IV. La question des chiffons

« Les belles choses sont pour les belles, » – dit Shakespeare.

Les femmes ont un goût naturel pour tout ce qui est beau, élégant, éclatant et riche ; c’est un goût auquel il faut attribuer les plus grands progrès de l’industrie et des arts. En France, je le sais, ailleurs, je le suppose, les vrais poètes en tous genres, qu’ils soient musiciens, écrivains ou peintres, ne travaillent que pour les femmes ; semblables en cela à nos ancêtres les Gaulois, qui, « ne connaissant d’autre art que l’art sauvage de la guerre, étaient surtout sensibles aux louanges des femmes après le combat, » dit Tacite.

Outre le goût naturel pour les pierreries, les étoffes précieuses, les ornements de toutes sortes, les femmes attachent à la parure des idées qui augmentent singulièrement ce goût et en font une passion.

Les femmes reçoivent tout des hommes ; les hommes donnent aux femmes parce qu’ils les aiment ; ils les aiment parce qu’ils les trouvent belles. Le témoignage des miroirs ne suffit pas, les parures sont pour les femmes un tribut payé à la légitime royauté de leurs charmes ; elles sont une reconnaissance de ce pouvoir, elles augmentent pour une femme la conscience de sa beauté, et en donnent une preuve aux autres femmes. – La femme parée n’est pas seulement la femme qui croit sa beauté augmentée par ses ornements, c’est le Huron portant à sa ceinture les chevelures, témoignages de ses victoires ; c’est le soldat orné de ses épaulettes et de ses croix. C’est la divinité païenne, qui, non satisfaite de humer l’encens des humains, veut encore voir ses autels chargés d’offrandes et d’ex-voto, et exige qu’on immole des victimes grasses et qu’on fasse des sacrifices à sa puissance.

Ainsi, pour la plupart des femmes, il ne suffit pas que les offrandes soient des objets riches et éclatants, il faut encore que ce soit un peu extravagant, et qu’ils attestent que la piété de leurs adorateurs va jusqu’à la folie.

Les femmes étant ainsi faites et ainsi élevées, il s’ensuit un désordre moral qui doit offenser tout esprit droit.

On apporte en France un châle, une étoffe, un diamant, auxquels la rareté, la beauté réelle, donne une grande valeur. Pour qui sera ce diamant ? Pour qui sera cette étoffe ? Pour qui sera ce châle ?

Logiquement, cette question serait facile à résoudre, puisque les robes, les châles et les diamants sont les seules récompenses que la société permette aux femmes d’obtenir, puisque c’est la seule gloire qu’elles aient à espérer, puisque c’est le seul prix, le seul honneur, la seule distinction qu’on leur ait fait envisager depuis leur enfance, où l’on a dit à la petite fille « Si tu es sage, on te mettra ta robe neuve ;» – puisque c’est la grande préoccupation de toutes les femmes et la seule préoccupation du plus grand nombre ; puisque toutes les circonstances de la vie des femmes ont pour résultat et souvent pour cause un changement de robe, – les robes divisent la vie des femmes en une foule d’ères et d’hégires : « Tel événement est arrivé à l’époque où j’ai eu cette robe de velours violet, tel autre quand j’ai acheté ma robe de satin broché. » Et pour les dates plus précises et plus rapprochées, vous entendrez : « La première fois qu’il m’a vue, j’avais une robe bleue. »

Quand on ne se marie pas uniquement pour mettre enfin la toilette de la mariée, soyez certain que cette pensée entre au moins pour quelque chose dans le mariage. – Tel mari n’aurait jamais été accepté si on avait fait attention à lui ; mais on ne peut mettre le voile et la couronne de fleurs d’oranger, qui vont si bien, qu’en se mariant, et pour se marier, il faut un mari. – On le prend donc comme circonstance accessoire, comme on fait publier les bans, comme on loue des voitures ; – beaucoup aimeraient autant se marier sans mari, mais ce n’est pas l’usage. – On va confier son bonheur et sa vie tout entière à un homme presque inconnu, on va subir des devoirs nouveaux et plus sérieux qu’on n’en a eu jusque-là ; on va quitter la maison où on est née, les parents qui vous ont élevée. – Eh bien ! tout cela disparaît, ou au moins s’efface beaucoup et se range parmi les sensations du second plan, en face des préoccupations de la toilette de la mariée.

On perd une parente ; la douleur est profonde, mais elle sera bientôt suspendue par le soin du deuil ; il ne se passe pas une heure sans que

L’on se soit demandé :

« Que porte-t-on ? comment témoigne-t-on sa douleur cette année ? » Il faut aller chez la modiste, chez la couturière, chez la marchande de nouveautés, ce qu’on fait avec moins de scrupule depuis qu’on a imaginé d’ouvrir des magasins où l’on ne vend que des objets de deuil ; cela finit bien vite en soins de parure, et il ne reste plus guère de place pour le chagrin, à moins que le chapeau ne soit trop large ou trop étroit de passe, selon que cette année on les porte trop étroits ou trop évasés ; à moins que la robe n’aille pas bien. Mais il n’arrive jamais d’accident de ce genre, le chapeau est à la dernière mode. Quand vous faites une visite à une amie, elle vous dit : « Vous avez donc perdu votre cousine ***, c’est un événement horrible. – Vous avez là un ravissant chapeau… – Elle était toute jeune… – Est-ce toujours madame *** qui vous l’a fait ?

– Oui, elle me coiffe depuis trois ans.

– Il vous sied on ne peut mieux. – Je prends bien part à votre chagrin.

– Je l’aimais comme une sœur, c’est un grand vide qu’elle laisse dans ma vie. – Comment trouvez-vous cette étoffe ?

– Admirable. – Où l’avez-vous eue ?

– Au Sarcophage… – Elle laisse deux pauvres petits enfants. »

Et l’amie vous porte envie ; elle perdrait volontiers quelqu’un pour pouvoir porter ce chapeau et cette robe, et elle se dit : « À mon premier deuil, j’irai au Sarcophage ; » et elle cherche dans la famille qui est assez vieux ou assez malade pour faire espérer bientôt cette belle robe.

De même que tout événement, toute alliance, toute amitié sert de prétexte à une robe. – Une amie donne un bal : – robe ; – elle se marie : – robe ; – elle meurt : – robe, robe et toujours robe.

Puisque les ajustements ont cette importance dans la vie des femmes ; puisque vous les voyez y tout sacrifier avec un dévouement qui va jusqu’à l’héroïsme ; puisque vous voyez celles qui n’ont qu’un médiocre revenu s’imposer plus de privations pour avoir de belles robes qu’aucun religieux solitaire ne s’en est jamais imposé pour gagner le ciel, – et même faire mourir de faim un mari et des enfants, avec un courage et un détachement des affections naturelles qui rappellent Brutus sacrifiant ses fils ; puisque rien dans l’éducation des femmes ne tend sérieusement à diminuer ce culte de soi-même, il faut donc, – logiquement, – que ce diamant, ce châle, cette étoffe, que la plus belle récompense soit pour la femme la plus sage, la plus vertueuse, pour celle qui a mis le plus de fidélité dans l’accomplissement de ses devoirs.

Eh bien ! – vous vous tromperiez grossièrement, – comme il arrive presque chaque fois qu’on veut juger ou préjuger logiquement les actions humaines, rien ne m’a autant trompé dans ma vie que la logique, et je m’en garde aujourd’hui de mon mieux. Le riche châle de l’Inde, l’étoffe nouvelle et précieuse, le diamant invraisemblable, ont mille chances contre une d’être destinés à quelque courtisane, laquelle l’étalera en loge à l’Opéra ou aux Italiens, à la grande humiliation des autres femmes.

Aussi les femmes de la société sont-elles tombées dans ce mauvais goût de s’occuper singulièrement des beautés vénales qui doivent quelque célébrité à là sottise de leurs adorateurs ; – elles connaissent la figure et le nom des courtisanes un peu achalandées, et elles en parlent souvent entre elles avec une insistance qui prend le caractère de l’envie. – Elles critiquent leur beauté et savent qui leur a donné ce bracelet ou ces pendants d’oreilles ; – si elles ne le savent pas, elles voudront le savoir, – une femme de la meilleure compagnie le demandera à un homme qui l’accompagnera à l’Opéra, ou qui sera allé la visiter dans sa loge ; – elle se fâchera si, ayant été bien élevé et voulant rester un homme comme il faut, il refuse de lui manquer de respect, et, lui parlant de ces courtisanes, – s’il lui dit qu’il ne les connaît pas, elle n’en croira pas un mot. – Je ne sais rien qui m’ait plus choqué que ce mauvais ton des femmes du monde dans mes voyages à Paris depuis quelques années. Il faudrait donc, en bonne morale, ou ne pas donner de préférence, ce qui est l’objet de l’ambition de toutes, à celles qui manquent ouvertement à tous les devoirs que nous imposons à nos femmes, ou bien s’efforcer sérieusement de modifier les idées des femmes à ce sujet, – et développer par l’éducation, jusqu’à en faire une religion, bien plus un préjugé, – ce proverbe : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée, » – c’est-à-dire attacher à la simplicité des vêtements des idées d’honnêteté et de considération tellement connexes, qu’il soit honteux d’être parée à un certain degré.

Peut-être réussirait-on mieux dans la première tentative que dans la seconde ; mais on n’essayera ni l’une ni l’autre.

Cependant la femme réellement intelligente doit rechercher dans la parure, non ce qui la fait paraître riche, mais ce qui augmente sa beauté, et la femme honnête ne doit penser à être belle que pour l’homme qu’elle aime. – Il faut dire, – hélas ! – que presque toutes les femmes ne se parent ni pour un mari, ni même pour un amant, et que leur toilette est l’autel que les Grecs avaient élevé « à un dieu inconnu. »

Les femmes qui sont le plus justement heureuses et fières de leur beauté sont trompées en moins par leur miroir. Jamais elles ne sauront tout ce qu’un homme amoureux leur ajoute de charmes qui ne sont visibles que pour lui. Quand sonnait minuit, les beaux habits de Cendrillon redevenaient des haillons, son cocher redevenait un rat et son carrosse une citrouille.

Cette transformation n’est rien à côté de celle qui s’opère lorsque sonne l’heure de désenchantement. – Ah ! vous m’obligez de ne plus vous aimer, eh bien ! je vous reprends tout ce que mon amour vous avait donné ; – ah ! si vous saviez combien vous lui deviez de beauté et d’esprit, vous ne pourriez pas survivre plus de trois jours à la perte que vous en faites.

ON paraît être le grand tyran des femmes, – On fait ceci, On fait cela, – jamais on ne s’avise d’hésiter à obéir à ON.

Les femmes exigent même que les maris reconnaissent la puissance de ce terrible ON.

On porte les robes échancrées, On porte les chapeaux évasés, – On met cinq volants aux robes ; mais j’ai quelque soupçon qu’On n’est si bien obéi que parce qu’On n’ordonne que des choses que les femmes ont envie de faire. Que On s’avise jamais de prescrire de ne porter qu’un chapeau par an, de n’acheter une robe que lorsque la précédente est usée, de s’habiller simplement et modestement, vous verrez ce que durera sa royauté.

Qu’est-ce que la mode ? Qui est-ce qui promulgue les arrêts et les décrets de là mode ? j’évite le mot loi qui entraîne avec lui une idée de stabilité ou au moins de durée. Dans quel temple se rendent les oracles de la mode ?

Qui est-ce qui fait la mode ? Des femmes, sans doute. Qui est-ce qui la suit ? Toutes les autres. – il est bien humble à toutes de se soumettre ainsi à la décision de quelques-unes. Écoutez une femme, elle ne porte rien dans sa parure qui ne soit commandé impérieusement par cela que toutes les autres le portent ; mais interrogez en particulier chacun de ces tyrans, vous verrez que chaque femme a la même obéissance, la même abnégation.

Brantôme raconte que lorsque la reine Marguerite fut menée par sa mère au roi de Navarre son mari, elle dit : « J’achève d’user mes belles robes, car quand j’arriverai à la cour, j’y entrerai avec des étoffes et des ciseaux pour me faire habiller selon la mode qui courra. »

La reine sa mère lui répondit : « Pourquoi dites-vous cela, ma mie ? car c’est vous qui inventez les belles façons de s’habiller – la cour les prendra de vous et non vous de la cour. »

« Comme de vrai, » ajoute Brantôme.

À la bonne heure ! voilà ce que j’appelle la conscience de la beauté. Si les modes sont créées par les femmes, pourquoi n’en créez – vous pas vous-mêmes ? Croyez-vous que celles qui inventent les modes ne les accommodent pas à l’assaisonnement particulier de leurs propres agréments ? – Soyez certaines qu’une mode imaginée par une autre femme aura pour but toujours de cacher un défaut chez elle ou de le montrer chez vous – ou de cacher une beauté chez vous, ou de la mettre chez elle en évidence. – La femme qui vous impose une mode arrive à ce résultat d’habiller non-seulement elle, mais aussi vous-même, au bénéfice de sa propre beauté. Celle qui a inventé les jupes traînantes, qui du reste ont de la majesté, cachait en même temps ses pieds qui étaient gros et plats, et les vôtres qui sont étroits et cambrés.

C’est une terrible position que celle d’un mari : – tout ce qu’il donne à sa femme, il doit le donner ; tout ce qu’il possède est à elle plus qu’à lui, car le partage égal le ferait déclarer égoïste, et jamais il n’arrivera à passer pour généreux dans l’esprit de sa femme, – de même qu’on n’est pas vertueux pour ne pas voler.

Je vois souvent à ce sujet une singulière erreur et une notable injustice des femmes :

Clotilde a un mari et un amant. – Je demande pardon à mes lectrices de cette horrible supposition. – Son mari n’a pas de fortune et elle ne lui en a pas apporté ; – mais, à force de travail, d’assiduité, de complaisances, d’abnégation, il est arrivé à occuper, dans une administration quelconque, une position importante, du moins quant aux émoluments.

Voilà le mari et la femme chacun dans une classe bien différente :

Le mari travaille ; – il vend son temps et sa vie ; – il arrive le matin à son bureau, et il y reste jusqu’au soir ; – il subit le supplice que le poète latin inflige à un damné de l’enfer païen :

Sedet œternumque sedebit

Infelix.

La femme est libre ; – elle se lève quand il lui plaît ; – elle n’a qu’à choisir entre les divertissements et les distractions. Elle est rentière, et le mari est ouvrier.

Elle a trois cent soixante-cinq jours chaque année à dépenser à son gré ; – le mari n’a que cinquante-deux dimanches et les soirées, – mais les dimanches et les soirées ne sont guère à lui. Quels reproches ne s’attirerait-il pas, s’il refusait d’accompagner sa femme dans le monde et au théâtre ! Qu’il avoue ou qu’il manifeste le besoin de dormir, lui qui s’est levé a six heures du matin et qui a travaillé tout le jour, sa femme, qui s’est levée à midi, et qui a passé la journée à se reposer de son sommeil ou de ses fatigues futures, l’accablera de sarcasmes et de dédain.

Car il y a deux choses que les femmes ne pardonnent pas : le sommeil et les affaires.

Mais ce n’est rien encore que cette inégalité entre le mari et la femme :

Le mari de Clotilde gagne quelques milliers de francs par an. Avec cela on paye le loyer, les domestiques, la table, la toilette de Clotilde, l’habillement des enfants, les voitures, car Clotilde ne sort guère à pied.

Le mari fait faire un habit quand le sien est hors de service, un chapeau lui dure un an – il va a pied ou en omnibus, excepté quand il conduit Clotilde quelque part ; de tout cela Clotilde ne songe pas à lui savoir le moindre gré – c’est le nécessaire : ne pas donner le nécessaire à sa femme et a ses enfants, ce serait une monstruosité.

L’amant est riche – il est parrain du second enfant de Clotilde ; les mauvaises langues lui attribuent des droits a un titre plus doux ; – il y croit lui-même, et n’est pas fâché qu’on ait l’air de le soupçonner. – Il est assez intime dans la maison pour pouvoir faire quelques cadeaux.

À la fête de Clotilde, au premier de l’an – à certains anniversaires, il se montre empressé et libéral ; – Ainsi, cet hiver, il lui a donné un châle qui a coûté mille francs. – Cet été, comme on doit aller aux bains de mer passer quelques semaines, il va offrir un très-beau nécessaire de voyage, il ne recule pas devant un prix de huit à douze cents francs. – Au premier de l’an, il a apporté pour son filleul une pleine voiture de joujoux magnifiques ; – on a estimé les joujoux à plus de cent francs ; – il a donné cinquante francs à la cuisinière de Clotilde et autant à la femme de chambre. Aussi il n’est question que de la générosité de M***. Le mari de Clotilde n’a donné à sa femme que des bagatelles ou des choses utiles, des choses indispensables ; – à ses enfants, y compris celui dont M*** est le parrain, – quelques joujoux sans importance ; Un louis à chacune des servantes.

Aussi à quelles comparaisons désobligeantes il est sans cessé exposé ! – C’est M*** qui est le vrai maître des servantes – les enfants lui font un bien meilleur accueil qu’à leur père – Clotilde est touchée, attendrie de sa générosité – tout le monde de la maison trouve que le mari de Clotilde est en comparaison mesquin, ladre et pingre – il est complètement écrasé et effacé.

Cependant faisons le compte des deux hommes.

D’abord M*** ne travaille pas, il est riche de son patrimoine, il donne un peu de son argent ; – mais il ne donne pas son temps, son travail et sa vie, ce que fait le mari de Clotilde qui en outre donne tout son argent.

Ceci est de l’arithmétique morale ; mais faisons de l’arithmétique pure et simple.

L’homme généreux, l’homme dont toute la maison parle avec attendrissement, respect et admiration, aura donné cette année à Clotilde, aux servantes et aux enfants, à peu près trois mille francs. – Eh bien ! comptez combien de fois trois mille francs aura donné le mari pour les nécessités un peu exagérées de la vie qui ne lui attirent ni respect ni reconnaissance.

Ah ! si le mari et l’amant pouvaient changer de rôle pendant une année seulement ! Le mari ferait des économies et passerait pour généreux, – l’amant se ruinerait et s’entendrait reprocher son avarice.

Mais je dois demander encore pardon à mes lectrices de cette supposition – je ne connais pas Clotilde, je l’invente, et je doute fort qu’on voie de pareilles choses dans aucune maison ; j’ai seulement voulu démontrer que les femmes ne connaissent pas toujours le prix des choses et se trompent quelquefois sur la valeur des hommes.

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