Un homme qui était bien embarrassé était M. Langlois, entrepreneur de la loterie des lingots d’or. – Grâce aux rêves et aux espérances des détenteurs de billets, il était responsable de quatre cent mille francs envers plus de cinq millions de Français. – Ces cinq millions de Français ne le perdaient pas de vue et recueillaient avidement tous les bruits faux ou vrais qui pouvaient circuler sur lui. – Chacun avait les yeux fixés sur lui. – Il sort. – Pourquoi sort-il ? Il va à la campagne, il quitte Paris. – Ô mon Dieu ! quelle incurie ! l’autorité le laisse sortir de Paris ! – Et s’il s’en allait, s’il ne rentrait pas ce soir ! – Et mes quatre cent mille francs ! Il n’eût pas été prudent à M. Langlois de découcher.
En attendant que les divers tripotages qui paraissent avoir eu lieu dans cette affaire soient suffisamment mis en lumière et qu’on sache à quoi s’en tenir sur les récriminations échangées entre M. Langlois, M. Reyre, M. Savalette, etc., – il n’en est pas moins vrai qu’il est fort malheureux qu’on ne puisse pas en France exécuter régulièrement une loterie de ce genre.
Voyez déjà combien de rêves de fortune, d’indépendance, de générosité, chacun a fait pour ses vingt sous ; – combien de désespoirs ont été ajournés par des gens qui se disaient : « Attendons le tirage de la loterie des lingots d’or : qui sait ? » Pendant ce temps, ou on s’habitue à la situation qui causait le désespoir, ou elle vient à changer, car rien dans la vie n’arrive guère ni comme on l’espère ni comme on le craint, – et, si l’on ne gagne pas le lingot, on a gagné de la réflexion, du calme et de la résignation.
Je connais une vieille dame qui a pris cinq billets à la loterie de M. Langlois. Elle a fait ses rêves comme les autres, et a déjà, à ma connaissance, changé une trentaine de fois l’emploi et la division de ses quatre cent mille francs.
Elle a une amie de son âge qui l’a entourée de soins dévoués et assidus pendant une maladie, et qui forme à peu près sa seule intimité. Cette vieille amie vit médiocrement d’un très-petit revenu, tandis que l’autre a de l’aisance. Elle n’a pris qu’un seul billet de la loterie des lingots d’or. C’est le plus souvent ensemble qu’elles font des projets pour l’emploi des quatre cent mille francs du gros lot ; – plusieurs nuages se sont élevés entre elles déjà à ce sujet, mais elles se sont réconciliées ; – la moins riche, un jour de réconciliation, s’avisa de dire : «Écoutez, madame X***, si je gagne le gros lot, je partagerai avec vous. – Moi de même, » répondit madame X*** dans le premier mouvement. L’amie de madame X***, peu de jours après, partit pour aller passer le reste de la saison à la campagne auprès d’une de ses filles. La première fois que j’allai voir madame X***, elle me parla beaucoup de son amie ; elle rappela les soins touchants qu’elle lui avait prodigués dans sa dernière maladie. « Sans elle, je serais morte. Aussi, me dit-elle, si je gagne le gros lot à la loterie des lingots d’or, je partagerai avec elle.»
Je la revis quelques jours après. « Eh bien ! pensez-vous toujours au gros lot ? – Oui, certes, et je le partagerai toujours avec Sophie, quoique j’aie cinq billets et qu’elle n’en ait qu’un, ce qui me donne plus de chances qu’à elle. » Elle reçut bientôt une lettre de Sophie ; celle-ci, entre autres choses, lui disait : « J’ai perdu mon billet de la loterie des lingots d’or. – Je vous prie de m’en acheter un. » Madame X*** fit la commission de son amie ; mais, au moment de lui envoyer le billet, – elle s’arrêta : si c’était le billet gagnant, – l’avoir eu dans les mains et l’avoir donné, ça serait dur ! « Ma foi, je le garde ; puisque, si je gagne, je partagerai avec Sophie, elle n’a pas besoin d’avoir un billet. » L’autre ne songea plus au billet. Pendant ce temps, madame X*** continuait ses projets. – Elle avait six billets ; presque toutes les personnes de sa connaissance en avaient pris, mais en avaient un, deux ou trois ; – personne n’en avait six ; – elle ne tarda pas à penser qu’elle avait de très-grandes chances, ayant plus de billets que tout le monde. – Sa résolution de partager le gros lot en fut ébranlée. – Un de ses projets était d’acheter une belle propriété, qui consistait en une petite maison de campagne ; elle en avait demandé le prix : – deux cent quarante mille francs. « Eh bah ! dit-elle, il restera encore cent soixante mille francs à Sophie. »
Mais il y aura des réparations à faire à la maison : « Sophie aura bien assez de cent cinquante mille francs. – Elle m’a soignée dans ma maladie, c’est vrai, mais j’en aurais fait autant pour elle ; qu’elle soit malade demain, et j’irai à son chevet. »
Les annonces des journaux apprirent alors que le tirage était prochain, qu’il n’y avait presque plus de billets, etc. ; madame X*** fut émue. « Voilà donc que nous allons savoir notre sort ! Ah ! si j’ai le gros lot – j’aurais bien envie d’une, petite voiture ; – bah ! pour trois mille francs j’aurai la voiture et le cheval, mais il faut un cocher, – et puis un cheval, ça mange, – la voiture s’use ; – ça me coûtera deux mille francs par an, – c’est donc cinquante mille francs que je prends encore a Sophie ; – mais elle profitera de ma voiture presque autant que moi, – et je suis vieille, l’exercice m’est salutaire et la marche me fatigue ; il me faut absolument une voiture, je ne puis pas me passer d’une voiture, il est juste de faire du bien à ses amis, mais il faut aussi penser un peu à soi. » À quelque temps de làa, madame X *** fit un rêve : – son époux, mort depuis vingt ans, lui apparut dans son sommeil ; il tenait à la main un billet de la loterie des lingots d’or – à son réveil, elle se rappela le numéro de ce billet, c’était un des siens ; – elle les regardait si souvent, qu’il n’était pas surprenant qu’elle en vît un dans ses rêves ; – nonobstant, elle prit ce songe pour un avertissement d’en haut : – elle gagnerait le gros lot ; – il n’y avait pas moyen d’en douter. Elle se rappela, ou elle crut se rappeler, que son mari, de son vivant, lui avait dit une fois dans la maladie dont il était mort : « Je regrette bien de vous laisser aussi peu de fortune. »
– C’était son ombre qui venait lui annoncer les quatre cent mille francs du gros lot.
« Voyons, – dit-elle, – il ne s’agit pas de faire de l’enfantillage et de l’exagération : – Sophie m’aime beaucoup ; mais, si elle avait gagné le gros lot, l’aurait-elle partagé avec moi ? – Je ne crains pas de dire que non. – Ça se dit comme ça, je partagerai avec vous, quand on ne croit pas avoir de chances… avec son billet… qu’elle a perdu ! – Certes, je l’aime, et je n’oublie pas qu’elle m’a soignée dans ma maladie ; mais je n’étais pas aussi malade qu’elle veut bien le dire. – Et puis, est-ce que je ne lui en ai pas témoigné ma vive reconnaissance ? Est-ce que je n’en parle pas sans cesse ? – D’ailleurs, elle dîne ici très-souvent ; je la mène au spectacle, elle partage tous mes plaisirs ; – et… elle a si peu de besoins, cette bonne Sophie ; elle a des goûts si simples et si modestes. Quinze cents francs de rente, ajoutés à son petit revenu, elle sera riche, elle ne saura que faire de son argent. – Avec trente mille francs, nous en aurons la joie. – Quel bonheur pour moi d’augmenter ainsi son bien-être, de doubler sa fortune ! Ô amitié ! bienfait du ciel ! » Mais graduellement madame X*** se trouva de nouveaux besoins, – et des dépenses indispensables ; – son ameublement était vieux, il fallait bien le renouveler, et meubler cette maison qu’elle voulait acheter donc ! Et il se trouva qu’auprès de cette propriété il y aurait une petite ferme : ça arrondirait joliment. – Elle refit son compte : elle avait employé pour elle-même quatre cent dix mille francs ; – des trente mille francs de Sophie il n’était plus question, tant elle était embarrassée pour ces dix mille francs qui lui manqueraient ; – on ne pouvait pas espérer gagner deux lots. – Il faut se restreindre, s’imposer des privations ; on ne fait pas ce qu’on veut dans la vie. « Pour Sophie, si je gagne le gros lot, je lui donnerai mon vieux manchon de petit-gris, – il est un peu râpé, mais encore bon toutefois ; elle n’en a jamais eu de si beau.»
Quinze jours après, je vis madame X*** « Croiriez-vous, me dit-elle, que Sophie ne m’a pas écrit depuis trois semaines ; croyez donc à l’amitié ! – l’amitié est une illusion comme le reste, – et moi qui voulais lui donner un manchon de petit-gris ! L’ingrate ! »