XIX Les grandes et les petites femmes

Ce serait une épouvantable chose que l’avarice, si les avares vivaient toujours. – Mais ils font dans la société l’office des citernes qui tiennent enfermée l’eau rassemblée par les gouttières de la maison. – L’avare meurt, et les héritiers ouvrent le robinet de la citerne. Le proverbe : « À père avare, fils prodigue » s’explique facilement par les privations de Tantale, les désirs inassouvis de l’héritier, et aussi parce qu’il est nécessaire qu’il en soit ainsi pour l’ordre général. – L’héritier vient après l’avare, comme la pluie vient après la sécheresse.

L’homme a beau s’agiter incessamment, il s’agite dans un cercle inflexible. – Ses appétits, ses besoins, ses excès même, tout le ramène à un ordre contre lequel il ne peut rien. Au moral comme au physique, il obéit, par ses vices comme par ses vertus, à des lois mystérieuses et inflexibles. Un seul exemple pris dans une observation très-vulgaire : – Il semblerait naturel que l’amour, en appariant les hommes et les femmes, réunît des individus à peu près de la même taille. – En apparence, la femelle d’un homme de cinq pieds huit pouces est une femme un peu au-dessus de cinq pieds. – Cependant, vous voyez les hommes de grande taille rechercher de préférence les petites femmes ; et les petits hommes ont été doués, par la nature prévoyante, d’un très-grand orgueil, qui fait qu’ils ne trouvent jamais de femmes trop imposantes par leur taille ni par leur poids. – Sans ce goût étrange, sans cet instinct puissant, qui est évidemment une loi, si les petits hommes aimaient les petites femmes, si les hommes de haute taille ne jugeaient que les grandes femmes dignes de leurs empressements, les humains seraient depuis longtemps partagés en deux espèces : des géants et des nains, dont les différences iraient toujours en s’exagérant ; et les grands mangeraient des brochettes de petits.

Une femme disait : « Comme, en France, la taille de l’homme n’est pas très-élevée, il est très-avantageux d’être grande ; d’abord, tous les petits hommes sont amoureux de vous, sans autre raison ; – puis ensuite on pêche bien par-ci par-là encore quelques hommages parmi les grands. »

À propos des beautés imposantes, il n’y a pas que dans l’Orient qu’elles sont recherchées. – J’ai entendu souvent les paysans normands faire de certaines femmes un éloge qui en peut servir de preuve.

– Ohé ! Bucquet, sais-tu que tu as une belle femme ?

Elle est joliment lourde, la Bucquette !

– Vous êtes bien honnête, mon voisin Duchemin ; la Bucquette est pas mal lourde, mais elle n’est pourtant pas lourde comme la Duchemaine.

C’est également une flatterie très-délicate, très-appréciée et très-bien reçue, que de dire à une mère que ses petits sont lourds.

J’ai vu la belle-mère de Blanquet, l’illustre aubergiste d’Étretat, laquelle belle-mère demeure à huit lieues de là, prendre successivement chez elle chacun des trois ou quatre enfants de sa fille. Aussitôt qu’un des marmots arrivait, son premier soin était de rassembler quelques voisines, et, en leur présence, de peser l’enfant. Un mois après, lorsque sa famille le redemandait, elle le pesait derechef devant les mêmes voisines, constatait le nombre de kilogrammes dont elle l’avait augmenté, le renvoyait fièrement au père et à la mère, et en demandait un autre.

Je parlais tout à l’heure de la prodigalité et de l’avarice, – j’y reviens. Ce sont deux vices qui se corrigent l’un par l’autre et rétablissent sans cesse l’équilibre. – Je comprends cependant l’usage où l’on est, quand on n’envisage pas l’ensemble de la société, de réunir à l’égard de l’avarice les épithètes les plus fâcheuses. – Mais je ne me rends pas compte aussi bien de la sévérité que l’on témoigne en parlant de la prodigalité, ce défaut par la vertu duquel, – vers cinq heures du soir, – on voit, au-dessus des maisons, s’élever la fumée de tant de cheminées d’autrui. Mais il est amusant de voir chaque homme appeler avarice, chez les autres, ce qu’il traite d’ordre chez lui, et appeler dédaigneusement prodigalité la générosité d’autrui. Il en est de même des femmes : chacune se croit précisément arrivée au degré de vertu et de chasteté qu’il faut avoir. – Chacune déclare, sans se faire prier, la femme qui a moins de vertu qu’elle une courtisane ; et celle qui en a davantage une prude et une bégueule.

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