VIII. La morale de papier

Les moralistes souvent ressemblent à ces gens qui cherchent le mouvement perpétuel, et qui dans leurs combinaisons ne tiennent compte ni des frottements, ni de la résistance d’abord et de l’usure ensuite qu’ils amènent. Ces gens construisent des vertus qui fonctionnent admirablement sur le papier et en petit, mais qui, appliquées en grand, s’emmêlent, s’enchevêtrent et se cassent : par exemple, ils suppriment un beau jour les égouts. En effet, disent-ils, – ces cloaques sont hideux aux yeux et infects à l’odorat. Mais, comme ils ne peuvent supprimer la pluie, comme ils laissent subsister les ruisseaux, ils n’obtiennent qu’un complet gâchis et une inondation générale de fange. La vapeur leur déplait, ils bouchent l’orifice des chaudières ; mais, comme ils ne peuvent ni supprimer l’eau, ni éteindre le feu, ils ne réussissent qu’à causer de terribles explosions.

Je ne sais rien qui m’impatiente autant que ces austérités de papier qui, pour avoir l’air de placer la morale très-haut, amènent le résultat que voici : chacun exige que les autres pratiquent ces règles dans toute leur austérité, et en même temps s’en dispense parfaitement soi-même ; – bien plus, il arrive à la plupart des gens, sur les routes de la vie, ce qu’il arriverait aux chevaux sur le turf en pareille circonstance. – Élevez des barrières de quatre à cinq pieds, les chevaux les franchiront ; – mais avisez-vous de placer des barrières de sept ou huit pieds, les chevaux passeront résolument par-dessous, sans même essayer de sauter.

Voici deux filles en âge de se marier.

L’une appartient à une famille aisée, elle épouse correctement un homme accepté par la famille. Les parents, les amis, ont assisté au mariage ; la mariée a reçu de riches présents, elle est dame, elle commande dans la maison. Bientôt on se dit à l’oreille dans la famille que le ciel a béni l’union des jeunes époux ; cette heureuse nouvelle ne tarde pas à être communiquée aux amis et aux connaissances. L’amour de l’époux en est augmenté : tout le monde entoure la jeune femme de tendres soins et d’une sollicitude empressée ; ses moindres caprices sont des lois, ses plus ridicules fantaisies sont prévenues. Bientôt elle promène avec fierté les signes visibles de son heureuse fécondité. Elle attend avec une impatience mêlée de quelque crainte l’instant où elle mettra au jour cet enfant si aimé d’avance ; elle a choisi le parrain et la marraine, elle cherche pour lui un nom harmonieux, elle prépare la layette de cette chère poupée ; rien n’est trop beau et trop riche pour elle.

L’instant arrivé, sa mère, son époux, l’assistent et l’encouragent, les soins les plus minutieux l’entourent, un médecin choisi entre les plus célèbres, une garde expérimentée, ont été appelés longtemps d’avance. Elle restera dans une chambre embellie de tout ce que le luxe peut inventer, pendant tout le temps nécessaire pour conjurer tous les accidents possibles et impossibles. On lui tient compagnie, on lui parle de son marmot, on tire de ce rudiment de visage toutes sortes de pronostics heureux pour les vertus et les talents du nouveau-né, on lui présage les destinées les plus hautes. Pendant ce temps, la jeune mère, aidée d’une garde et d’une servante, soigne cette petite créature, pour laquelle tout ce qui est nécessaire et même inutile a été préparé à grands frais.

L’autre jeune fille est une ouvrière, vivant péniblement du travail de ses mains, Un homme se présente qui la demande en mariage ; il faut faire chercher des papiers au pays du futur ; cela amène des retards. L’ouvrière n’est pas gardée par une mère et par des servantes, il faut qu’elle sorte le matin pour aller en journée, et qu’elle revienne seule le soir. Son fiancé l’attend et la reconduit ; il est amoureux, il prodigue les promesses et les serments, elle cède à sa passion ; – puis les papiers n’arrivent pas, le séducteur disparaît ; la malheureuse jeune fille s’aperçoit que sa faiblesse ne tardera pas à avoir des suites évidentes ; si elle a une famille, elle n’a à en attendre que des reproches et de mauvais traitements ; sa raison se trouble ; que faire ? que devenir ? Elle dissimule de son mieux les premières apparences de sa situation ; elle s’impose des tortures inouïes ; elle décuple par là les incommodités naturelles de sa situation. Ces incommodités, il faut les cacher avec soin ; bien loin d’attendre des secours et des encouragements, il faut ne pas interrompre un instant un travail assidu, à peine suffisant déjà. – Chaque jour elle augmente ses souffrances par des précautions nouvelles ; mais elle a beau faire, les soupçons commencent à naître. – Ne croyez pas que ces soupçons excitent la pitié ; non, elle ne trouvera que mépris et abandon : les gens chez qui elle travaille lui refusent de l’ouvrage ; ses parents la chassent ou la maltraitent, de telle sorte qu’elle s’enfuit ; elle va se cacher dans un grenier, – Là elle travaille encore, si toutefois elle trouve encore du travail ; – elle travaille dans les intervalles que lui donnent ses souffrances. Personne pour l’aider, pour l’encourager, pour l’aimer. – Cet enfant qu’elle sent tressaillir dans ses entrailles, il n’aura pas de père, – rien n’est préparé pour le recevoir ; – elle a vendu pièce à pièce ses vêtements pour subvenir à l’insuffisance de son travail ; – cependant elle a fait une part pour celui qu’elle attend ; cette part est sacrée ; – elle n’a plus qu’une robe ; – elle a employé jusqu’à la couverture de son lit pour lui faire des langes. Au dernier moment, une voisine est émue de pitié et vient l’assister ; mais cette voisine est pauvre comme elle, elle ne peut que donner son temps et ses conseils ; – pas une mère, pas un époux au moment de l’épreuve – pas de feu, pas de bouillon, pas de linge. – Cependant l’enfant a fait entendre un premier cri ; – l’instinct maternel s’éveille, elle est heureuse, elle le couvre de caresses ; – elle lui livre un sein à peine gonflé – elle retrouve du courage. – Au bout de deux ou trois jours elle se lève, elle reprend son travail ; c’est pour lui qu’elle travaille maintenant. – Elle n’a plus besoin que de quelques heures de sommeil ; son cher trésor lui donne Une force surhumaine. ; elle voudrait tout lui donner. – Volontiers elle se priverait de nourriture pour lui acheter quelques ornements. – Elle ne mange que parce qu’il faut du lait à la chère créature, et que son lait se tarirait si elle ne mangeait pas.

Quel est le sentiment que doivent exciter ces deux situations à peine esquissées ? Sans doute la pitié, la compassion, l’admiration, pour la seconde des deux femmes. – La première est heureuse ; tout ce qu’on peut faire pour elle est de ne pas l’envier.

– Vous n’y êtes pas : – que la seconde vienne demander de l’ouvrage à la première ; que celle-ci apprenne que c’est une fille qui a un enfant, et il y a dix chances pour une qu’elle la repoussera avec dédain.

Partout la première sera estimée, honorée, pour son bonheur ; la seconde sera méprisée, rejetée pour son infortune et pour son dévouement héroïque.

Et l’on s’étonne ensuite de la fréquence des infanticides, et l’on s’étonne du désespoir criminel dans lequel tombent tant de malheureuses créatures sur lesquelles on accumule toutes les misères et toutes les hontes ! Déjà leur situation, leur présent, leur avenir, sont de se dévouer à la misère, à la faim, à l’insomnie, pour élever leur enfant, et vous y ajoutez encore le dédain, l’abandon, l’insulte, et vous êtes surpris que, dans cette terrible alternative, entre un crime qu’on espère cacher, et qui alors enlève la misère et la honte, et un courage héroïque qui, pour prix des plus continuels et des plus complets sacrifices, n’attirera que le mépris, vous êtes surpris que ce soit quelquefois le crime qui l’emporte !

N’a-t-on pas de ce temps-ci supprimé plusieurs tours des hospices d’enfants trouvés, et les grands moralistes qui ont obtenu ce résultat n’ont-ils pas constaté avec orgueil qu’on déposait alors moins d’enfants dans les hospices, sans remarquer qu’on en déposait beaucoup plus sur les grandes routes, au fond des puits et dans les étables à pourceaux ?

C’est à tort qu’on a pris pour prétexte la crainte d’encourager le désordre ; – il est évident que la femme qui ne s’abandonne qu’après le contrat fait une meilleure affaire que celle qui cède à l’amour sans faire ses conditions, et que toute femme aimera mieux le premier parti que le second. Il est plus évident encore que toute femme qui abandonne son enfant y est forcée mille fois, et que cet instinct maternel, le plus puissant de tous les instincts, est une garantie suffisante contre l’abus de l’asile offert aux enfants.

Donc, au lieu de fermer les tours, offrez des retraites à ces pauvres créatures abandonnées, – créez des colonies où leurs dépenses et leurs travaux en commun arriveront à se compenser, et donnez-leur leurs propres enfants à élever, au lieu de confier les enfants trouvés à des mercenaires, et vous obtiendrez des résultats que toute la sévérité des lois n’a pu obtenir et n’obtiendra pas.

Et ne faites pas comme les chiens qui se jettent sur le chien que l’on bat, et qui le mordent à belles dents. – Apprenez à ne pas mépriser le malheur, ce sera déjà vous mettre en route pour le respecter.

Il est une autre considération qui m’a souvent frappé à propos des femmes de la classe ouvrière, et de l’insuffisance de leurs moyens d’existence. Les hommes ont graduellement et successivement usurpé tous ceux d’entre les métiers qui naturellement appartenaient aux femmes, qui pouvaient offrir des produits suffisants : – on ne leur a laissé que ceux qui n’ont pas paru mériter d’être pris, c’est-à-dire ceux qui ne peuvent nourrir et entretenir les malheureuses qui les exercent.

N’est-il pas honteux et criminel de voir dans les magasins de modes et de nouveautés, chez les marchands d’étoffes – ces armées de jeunes gens de vingt à trente ans, occuper leur vigueur et leur jeunesse à auner, à plier et à déplier des étoffes ? N’est-ce pas là un métier qui devrait être exclusivement réservé aux femmes ? Et les coiffeurs ? Devrait-il y avoir des coiffeurs ? Les femmes n’exerceraient-elles pas au moins aussi bien cette profession que les hommes, qui en ont tant d’autres où ils trouvent l’emploi de leur force, et qui ont toujours la ressource de se faire soldats ? Tous les métiers qui se servent de l’aiguille n’appartiennent-ils pas aux femmes par une sorte de droit ? – Devrait-il y avoir des hommes qui cousent ? devrait-il y avoir des tailleurs ?

Les seuls métiers que l’on a laissés aux femmes sont ceux qu’on a dédaigné de leur prendre, c’est-à-dire ceux qui ne les nourrissent que lorsqu’elles se sont habituées graduellement à vivre avec une nourriture insuffisante, qui ne leur permettent jamais de prévoir une maladie, encore moins la vieillesse.

Je suis arrêté à chaque instant par la crainte de choquer cette égoïste et cruelle pruderie qui met un voile sur les plaies pour n’avoir pas à les guérir ; – cependant il faut que je dise la vérité.

On s’est élevé avec raison contre le célibat auquel on condamnait les filles dans les couvents ; – là cependant tout les préserve, tout les garantit, tout calme ou distrait leur imagination. – Il ne vient pas, pour les recluses, se mêler aux instincts de l’amour les séductions du bien-être et du luxe. Qu’est-ce donc en comparaison que ce célibat au milieu du monde, au milieu de toutes les misères et de toutes les séductions auxquelles sont condamnées en si grand nombre les filles de la classe ouvrière ? Comment espérez-vous qu’elles s’y résigneront toutes, et ensuite, parmi celles qui s’y résignent, croyez-vous qu’aucune ne cédera aux entraînements, ne tombera dans les pièges sans cesse tendus sous ses pas ?

Appelons fautes, si vous le voulez absolument, ces chutes presque inévitables ; mais mettons des garde-fous aux précipices, jetons des ponts sur les rivières, – et ne nous contentons pas de jeter des pierres à ceux qui y tombent ; et surtout ne nous enorgueillissons pas d’agir ainsi, et ne nous croyons pas vertueux pour cela.

Restituons aux femmes tous les métiers qui n’exigent pas la vigueur de l’homme ; faisons en sorte qu’elles puissent gagner leur vie ; car sans cela, elles n’ont pas de position possible en dehors du mariage ou de la prostitution. Gardons le mépris pour la honte, et ne le déversons pas sur le malheur. Ne laissons pas tant de pauvres créatures séduites, trompées, abandonnées, dans une situation où il faut de l’héroïsme pour éviter le crime. Essayons une de ces colonies où ces pauvres femmes pourront nourrir et élever leur enfant en travaillant, et où elles ne rencontreront pas la honte pour prix de leur dévouement ; et vous aurez, en peu de temps, fait plus que les lois, qui n’atteignent qu’un très-petit nombre de faits, et qui, le plus souvent encore, reculent devant leur propre sévérité.

Certes, je n’espère pas que ces idées ne choqueront pas beaucoup de gens : je n’espère pas qu’elles seront immédiatement admises, – mais j’espère qu’elles tomberont dans un certain nombre d’esprits fertiles, dans lesquels elles germeront, s’étendront et porteront quelque jour des fruits mûrs.

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