V. La noblesse. – L’amour et le mariage. – La feuille de figuier. – Les hermaphrodites. – La robe bleue. – La peste. – Le divorce.

Ce sont les femmes qui mettent un peu d’ordre et de raison dans la société ; – elles seules ont le courage, dans un salon, d’assigner son rang à un grand poète, à un artiste distingué, fussent-ils pauvres, et de remettre à leur place les gens qui n’ont que de l’argent ou le nom de leurs ancêtres.

À ce sujet, je me permettrai une parenthèse.

Je ne suis pas tout à fait ennemi de la transmission héréditaire d’une partie de la considération qu’un homme de cœur et de génie a répandue sur son nom. – Noblesse oblige… quelquefois. – Mais il me semble incontestable qu’à l’égard de la noblesse, car c’est ainsi qu’on appelle ce reflet de considération, on devrait compter et procéder précisément en sens inverse de ce qu’on fait. D’après les idées admises sur ce sujet, les derniers descendants des grands hommes auxquels certaines familles doivent leur illustration sont beaucoup plus nobles que ces glorieux ancêtres.

Or, le fils d’un nègre n’est que mulâtre, le fils du mulâtre est quarteron ; puis, sous diverses dénominations, les descendants d’un nègre effacent graduellement et perdent à la fin le caractère de leur race.

C’est ainsi qu’il serait logique de procéder pour la noblesse. Le fils du grand homme anobli ne serait qu’à moitié noble, et le fils de celui-ci ne serait que quarteron ; puis, graduellement, il viendrait un moment où, au lieu d’être d’une plus haute noblesse, à proportion qu’il y a plus longtemps qu’on n’a eu de grand homme dans sa famille, on retomberait dans l’espèce commune, à moins qu’on ne se fît à son tour des titres nouveaux et personnels.

Si quelquefois noblesse oblige, on peut remarquer plus souvent qu’un homme très-distingué a absorbé pour quelque temps la sève de sa race et que rarement son fils a une valeur égale à la sienne. C’est une sorte de repos que prend la nature, de la même façon qu’on laissait autrefois une terre en jachère, c’est-à-dire sans culture pendant une année, après un certain nombre d’années de production, afin qu’elle put réparer ses pertes et recouvrer ses forces. Le produit des récoltes précédentes payerait l’impôt et le formage de l’année de jachère, mais ne suffirait pas pour payer dix ans, vingt ans de repos : de même le rayonnement de la gloire de ceux qui sont les ancêtres ne doit s’étendre que sur un nombre restreint de ceux qui n’ont pour mérite que d’avoir des ancêtres.

Revenons à notre sujet.

Dans l’amour, tout se fait à la dérobée, les amants aiment, désirent et recherchent la solitude. Ils n’imaginent pas d’île assez déserte pour y cacher leur bonheur ; ils ont horreur de l’indiscrétion des regards, et qui enlèverait le mystère à l’amour lui ôterait plus que je ne saurais dire. – C’est par degrés insensibles que des ravissements poétiques de l’âme on descend jusqu’à des joies plus substantielles ; l’amante n’a pas prévu l’instant de sa défaite, ni l’amant celui de son triomphe. Ces rapides moments sont ensevelis ensuite dans le mystère qui les fait presque oublier, ou du moins leur laisse une incertitude qui leur conserve longtemps tout leur charme.

Dans le mariage, au contraire, – non seulement pour la fiancée et pour le fiancé, tout est prévu, fixé d’avance, – tous deux savent le jour et l’heure de chaque chose, mais encore toutes les connaissances des deux familles sont averties de façon à ne pouvoir s’y tromper. Tout se passe en public, et, si de quelques détails on est séparé par une porte fermée, ni les circonstances, ni le moment précis, ne sont pour cela ignorés de personne ; c’est comme le récit de l’ancienne tragédie :

À peine nous sortions des portes de Trèzène…

Tout se passe conformément à un programme connu de tous.

Cela vient de ce que la civilisation a donné à l’amour toutes sortes d’infinies délicatesses, et que le mariage est resté pour ainsi dire à l’état sauvage et a gardé toute la crudité des mœurs antédiluviennes, c’est-à-dire de l’époque où la femme et l’amour n’étaient pas inventés.

Il faut que je revienne sur un sujet que j’ai déjà traité, parce que plusieurs lettres que j’ai reçues témoignent suffisamment que je suis loin d’avoir convaincu toutes mes lectrices. – Je veux parler des vêtements et des manières qui sont communes aux deux sexes.

Il n’y avait pas, dans l’origine, plus de différence entre un homme et sa femelle qu’entre un mouton et une brebis, qu’entre deux hirondelles où deux pigeons de sexe différents. – C’était assez pour le but de la nature, la propagation de l’espèce ; on aimait momentanément une fois par an, vers le mois de mai ; par suite de quoi la femelle mettait bas un petit vers le mois de février. Mais, depuis ce temps, l’homme a perfectionné beaucoup de choses autour de lui ; aux glands des forêts il a substitué graduellement tous les raffinements de la cuisine ; à la feuille de figuier il a fait succéder des progrès qui, pour le moment, ont pour résultat des robes trop longues pour les femmes, et l’habit de sénateur pour les hommes. Il a trouvé les roses remontantes qui fleurissent toute l’année, et des femmes dont on est amoureux toute sa vie. On a compris pour ce dernier perfectionnement qu’il fallait rendre la femme beaucoup plus différente de l’homme que la nature ne l’avait créée ; – on a coupé les cheveux de l’homme, et on a laissé aux femmes le diadème de leur chevelure ; on a donné à celles-ci les vêtements flottants qui ont tant de grâce, de mystère, de décence et de majesté ; – on a mis les hommes à l’air et au soleil pour les rendre basanés ; on a serré les femmes à l’ombre pour les étioler un peu et leur faire une peau fine et blanche ; il a été dit qu’en public les femmes mangeraient à peine ; il a été convenu que les femmes feraient semblant d’être faibles et timides, et que les hommes feraient semblant d’être forts et courageux.

On a percé d’abord le nez, puis les oreilles aux femmes pour y accrocher divers ornements ; on a laissé leurs mains inoccupées pour qu’elles fussent grêles et blanches, et on a couvert leurs doigts effilés de bagues en pierreries ; on leur a réservé les riches étoffes et les couleurs éclatantes – les hommes ne se permettant que le drap et les nuances sombres. En un mot, les hommes ont voulu que les femmes fussent belles, non-seulement de leur propre beauté à elles, mais aussi de la laideur qu’ils se faisaient à eux-mêmes. – Ils sont allés jusqu’à fumer du tabac pour se rendre l’haleine infecte, afin de faire ressortir davantage l’haleine pure et suave de l’autre sexe. – Ils ont imaginé tout ce qu’ils ont pu pour s’enlaidir, je n’en veux pour preuve que le chapeau auquel on s’est arrêté, et qui a résisté à toutes les transformations de la mode.

Ils ont procédé comme les Gaulois, nos ancêtres, qui choisissaient un tronc d’arbre dans une forêt, et, à force d’y appendre tout ce qu’ils possédaient de précieux et les dépouilles de leurs ennemis, la pourpre des sénateurs et les anneaux d’or des chevaliers romains, en faisaient une divinité qu’ils adoraient sous le nom d’Irminsul.

C’est ainsi que l’on a fait la femme et l’amour.

Mais il s’est rencontré des hommes d’abord qui n’ont pas compris cette charmante conquête – la seule dont je sache peut-être un véritable gré à l’esprit humain – ils ont été infidèles à ce pacte, à cette convention qui seuls peuvent nous conserver la femme, sans laquelle la vie serait une mystification monotone. Ils ont laissé pousser leurs cheveux et les ont fait friser ; ils ont coupé leur barbe ; ils ont enfermé leurs mains oisives dans des étuis de peau, pour les rendre aussi blanches et aussi faibles que les mains des femmes ; ils ont chargé leurs doigts de bagues, ils ont disputé aux femmes les riches étoffes, les couleurs éclatantes, les pierreries ; ils sont devenus débiles et ont abandonné tous les exercices du corps ; ils ont fait des mines et ont adopté de petites manières.

Alors naturellement il s’est trouvé des femmes qui, voyant ces hommes venir à elles, ont fait la moitié du chemin et sont allés à eux : – elles ont pris l’habitude de secouer la main, au lieu de donner leur main à baiser ; elles ont laissé voir qu’elles sont aussi fortes et plus résolues que les hommes ; elles ont revêtu les gilets, les pantalons et les cravates des hommes, sous prétexte de monter à cheval ; elles ont arboré jusqu’à notre hideux drapeau ; elles ont, au moyen du gilet et du jabot, dissimulé leur gorge ; elles sont allées dans les tirs et dans les écoles de natation, et quelques-unes ont fumé des cigarettes pour perdre la douceur de leur haleine.

De sorte que, à force de perfectionnements de ce genre, nous revenons tout doucement à l’homme sauvage – c’est-à-dire à l’homme et à la femme semblables, c’est-à-dire à l’homme mâle et à l’homme femelle, c’est-à-dire à l’amour grossier et périodique.

J’ai vu ce que peut devenir une femme qui se rapproche des hommes et qui ne conserve avec notre sexe que les différences que la nature lui a assignées ; je voudrais pouvoir faire passer un instant devant les yeux des lectrices cette hideuse chose. Mais dix volumes de paroles ne produiraient pas l’effet que causerait une minute de l’aspect de cette créature que je n’ai vue qu’une fois – Dieu aidant et moi aussi.

Cet être était logeur dans une rue qui avoisine la rue Rochechouart. Il avait une redingote vert-olive et un pantalon gris, de grosses bottes déformées, un chapeau devenu, sous la pluie, roux et un peu chauve, une cravate bleue et un col empesé : – il portait un jonc à la main – elle avait l’allure cadencée d’un tambour-maître – il n’avait gardé de son ex-sexe que des oreilles percées ; elle avait des cheveux gris taillés en brosse.

Un homme de ma connaissance demeurait dans l’hôtel garni que tenait ce monstre. Il m’avait averti du sexe de son logeur. Ledit logeur sortait comme j’arrivais. Je lui demandai l’homme que j’allais voir. « Jean, cria-t-elle à un domestique d’une voix rauque, monte voir si M. *** est chez lui. Allons donc ! – plus vite que ça, b… de clampin ; as-tu peur de te fatiguer, sac… n…de D… de femmelette ? »

Elle exigeait qu’on l’appelât monsieur, et disait souvent : « Je suis bon garçon, moi » ou : « Parole d’honnête homme. »

Jamais je n’ai voulu, en retournant dans cette maison, m’exposer à revoir cet être hybride ; – mais je n’ai pu l’oublier, et chaque fois que je vois une femme adopter quelque partie de vêtement masculin, ou imiter les manières de notre sexe, je pense à ce personnage, et je me dis : «Voilà où cela conduit ! » Si je pouvais joindre ici son portrait dessiné par Gavarni ou Henry Monnier, ma cause serait à tout jamais gagnée, et celles des lectrices de cette feuille qui ont des gilets et des cravates en auraient bien vite fait justice.

Parlons d’autre chose :

Les Égyptiens pensaient que le cœur de l’homme grossit depuis la naissance jusqu’à cinquante ans, puis qu’ensuite il diminue progressivement jusqu’à la fin de la vie.

Une femme qui aime un homme d’esprit l’aime moins pour l’esprit qu’il a que pour l’esprit qu’on lui trouve.

C’est un homme peu recherché des femmes que celui qu’elles ne croiraient enlever à personne. Ce n’est pas pour l’avoir, mais pour l’ôter à une autre que l’on prend un amant. Si une femme aimait la peste, il se trouverait des femmes pour rendre la peste infidèle et tâcher de la lui enlever.

Rien ne rend aimable comme de plaire – le succès engendre le succès, c’est pourquoi les grands artistes qui doutent toujours d’eux-mêmes ont besoin d’être flattés. Les femmes sans cesse entourées de flatteries et ne doutant jamais de leur succès doivent un grand charme et une grande puissance à cette conviction.

On ne parle pas à dix heures du matin à une femme comme on lui parle à dix heures du soir – le soleil a une sévérité qui intimide les hommes ; la nuit, au contraire, donne aux amoureux tout le courage qu’elle ôte aux autres hommes. Il suffit que telle femme ait sa robe bleue pour qu’on n’ose plus lui exprimer des sentiments qui auraient fait explosion si elle avait eu sa robe rose.

Une jeune fille, belle et charmante, va épouser dans huit jours un vieillard décrépit, quinteux, sale et malsain. Tous les amis de sa famille se succèdent pour la féliciter, et ses amies à elle lui portent envie et la haïssent en pique-nique : – c’est que le vieillard est riche et a un titre. – Personne, excepté moi, ne songe à la plaindre de la voir condamnée à cette ignoble prostitution – et moi-même je cesse de la plaindre quand je l’ai vue, car elle est enchantée et enorgueillie. Personne non plus ne songe à la mépriser, le mépris est réservé pour les filles que la faim force à se vendre pour cinq francs. – Pour moi, après avoir vu ce spectacle, j’aime moins les femmes pendant huit jours : – un seul fait de cette nature déshonore toutes les femmes, en montrant que cela est possible.

On prend soin de m’avertir de divers côtés que je commets une grave imprudence en parlant des femmes comme je le fais – cependant celui qui se plaint de la piqûre des cousins témoigne qu’il a été souvent piqué, qu’il a l’épiderme sensible, et qu’il se promène volontiers sur le bord des ruisseaux où voltigent les cousins. Il n’y a qu’un homme qui aime les femmes qui peut en avoir assez souffert pour en savoir et en dire un peu de mal. D’ailleurs, je ne crois pas en dire de mal.

Je sais du reste un moyen plus vulgaire et très-facile de se concilier les esprits : parler bien des femmes en général, et en particulier les immoler successivement toutes à la vanité de chacune. C’est parce que je les aime que je n’agis pas ainsi.

On a supprimé le divorce comme immoral. On lui a substitué la séparation. Je crois que l’on s’est trompé.

Depuis la suppression du divorce, on l’a vu dans une progression assez inquiétante remplacé par l’arsenic.

Il y aurait, tant que l’on conservera la séparation, au moins une importante modification à y apporter.

L’homme séparé légalement de sa femme a perdu sur elle toute autorité, ou du moins celle que la loi lui laisse dans certains cas très-graves est tout à fait illusoire.

Pourquoi laisser aux époux séparés un nom commun qui les conserve encore solidaires et responsables des faits l’un de l’autre ?

L’homme peut rendre le nom commun odieux ou ridicule, rien n’empêche alors la femme de le quitter ; mais, si c’est la femme qui traîne ce nom dans la fange, l’homme, qui n’en a pas d’autre, est forcé de le garder et de le porter, quelque sali qu’il soit. La femme d’ailleurs n’est pas déshonorée parce qu’elle porte le nom d’un homme qui a des maîtresses. Il n’est pas commode pour un homme de porter le nom d’une femme qui a dépassé un certain nombre d’amants.

La femme séparée emporte tout ce qu’elle a apporté, – pourquoi l’homme, de son côté, ne garderait-il pas son nom ? – La femme pourrait alors reprendre le nom de sa famille en se faisant appeler madame.

Il est singulier que dans les séparations chacun reprenne son bien, dont aucun des deux conjoints ne veut laisser l’administration à l’autre, et que l’un des deux soit obligé de laisser à l’autre l’administration de son nom et de son honneur.

Je voudrais connaître une raison en faveur de cette inégalité ; je n’en ai pas trouvé jusqu’ici.

L’amour cesse presque toujours au moment où il allait devenir raisonnable et fondé sur quelque chose.

Entre la nouveauté et l’habitude, l’une attrait invincible, l’autre lien puissant, il y a à franchir un abîme dans lequel l’amour tombe et périt presque toujours.

Il y a des gens tellement grossiers, qu’on s’attriste de partager quelque chose avec eux. On s’accoutume à leur voir les richesses et les honneurs – mais on est choqué de les voir aimer et être aimés.

Voyez si les femmes peuvent impunément ressembler aux hommes. La calvitie ne messied pas à un homme. – J’ai entendu dire, sans être jamais de cet avis : « Les lunettes vont bien à M. tel. » Eh bien ! qui peut se représenter comblant les vœux de son amant une femme chauve et en lunettes ?

Il est une grande vérité que j’ai découverte il y a longtemps déjà, et malheureusement je suis obligé de la garder pour moi, faute d’avoir pu trouver un moyen convenable de l’exprimer ; cependant, elle est si importante au fond, qu’il serait bon de la faire apprendre par cœur dans les pensionnats de demoiselles : elle garantirait les filles et les femmes d’un piège dans lequel elles tombent le plus souvent. – Mais elle est si rude, si peu mesurée dans la forme, que, depuis une dizaine d’années qu’elle s’est épanouie dans mon cerveau, je n’ai pas osé la livrer aux imprimeurs ; car il n’y a pas eu jusqu’ici moyen d’en modifier la forme sans la détruire tout à fait. Je sais bien que beaucoup de personnes pardonneraient à la forme en faveur du fond, – et que je pourrais la dire à presque tout le monde individuellement. – Mais je viens encore de chercher pendant une demi-heure, et il est impossible de l’expliquer publiquement. J’en suis d’autant plus fâché, que le piège que je signalerais est toujours tendu, et que chaque jour il y tombe de nouvelles victimes. Je chercherai encore, mais je n’espère guère trouver.

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