans l’Anglais Addison, l’autre je ne sais où. – Je pourrais dire que la première de ces histoires prouve que les femmes ne valent pas grand’chose, et la seconde que les hommes ne valent rien. – Mais on fera bien de ne voir là que deux traits de perfidie isolés, et dont il serait injuste de rendre tout le sexe responsable.
Il y a une certaine époque où dans tous les romans l’héroïne, enlevée par des corsaires barbaresques, était menée au sérail ; là, elle l’emportait par ses charmes sur toutes les femmes du Grand Turc, qui concevait pour elle une passion violente et respectueuse à la fois. L’amant s’introduisait dans le sérail ; au moment de s’enfuir avec l’objet aimé, il était découvert et condamné à être décapité ou empalé avec sa maîtresse ; mais, au dernier moment, le soudan se piquait de générosité et leur donnait la liberté avec d’immenses trésors.
Les relations qui ont suivi la conquête d’Alger ont rendu ces romans assez ridicules, en montrant sur quelles mœurs de convention ils étaient fondés, et en faisant voir l’impropriété et le barbarisme d’un grand nombre de termes et de dénominations.
Voici l’histoire :
Deux jeunes époux se promenaient sur le rivage, au clair de leur lune de miel ; des corsaires les aperçoivent, les surprennent, les enlèvent, les chargent de chaînes et les emmènent en esclavage.
On les vend à un soudan. Le soudan devient éperdument amoureux de la jeune femme ; mais celle-ci lui résiste avec opiniâtreté. Pour le mari, il est employé aux plus rudes travaux. Cependant le soudan, encore plus avare qu’amoureux, ayant appris que le mari est fort riche, consent à leur rendre la liberté moyennant une rançon ruineuse. Le mari n’hésite pas et écrit dans son pays ; mais il ne reçoit pas de réponse. Un renégat, qui est très avancé dans la faveur du soudan, qui s’est montré très-compatissant pour les souffrances du jeune ménage, obtient de son maître que le captif ira chercher sa rançon et celle de sa femme. L’amour qu’il a pour elle est un sûr garant de son prompt retour. Il part, il vend tout ce qu’il possède, et se hâte de venir délivrer celle qu’il aime. Il serait difficile de dépeindre la joie qu’elle montre en le revoyant. Le soudan le reçoit à merveille. On comptera la rançon le lendemain ; mais dès ce jour il réunit les époux. Notre homme, exténué des fatigues de son rapide voyage, s’endort dans les bras d’une épouse adorée. Le matin il se réveille et ne la trouve plus à ses côtés. Il appelle, on entre, on le charge de chaînes, on le roue de coups de bâton. Sa femme s’est enfuie avec le renégat, en enlevant l’argent qu’il avait apporté d’Europe. La colère du soudan est telle, qu’à force de mauvais traitements il ne tarde pas à faire périr son prisonnier.
Voici l’autre histoire :
Un négociant fort riche avait un fils unique. Ce fils était l’espoir et promettait d’être la gloire de son père. Jamais on n’avait montré autant d’aptitude au commerce. À l’école, il prêtait des noix à gros intérêt à ses camarades, c’est-à-dire qu’à celui qui n’avait pas de noix, il en donnait six aujourd’hui et s’en faisait rendre dix le dimanche suivant. On donnait aux enfants deux plumes par semaine : il ne se servait que de trognons et bouts de plumes jetés à terre, qu’il ramassait soigneusement, et il vendait à ses petits camarades celles que lui donnait le maître de pension.
Ces heureuses dispositions ne firent que croître avec l’âge, et devinrent une passion qui ne laissa d’accès à aucune autre. L’amour du gain prit graduellement chez lui des proportions inusitées même dans cette classe d’hommes qui n’a pas d’autre soin et ne reconnaît pas d’autre mérite que de gagner de l’argent. Il avait vingt-quatre ans lorsque son père prit le parti de l’envoyer dans je ne sais quelle ville d’Amérique, pour y fonder un établissement qui devait fournir d’énormes bénéfices.
Mais une tempête survint, qui fit perdre sa route au navire démâté, lequel finit par venir échouer et se briser sur des récifs, auprès d’une île inconnue. Tout l’équipage fut noyé ; le jeune marchand fut jeté sur les rochers par les lames plus qu’à demi mort. Il fut longtemps sans connaissance ; quand il reprit ses sens, il se vit soigné par une femme. – Les ornements bizarres qui formaient sa parure lui firent reconnaître une Américaine sauvage ; si les os de poisson passés dans les oreilles, si les graines autour du cou et des jambes ne composaient pas une toilette très-riche, ni bien à la mode, en revanche la simplicité de ladite toilette permettait de juger, sans craindre d’erreur, de l’extrême beauté de la jeune fille. L’étranger ne put que la remercier du regard, tant il était brisé par les rochers sur lesquels la mer l’avait roulé. – Elle l’aida à se traîner dans une caverne, où, pendant quelques jours, elle lui apporta des fruits pour sa nourriture, et des herbes dont elle faisait des compresses pour panser ses blessures. – Quand il fut un peu rétabli, il lui exprima par ses signes le désir d’être mené dans un endroit où il y aurait des habitations. La jeune fille, employant le même langage, lui fit comprendre qu’il serait le très-bien venu parmi ses compatriotes, et qu’on lui prodiguerait les aliments les plus substantiels, mais dans le but de lui rendre l’embonpoint qui, joint à sa jeunesse, feraient de lui un rôti tendre et délicat – en un mot, l’île sur laquelle la tempête l’avait jeté était habitée par des anthropophages, le marchand n’insista pas. – Cependant il ne tarda pas à s’établir entre les deux jeunes gens une tendre intimité ; ce qui devint toute la vie de la jeune fille, ne fut qu’une distraction pour l’étranger ; pendant les absences de sa maîtresse, il traçait des signes et des caractères sur l’écorce des arbres, mais ce n’était ni le chiffre de Nehala, ni le sien ; il n’y fallait pas chercher ces tendres et peu ingénieux emblèmes dont on voit tatoués les arbres des forêts, où des amoureux ont caché leur bonheur.
Non, sur ces arbres le jeune homme avait tracé mélancoliquement des chiffres, des additions, des soustractions, au moyen desquels il avait établi par livres, sous et deniers, les pertes que lui avait causées son naufrage ; et quand la jeune fille, s’échappant pendant la nuit pour lui apporter des ignames, des dattes et des cocos, passait quelques heures auprès de lui, il lui adressait tendrement des questions sur les productions du pays, sur ce qu’on y pourrait acheter à bon marché, sur ce qu’on y pourrait vendre cher. Il avait supputé ce que les rochers lui avaient coûté. Il avait porté la somme au débit de l’île, et il fallait que l’île, tôt ou tard, la lui rendît avec intérêt à six pour cent, et d’honnêtes bénéfices qui pussent compenser, non-seulement ses pertes, mais encore le temps qu’il y perdait à faire l’amour, au lieu de trafiquer avantageusement.
Il arriva un jour où Nehala vint lui dire qu’on apercevait un navire semblable à celui sur lequel il avait fait naufrage. – Il s’empressa d’établir des signaux sur le rivage. – Ces signaux furent aperçus, une barque se détacha du navire et aborda sur la plage de l’île. – Nehala se livra à un profond désespoir quand elle comprit que son amant allait partir ; elle se jeta à ses genoux et le supplia de l’emmener. Le jeune marchand y consentit ; elle baisait ses mains et ses genoux pour lui montrer sa reconnaissance. Le navire les reçut et continua sa route. Le premier soin du naufragé fut de reporter correctement sur un vrai livre de papier la situation et l’encaisse qu’il n’avait pu confier qu’aux arbres de l’île qu’il abandonnait. – Sans cesse il relisait les détails peu consolants de ses pertes et méditait sur les moyens de les réparer en recouvrant ce que lui devait l’île sur laquelle il avait fait naufrage.
De ce navire, il ne tarda pas à passer sur un second qui le porta à sa première destination ; là il suivit scrupuleusement les instructions de son père relativement à l’établissement qu’il avait été envoyé pour fonder.
– Et Nehala ?
– Attendez donc, laissez-moi vous dire le plus pressé. En peu d’années cet établissement prospéra tellement, qu’il put retourner en France avec des résultats magnifiques.
– Et Nehala ?
– J’y arrive… Et quand son père, après l’avoir embrassé, voulut voir les détails des opérations si habilement et si heureusement conduites qui décuplaient sa fortune, il vit avec admiration sur les livres de commerce de son fils :
« Île de*** sur les récifs de laquelle j’ai naufragé le 17 mai 17…
« Doit : 5 colis cuirs salés
« 1 baril bismuth
« 1 caisse drogueries, etc., etc. »
Et sur le feuillet correspondant placé vis-à-vis :
« Île de***, etc., etc.
« Avoir : Vendu Nehala, 4, 000 fr. »
On raconte qu’une madame de Puysieux, sous Louis XIV, aimait tant la dentelle, qu’après en avoir fait tout ce qu’une femme peut en faire raisonnablement, et même un peu au delà, elle avait fini par porter la manie à un point singulier : elle faisait chercher et acheter à tout prix les plus belles dentelles, et elle les mangeait hachées menues et assaisonnées.
Qu’une femme paraisse dans un salon, très-parée, que ses ajustements riches, somptueux, de bon goût, effacent à l’instant ceux de toutes les autres femmes, il lui semble que rien ne manque à son bonheur, et son visage s’embellit de l’idée de ce précieux triomphe. Il faut cependant avertir les femmes d’une chose à ce sujet : c’est qu’il suffit à une femme d’avoir une robe nouvelle, ou un chapeau neuf, pour que toutes les autres femmes soient prêtes à accepter comme chose prouvée et incontestable, et à propager avec empressement, toute calomnie qu’il plairait à n’importe qui de débiter sur elle ce jour-là.
L’empire de la beauté est tel, que j’ai entendu un homme d’esprit, auquel on reprochait son attachement pour une femme fort sotte, répondre : « Moi, je ne l’écoute jamais ; seulement je la regarde parler. »
Je suis allé un peu dans le monde l’hiver dernier, et j’ai remarqué dans les habitudes des jeunes filles des changements qui ne m’ont pas paru heureux, à beaucoup près. Autrefois, au bal, les jeunes filles étaient toutes vêtues d’étoffes blanches, fraîches, légères et flottantes, qui correspondaient merveilleusement aux idées d’innocence, de virginité et de chasteté ; cela faisait penser à des anges enveloppées dans leurs ailes. Elles n’avaient que des fleurs dans leurs cheveux et point de bijoux. Aujourd’hui elles portent des robes magnifiques d’étoffes très-riches et très-chères dont je ne sais pas trop bien les noms – ces robes ne doivent pas paraître beaucoup de fois dans un hiver. – On rehausse encore tant d’éclat par de gros bijoux et des pierreries. Ces robes blanches n’étaient variées que par des ceintures roses, blanches, bleues, lilas, etc. ; tout le luxe de ces parures consistait en fraîcheur ; une robe et des rubans ne devaient pas être plus froissés que ne le sont les ailes d’un papillon qui sort de sa chrysalide – cela ne disait pas qu’une jeune fille était riche, mais cela faisait penser qu’elle était propre, soigneuse, jeune, pudique, innocente. Mais aujourd’hui les toilettes magnifiques, variées, et pour ces deux raisons ruineuses, mêlent d’autres idées aux idées riantes et poétiques qu’inspire la vue d’une jeune fille : on calcule involontairement le total des dépenses faites en robes pendant un hiver, et on se demande si on est assez riche pour épouser une fille dont la beauté est d’un si coûteux entretien. Beaucoup de filles gardent plus longtemps qu’elles ne le voudraient ce titre respectable à cause de cet appareil dont elles croient leurs charmes fort accrus, et qui n’a pour résultats que d’en détruire la puissance sur le plus grand nombre des épouseurs. Outre cette révolution dans les ajustements, j’en ai vu une autre dans les manières : certaines jeunes filles secouent la main aux jeunes gens de leur connaissance, leur parlent à haute voix, forment, entre elles, dans un coin du salon, des groupes auxquels viennent se mêler des hommes, et où l’on rit aux éclats.
Je voudrais pouvoir dire aux jeunes filles tout ce que ces façons de se conduire leur enlèvent de charmes. Jamais une jeune fille ne devrait être touchée par personne ; ses formes encore grêles et élancées, l’incertitude de son regard, tout semble lui indiquer que sa beauté est surtout faite d’innocence, de chasteté, d’ignorance. Sa beauté doit parler à l’âme et à l’imagination, et non aux sens comme celle des femmes.
De même qu’en donnant la main à un homme on doit ôter son gant, parce que la poignée de main est un signe, de bonne loi et de confiance, l’ancienne civilité avait très-délicatement institué qu’un homme ne devait jamais présenter la main à une femme que gantée. On paraît aujourd’hui ne pas comprendre tout ce que ce respect habituel ajoute de ravissements à l’amour.
Une des bénédictions qu’attire incontestablement la dévotion sur les femmes qui la pratiquent assidûment, est d’augmenter à un très-haut degré certaines facultés. Ainsi, je suis souvent frappé de l’accroissement de la mémoire chez certaines personnes qui vont régulièrement à l’église « les dimanches et fêtes. » En effet, n’est-il pas surhumain de voir une femme qui a passé une heure et demie dans une église, qui y a prié, qui y a suivi la messe sur son livre sans en passer une ligne, pouvoir cependant vous détailler, sans en oublier la moindre pièce, la toilette de chacune des deux cents ou trois cents femmes qui s’y trouvaient en même temps qu’elle ? Elle n’oubliera ni la chaussure, ni les gants – et n’attribuera jamais à une des fidèles les dentelles ou les bijoux d’une autre. Non-seulement cela exige, comme je le disais, un grand perfectionnement de la mémoire, mais encore un singulier et phénoménal développement de la vue, car les ferventes personnes placées à droite, à gauche, derrière elle, ne seront pas plus oubliées que celles qui sont placées devant – et elle les aura vues, elle aura retenu avec précision tous les détails, même les plus insignifiants en apparence, de leur parure, sans qu’on ait à lui reprocher des distractions notablement apparentes ni des mouvements de tête trop réitérés.
– Pourquoi les poètes et les peintres représentent-ils par des femmes les plus grands fléaux de l’humanité : la Guerre – la Famine – la Peste – la Mort – les Parques – les Furies – les Harpies – les Sirènes ?
Ajoutons aussi que les plus belles choses sont aussi signifiées par des femmes : la Justice – la Vertu – la Pitié – la Bienfaisance – la Gloire, etc. – C’est que les femmes sont extrêmes en tout. – La beauté et les vertus des femmes sont supérieures aux vertus et à la beauté des hommes ; mais une femme laide et méchante est plus laide et plus méchante que le plus laid et le plus méchant des hommes.
L’avarice est un mot féminin ; – les peintres n’osent pas représenter cependant une femme avare : – c’est toujours par un homme qu’ils traduisent cette horrible passion.
J’ai entendu une femme dire : « Ça n’est pas commode d’être veuve, il faut reprendre toute la modestie de la jeune fille, sans pouvoir même feindre son ignorance. »
En général, les moralistes sont des pédants qui proscrivent les passions au lieu de les diriger ; – ils ne sont arrivés qu’à supprimer la vapeur, et non le feu et l’eau, de sorte qu’on ne voit rien…, jusqu’au moment de l’explosion. Ils proscrivent l’amour, et les poètes, qu’ils traitent légèrement, ont parfaitement raison contre eux. L’amour est l’origine, la cause et le but de tout ce qu’il y a de grand, de beau et de noble. – Le vulgaire croit – d’après la Fable, – que la beauté est la mère de l’amour ; c’est l’amour au contraire qui crée la beauté, c’est l’amour qui met de l’expression dans le regard, de la grâce dans le corps, du charme dans l’esprit, de la vibration dans la voix ; l’amour est le soleil qui fait éclore les fleurs de l’âme : – c’est l’amour qui produit les nobles ambitions – c’est l’amour qui produit le génie.