XXI. Le bonheur

Je tombai d’autant plus naturellement sur l’Ode à Mécène d’Horace, qu’elle est au commencement du volume.

Sunt quos curriculo pulverem olympicum

Collegisse juvat, metaque fervidis

Evitata rotis…

Il est des gens qui mettent leur bonheur à soulever la poussière du cirque, etc., etc.

« Pour moi, pensais-je en me ressouvenant d’une affaire qui m’appelait dehors, – mon bonheur serait de ne pas sortir aujourd’hui. » – Et en même temps je pris mon chapeau et mes gants.

« Quelle singulière chose que le bonheur ! – me disais-je en cheminant, – je me rappelle d’autres jours où mon bonheur aurait été de pouvoir sortir quand j’étais obligé de rester à la maison. » – Et je rappelai dans ma mémoire tous les bonheurs que j’avais poursuivis.

Les uns, – brillants fantômes, s’étaient évanouis entre mes mains avides – comme s’ils fussent remontés au ciel sur un rayon de la lune.

Les autres, – papillons éclatants, – s’étaient laissé prendre ; – mais la poussière écailleuse qui peignait leurs ailes était restée après mes doigts, et le papillon était presque redevenu une chenille.

En un mot, de mes bonheurs, ceux que j’avais manqués, comme un gibier visé de trop loin, – étaient dans mon imagination restés des bonheurs dont le souvenir et le regret me faisaient encore frissonner le cœur.

Ceux que j’avais atteints ne m’avaient laissé que dégoût et tristesse.

Parbleu, – dis-je en allumant un second cigare aux débris du premier – Ovide avait raison, – et il savait ce qu’il voulait dire – quand il nous racontait l’histoire de Pan et de Syrinx, – qui fut changée en roseau entre les bras de son amant.

Ainsi que celle d’Apollon et de Daphné, qui, – au moment où Apollon allait la saisir, – fut changée en laurier.

Et j’estime une sottise ce qu’en ont tiré les moralistes ; à savoir (je copie textuellement) :

« Ce changement de Daphné en laurier, qui conserve en tout temps ses feuilles vertes, – est un gage de la gloire, qui ne se peut flétrir, que celles de son sexe acquièrent en conservant entièrement la riche fleur de leur virginité, contre les importunes recherches de ceux qui, sous un faux voile d’amour, ne tâchent qu’à ruiner leur honneur et leur réputation. »

C’était bien plutôt…

Je suis réellement fâché d’avoir commencé cette histoire en voyant qu’il faut ici une description de femme. Je ne puis me décider à une description facile et vulgaire, – telle que :

Elle avait…

– Mais qui donc ?

– Eh ! la femme que je vis passer.

– Vous vîtes donc passer une femme ?

– Certainement ; – je croyais vous l’avoir dit. – Je ne puis me croire quitte de ma description en vous disant : Elle avait des yeux de saphir, – des cheveux d’ébène, – des dents de perles, – un front d’ivoire, – un col de cygne, des lèvres de corail, – Parbleu ! – dis-je un jour à Massé, – un camarade avec lequel je demeurais au quatorzième étage, rue Vivienne, – oblige-moi donc de me peindre la créature que voici ; et je lui lus une description de ce genre ; – je vous assure que c’était hideux.

– Je ne sais réellement comment faire pour ma description, – peut-être le détail des perfections qui m’enchantèrent – sera-t-il précisément le contraire de ce que vous aimez ; – je vous dirai seulement qu’il y avait dans sa beauté surtout de la grandeur et de l’élévation, – ses yeux de velours noir avaient une sévérité calme et sereine, – sa démarche était simple, gracieuse et noble. – Je me dérangeai, non pas seulement pour lui laisser le haut du pavé, – mais pour ne pas toucher sa robe par respect, – et je laissai tomber mon cigare.

J’entrai dans la maison où j’avais affaire. – On me fit attendre dans une pièce où étaient plusieurs personnes, – je m’assis, et je pensai à elle.

Un homme de mes amis, Lovelace de son état, me disait un jour : « Il semble que chaque homme ait son harem dispersé dans le monde, et que chaque odalisque de ce harem ait une marque, – comme la raie rouge ou bleue que l’on imprime sur la laine des moutons, – marque invisible, à laquelle cependant on la reconnaît ; – et, aussitôt qu’on aperçoit une femme de ce harem inconnu, – on se dit à soi-même : « Tiens… « une de mes femmes ! »

Cette fois-là, – j’avais senti une impression tout à la fois analogue et contraire, – il me semblait que j’étais à cette femme, – qu’à un signe mystérieux je reconnaissais en elle ma souveraine.

Je sortis sans attendre la personne que j’avais demandée, – je marchai à grands pas par la route qu’elle avait prise, et je ne tardai pas à la rejoindre.

Il y avait en elle quelque chose de singulier, qui me dominait malgré moi, – j’avais peur qu’elle ne s’aperçût que je la suivais. – Il me semblait que sa jupe de taffetas noir était une inflexible jupe de plomb dont même le désir et l’imagination n’oseraient déranger un seul pli. – J’aurais été bien étonné si le vent l’avait soulevée jusqu’à me faire voir la cheville de son petit pied. C’était une de ces femmes qu’il semble qu’on n’a pas.

Elle s’arrêta un instant devant une boutique de nouveautés, – ses yeux ne se posèrent que sur des étoffes simples et de bon goût. « Quoi ! pensai-je, comme étonné que tout ne fût pas à elle, il y a peut-être quelque chose qu’elle désire ! » – Et, pour la seconde fois de ma vie, j’eus envie d’être riche ; – et, à quelque distance que j’en puisse être, – il me sembla bien plus loin encore et bien plus difficile d’avoir le droit et la hardiesse de lui faire un présent. – Et ma pensée s’arrêta sur ce second point, comme si la première difficulté n’eût été en comparaison absolument rien.

Et je songeai à toutes les magnificences que les hommes cherchent jusqu’au fond des mers et dans les entrailles de la terre. – Il me parut que lui donner les plus belles perles, – les plus riches diamants, – c’était comme rendre à un oiseau son plumage naturel.

Et je sentais que je saurais me les procurer si elle me voulait jamais permettre de les lui offrir, – non pour en rien obtenir d’autre que le plaisir de la compléter par le plus magnifique entourage, ainsi qu’on se plaît à enchâsser dans l’or un précieux rubis. Il me semblait, – ce qui jusque-là ne m’était guère arrivé à l’égard d’autres femmes, – que je prendrais volontiers celle-là pour ma part tout entière de femmes et d’amour, – et que je renoncerais avec joie, – pour elle, à toutes les bonnes chances et rencontres de la vie ! – Je cherchais comment je pourrais la revoir et la rencontrer dans le monde où ailleurs ; – je me trouvai, – moi qui n’y pense guère, – médiocrement vêtu, et je méditai de me faire faire un habit neuf. – Toutes ces choses de la gloire, – dont je ne fais pas grand cas, me parurent dignes d’envie, et je regrettai de ne pas avoir jusque-là consacré ma vie à me faire un nom qui la frappât de ravissement et d’admiration la première fois qu’elle l’entendrait, – me sentant tant de force et de résolution, animé par un tel but, – que je voyais faciles toutes les plus grandes choses qui aient jamais été faites par d’autres, – si elles devaient me rapprocher d’elle.

Je me rappelai Robinson et son île, – et je songeai que c’était dans une semblable solitude que je voudrais la tenir, – n’ayant pas trop de toute ma vie – pour la regarder, – pour admirer et aimer chacun de ses cheveux, l’un après l’autre.

Et cependant elle marchait sans paraître m’avoir aperçu, – sans audace, mais sans embarras, – ne se souciant pas des regards qu’elle attirait, comme enveloppée de sa dignité et de sa grâce austère.

Et je la suivais, – comme enchaîné, – et je voyais se presser dans ma mémoire tout ce que les hommes de toutes les époques avaient jamais fait pour les objets de leur amour : – les tournois et les guerres, – les peuples vaincus, les monstres domptés ; – passant, sans m’en apercevoir, des récits de l’histoire aux contes des romans de chevalerie, – je ne contestai pas plus la possibilité des uns que des autres ;– et je ne trouvai rien d’absurde ni d’exagéré. – Je ne m’étonnai pas de ce que fit cet homme qui consentit à mourir pour passer une nuit avec Cléopâtre, – si ce n’est d’un si bon marché. Provisoirement, et faute d’exploit possible pour le moment, – je me surpris à heurter violemment un homme qui, ne se rangeant pas assez vite pour lui donner le haut du pavé, – avait froissé sa robe.

À ce moment, elle passa devant une boutique d’où s’exhalait une de ces fâcheuses odeurs qui remplissent Paris. – Et moi, qui, d’ordinaire, ai une telle sensibilité à l’égard des parfums, que je ne puis jamais séparer le souvenir d’une femme de l’odeur, quelle qu’elle soit, qui l’entourait la première fois que je l’ai vue, – je n’eus pas d’elle cette impression, – seulement, je me sentis irrité contre la ville, – contre le maître de la boutique, contre tout le monde.

Cependant – le jour baissait, et elle hâta un peu le pas, mais sans affectation.

Puis, tournant brusquement à gauche, elle entra dans la rue, s’arrêta devant une petite porte étroite ; – je crus qu’elle se rangeait pour laisser passer une voiture, – mais je n’en vis venir aucune. – Et, comme je me trouvais alors près d’elle, – elle me dit : « Veux-tu monter chez moi ? »

Je restai étourdi et anéanti, puis je m’éloignai de quelques grands pas. – D’abord, je fus assez longtemps à me remettre de ma stupeur ; – puis, je m’irritai contre tout ce qu’il y a de mensonges dans la beauté d’une femme. – En effet, – le plus souvent, – un air de douceur ou de fierté ne signifie pas qu’une femme soit fière ou bienveillante : c’est une manière particulière d’être belle, et puis voilà tout. – Puis je m’irritai contre moi, et, cette fois, je me rappelai Horace, mais aux satires :

Transvolat in medio posita et fugientia captat.

Bizarrerie étrange de l’homme, qui ne veut que ce qui lui échappe et dédaigne ce qui est entre ses mains.

Cette même femme, pour laquelle, tout à l’heure, je n’aurais pas plaint plusieurs années employées rien qu’à me rapprocher d’elle, – qui me faisait voir le plus grand bonheur que j’aie rêvé dans un de ses regards ; – pour laquelle je me serais fait riche au prix de tant d’ennuis et de dégoûts, seulement pour me faire ensuite pauvre pour elle, la voilà qui s’offre tout entière pour dix francs ; – je n’ai qu’un étage à monter, – et je m’en vais, et je n’en veux pas.

En retrouvant la page de mes rêveries, à laquelle j’avais fait une corne lorsque j’avais été distrait par sa rencontre, – je me dis : « Ovide avait raison, – la nymphe métamorphosée en laurier veut dire que ce que nous avons le plus désiré se transforme en quelque chose dont nous ne faisons aucun cas aussitôt que nous le possédons. »

Et j’avais raison aussi, quand je disais : – « Le bonheur est quelque chose qui fuit et qui ne laisse voir que la poussière brillante que font lever ses pieds. »

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