M. *** se sentit un jour le cœur touché, non pas à la vue des beaux yeux, des pieds mignons et de la taille cambrée de mademoiselle trois étoiles, – attendu que ces avantages sont chez elle à un degré fort ordinaire, mais par ceci, surtout, qu’elle est fort à la mode, c’est-à-dire qu’il y a un assez grand nombre d’imbéciles connus qui se sont déjà ruinés pour elle. – Une chose cependant faillit éteindre une si belle flamme dès son début : un des anciens admirateurs de ladite demoiselle montra à M. *** une lettre qu’il avait autrefois reçue d’elle, en réponse à la lettre par laquelle il lui avait fait part de ses sentiments ; dans cette épître, mademoiselle trois étoiles acceptait l’offre du cœur, et les accessoires, mais elle ajoutait : « J’espaire au moins que vous n’êtes pas jalloux, car je n’aimerai jamais un Horosmane. »
– C’est une phrase, ajouta l’indiscret, que mademoiselle trois étoiles a prise je ne sais où, mais qui lui a paru touchante et agréable, car je l’ai retrouvée cinq ou six fois dans des lettres adressées à des hommes de mes amis, dans des circonstances identiques.
– C’est fâcheux, dit M.***, qu’une aussi charmante personne, qu’une femme si à la mode, manque ainsi d’éducation.
Il hésita vingt-quatre heures, fit néanmoins sa déclaration, et reçut, dès le lendemain, une lettre gracieusement encourageante, mais dans laquelle il retrouva la malheureuse phrase : « Je n’aimerai jamais un Horosmane. »
M. *** fronça le sourcil ; mais le bonheur était tiré, il fallait bien le boire. – D’ailleurs, il oublia bientôt, du moins pendant quelque temps, le petit défaut du diamant qu’il venait d’acquérir. – Il dépensa beaucoup d’argent pour mademoiselle trois étoiles, et se crut très-amoureux en la voyant très-regardée par les autres. Cependant, un jour où ils avaient passé une journée à la campagne, vers la fin du jour, à l’heure des tendres épanchements, la trouvant plus charmante que jamais, il lui tint à peu près ce langage.
– Vous êtes, ma chère, la plus ravissante femme que j’aie jamais connue ; je suis plus amoureux de vous cent fois que le premier jour où je vous ai vue et désirée ; chaque jour je découvre en vous des grâces nouvelles. – Cependant, il y a une tache à mon soleil. – Comment se fait-il qu’une fille aussi intelligente que vous ne sache pas l’orthographe ?
– Est-ce que je ne sais pas l’orthographe ? dit mademoiselle trois étoiles.
– Hélas ! non.
– Je n’y ai jamais fait attention.
– Tenez, par exemple, la première lettre que j’ai reçue de vous contenait une faute tellement choquante, qu’un moment j’ai senti vaciller et près de s’éteindre ma flamme naissante, et failli ne pas donner suite à mes tendres intentions à votre égard.
– Vraiment, bon ! Et quelle était donc cette terrible faute ?
– Vous aviez écrit Horosmane… avec un H.
– Comment est-ce que ça s’écrit ?
– Mais… sans H : –O–r–o–s–m–a–n–e.
– Vous m’étonnez… Comment ! vous avez failli, pour si peu de chose…
– C’est la vérité… Aussi vous devriez bien vraiment prendre quelques leçons… alors, cette imperfection, la seule qui soit en vous, disparaîtrait.
– Nous verrons cela.
M. *** revint une fois ou deux sur le même sujet ; mais mademoiselle trois étoiles refusa définitivement pour deux raisons, dont la seconde toucha M. *** jusqu’à l’attendrissement. – La première raison, c’est que cela ennuierait la belle ; la seconde, c’est que, puisque M. *** l’aimait comme cela, elle se trouvait parfaitement bien et ne se changerait à aucun prix. Et ils continuèrent à filer des jours d’or et de soie. M. *** se croyait adoré, et s’habituait, un peu trop peut-être, à son bonheur ; il commençait à montrer beaucoup moins l’objet de sa flamme, et à vivre assez renfermé avec elle.
Un jour, après dîner, il était à demi couché dans un fauteuil, lisant un journal et fumant un cigare ; de temps en temps, ses paupières appesanties retombaient sur ses yeux. – Une paisible somnolence s’emparait de lui pendant quelques instants, puis il écarquillait les yeux, aspirait une bouffée de tabac, lisait une phrase de son journal. – Dans un de ces intervalles, il vit mademoiselle trois étoiles assise devant son secrétaire et écrivant.
– Que faites-vous, ma chère ? demanda-t-il.
– Vous le voyez, mon bon, j’écris.
– Et à qui écrivez-vous, ma charmante ?
– Oh !… à ma marchande de modes.
Et M. *** referma les yeux et dormit quelques instants ; il ne tarda pas à être réveillé par la voix de mademoiselle trois étoiles.
– Dites donc, mon bon ?
– Que voulez-vous, mon ange ?
– Comment, diable ! est-ce que vous m’avez dit qu’il fallait écrire Horosmane ?
M. *** se réveilla tout à fait, fit un saut sur son fauteuil. Il avait compris à quoi on répondait et ce qu’on répondait. – Mais, comme c’est un homme froid, et que surtout il se pique de l’être, il se remit bientôt et lui dicta, lettre par lettre, le mot Orosmane. Puis il prit son chapeau et sa canne, sortit sans rien dire, et ne rentra plus dans la maison.
* * *
S’il est des gens réellement malheureux, il est juste également de dire que la plupart des hommes construisent laborieusement l’édifice de leur malheur, et bâtissent, comme on dit, des cachots en Espagne. La plupart des hommes font consister le bonheur dans ce qu’ils n’ont pas, sans autre raison que ceci, qu’ils ne l’ont pas, ou qu’un autre le possède. On a dit avec raison : « On regarde l’envers de sa vie et l’endroit de la vie des autres !»
La plupart des gens se figurent que la vie leur doit des bonheurs infinis. Ils font une liste longue et emphatique des diverses félicités qu’ils voient et qu’ils rêvent, et ils adressent des reproches amers à la Providence, à chacune de ces félicités qu’ils ne voient pas leur tomber toute rôtie. Quand ils font leur bilan, ils se trouvent odieusement volés, et accusent à hauts cris ladite Providence de banqueroute frauduleuse à leur égard.
Il serait plus prudent, plus juste et plus heureux, d’employer le procédé contraire :
À savoir, de dresser une liste exacte de tous les fléaux, maux, souffrances, etc., que peut renfermer la vie d’un homme, et de se réjouir de tout ce qu’on réussit à éviter.
Il en est de même de la façon de juger les hommes ; on se représente l’homme normal comme un composé charmant des vertus les plus magnifiques et quelquefois les plus contradictoires. – Puis, ensuite, on se met à haïr cordialement chaque homme en particulier de tout ce qui lui manque entre les brillantes qualités dont il vous a plu de décorer un type de votre invention.
Combien d’amis excellents on a repoussés parce qu’ils n’étaient pas exactement taillés sur le modèle fantastique de Pylade, au contraire, figurez-vous, ce qui est la vérité, que l’homme est naturellement un animal sauvage, égoïste, grossier, traître, avide, féroce, qui n’a renoncé à manger son semblable que parce que la viande humaine est coriace et d’un goût médiocre. Sachez bon gré aux hommes que vous rencontrerez des petites dissemblances que vous leur découvrirez avec le type ci-dessus ; chérissez-les à cause de ces dissemblances, quelque petites qu’elles soient ; vous serez ainsi, je le répète, plus heureux et plus juste, et je vous avertis que c’est le seul moyen que j’aie trouvé de ne pas devenir parfaitement misanthrope en ce temps-ci.
On est longtemps à prendre une pareille résolution, et je ne vous cacherai pas que je n’y ai réussi que depuis un quart d’heure. – Si bien qu’en diligence j’ai fait encore des vers contre le bonheur.
De bonne grâce, au mal, je m’étais bien soumis,
Mais contre le bonheur j’ai parfois l’âme émue ;
On a de faux amis et de vrais ennemis ;
On se lasse de tout, dans cette vie, hormis
Du malheur qui toujours garde sa pointe aiguë.
Le bonheur est mensonge, et le mal vérité ;
De malheurs évités le bonheur se compose ;
L’homme, à l’âge envieux où naît l’austérité,
Où l’on fait la sagesse avec l’infirmité,
Saigne encore de l’épine et ne sent plus la rose.
Vous vous dites : « Je voudrais avoir un ami ; » et vous vous faites une vertu et un mérite de ce désir. Qu’entendez-vous par un ami ? Un homme qui se dévoue entièrement à vos intérêts et à vos plaisirs, un homme qui vive entièrement à votre bénéfice ? Le malheureux auquel vous avez attribué ce rôle impossible ne tarde pas à devenir l’objet de votre haine et le sujet de vos plaintes à tout venant. On veut avoir un ami, mais on ne s’occupe pas d’en être un, et on ne se fait jamais subir à soi-même un examen, même sommaire, à ce sujet. On exige d’un autre ce qu’on obtient à peine de soi pour soi-même. Dans une comédie, dont je n’ai fait que deux vers, je fais dire à un personnage :
Sans moi… je ne serais pas heureux à demi,
Si je pouvais jamais devenir mon ami !
Si, au lieu de penser que votre ami ne doit avoir qu’un souci, qu’un but, vous servir, ce qui vous conduit naturellement à le haïr ; si vous partiez d’un point opposé, et vous vous disiez : « Tout homme qui vient chez moi y vient pour séduire ma femme et ma fille, pour y ramasser des médisances qu’il ira colporter au dehors, pour manger mes dîners et m’emprunter mon argent, etc., etc. »
Vous feriez chaque jour le relevé des mauvais procédés que chacun de vos familiers n’aurait pas eus dans la journée, et vous finiriez par le trouver un homme très-clément, auquel vous devez de la reconnaissance.
Une femme remarqua un jour dans mon logis quelques statuettes que m’avaient données des hommes d’un grand talent, qui me faisaient l’honneur d’être mes amis, tels que Pradier, Feuchères, etc.
– Vous avez bien tort, me dit-elle, d’accoutumer vos yeux à ces formes si parfaites, assemblage rare dû à l’imagination des sculpteurs, qui réunissent en une seule figure des beautés que la nature a éparpillées entre plusieurs. On se corrompt ainsi le goût, et on exige des pauvres femmes des conditions qui ne sont pas dans la nature.
Il est évident qu’un homme qui ne voudrait aimer qu’une femme exactement pareille à la Sapho de Pradier, par exemple, mourrait vierge, étouffé par l’encens qu’il n’aurait pas trouvé occasion de brûler.
Sous un autre aspect, au lieu de vous faire une image de femme d’après les romanciers et les poètes, dressez une nomenclature un peu complète de tout le mal que peut vous faire votre femme ou votre maîtresse : elle peut vous trahir et vous afficher ; elle peut vous ruiner, elle peut vous calomnier, elle peut vous empoisonner, etc., etc. – Les exemples de ces divers procédés ne sont pas rares et vous n’avez qu’à choisir. Eh bien ! réjouissez-vous de tout ce qui ne vous arrive pas de ce qui est sur votre liste, et sachez-en gré à la compagne de votre vie.
Quand vous rentrez chez vous, le soir, après vous être absenté tout le jour pour vos affaires, – dites-vous : « Que s’est-il passé pendant mon absence ? Peut-être je vais trouver une déclaration de guerre sur papier timbré et le commencement d’un procès ; – peut-être mon chien a mangé mon enfant, ou ledit enfant est tombé par la fenêtre ; – peut-être vais-je recevoir une lettre qui m’annonce la fuite de mon notaire ; – peut-être le feu a pris à ma maison, et ne vais-je plus trouver qu’un tas de cendres fumantes à la place qu’elle occupait ; – peut-être mon domestique m’a complètement dévalisé, – peut-être mes cohéritiers m’ont accusé d’avoir falsifié le testament de ma tante, et vont demander à la justice que je sois mis aux galères ; – peut-être, sur une dénonciation quelconque, vais-je être emprisonné, exilé, déporté ; peut-être vais-je apprendre que mon frère a été tué en duel, etc., etc., – que ma femme s’est enfuie avec un galant, etc. » – Car tout cela arrive ensemble ou séparément à des hommes de chair et d’os comme vous, à des hommes aussi honnêtes que vous ; vous n’ayez aucun droit de ne pas subir ces chances communes.
Ajoutez à la joie que vous éprouverez à la pensée de tout ce qui ne s’est pas passé de désastreux chez vous pendant votre absence, une joie égale de ce qui ne vous est pas arrivé pendant vos courses : – vous n’avez pas été écrasé par une voiture, il ne vous est pas tombé de pots de fleurs ni de couvreurs sur la tête ; – un commis en nouveautés ne vous a pas crevé la figure avec ses volets, en fermant la boutique de son patron ; – on ne vous a pas volé votre montre, votre bourse, ni même votre foulard ; – un pâtissier n’a pas renversé de sauce sur votre habit ; – vous ne vous êtes cassé ni les bras ni les jambes en tombant ; aucune femme ne vous a éborgné avec son parapluie ; vous n’avez pas brisé avec votre canne la devanture en glaces d’une riche boutique ; vous n’avez pas reçu une insulte qui vous oblige à vous battre demain matin ; on ne vous a lu dans les maisons où vous êtes allé ni cantates ni poèmes, etc., etc.
Eh bien ! – tout cela peut tenir dans une journée ; de tout cela, vous n’êtes pas plus à l’abri que les autres hommes.
Donc, il est juste de vous réjouir et de remercier la Providence, si un seul de ces malheurs vous a manqué, eussiez-vous subi tous les autres ; – si vous avez échappé à la moitié de ce que renferme cette liste beaucoup trop courte, vos actions de grâces doivent être pleines d’onction. Tous ces malheurs, comme les balles d’un feu de peloton, sont tirés sur les chemins où vous passez ; vous voyez autour de vous des gens atteints et renversés, et vous auriez l’ingratitude de ne pas vous réjouir. Allons donc !