La jeunesse d’aujourd’hui a ceci de particulier, qu’elle n’est pas jeune. – Il ne suffit pas, pour être jeune, de n’avoir dépensé que les vingt-cinq premières années du temps qu’il nous est donné de passer sur la terre. – Voici ce qui m’est arrivé : l’autre jour, je menais dîner au cabaret quelques amis de province que j’ai en ce moment à Paris. Mes convives se composaient d’un homme quelconque et de deux femmes jolies, spirituelles, très-bien élevées, et pour lesquelles j’ai autant de respect que d’amitié. Tallemant des Réaux parle d’une certaine présidente qui prouvait, à qui voulait l’entendre, qu’on ne pouvait bien mettre ses manchettes à moins d’y passer une heure et demie. Une de ces deux dames me donna la preuve qu’il ne faut pas moins d’une demi-heure pour mettre un châle et un chapeau. – Nous arrivâmes un peu tard ; un seul cabinet restait vacant. – Il n’était séparé que par une cloison très-mince d’un salon où dînaient quatre ou cinq personnes, dont on entendait facilement la conversation. Aux timbres des voix, je reconnus des hommes, et de jeunes hommes de vingt-cinq à trente ans au plus ; – et il me passa un frisson par l’esprit pendant que nous mangions le potage.
« Voilà, me disais-je, des jeunes gens qui dînent dans un salon particulier, c’est-à-dire qu’ils veulent être entre eux et ne pas se gêner. » Je me rappelle comment se passaient ces dîners lorsque deux ou trois anciens camarades et moi nous avions vingt-cinq ans, et les bonnes folies qui s’y racontaient. – À coup sûr, il va, chez nos voisins, être question de femmes et d’amour, et rien ne prouve que la conversation soit suffisamment chaste pour les oreilles des personnes que j’accompagne. Je regrette de ne pas avoir demandé asile ailleurs. – Je cherchai des expédients. – Je parlai à haute voix, en émaillant mes phrases des mots tels que ceux-ci : « Mesdames, aurais-je l’honneur de… mon cher ami, votre femme ne mange pas, etc.»
J’espérais édifier nos voisins sur nous et leur faire comprendre qu’ils avaient auprès d’eux des femmes comme il faut qui pouvaient les entendre ; mais ils parlaient si haut eux-mêmes, et si bien tous à la fois, que je ne pus admettre l’illusion qu’ils faisaient, la moindre attention à mes discours à la cantonade, ou que même ils pussent les entendre. Je dus donc garder mon anxiété, en prêtant l’oreille à ce que pouvaient dire nos voisins, me préparer à parler moi-même de façon à détourner l’attention de mes convives si je surprenais le commencement de quelque conversation scabreuse. Voici ce que j’entendis de plus remarquable. – Des quatre convives dont je distinguais les voix, deux parlaient beaucoup, un parlait toujours, et le quatrième ne disait qu’un mot de temps à autre.
« En fait de poisson, on dit qu’il y a des merlans, dit le grand parleur avec un accent méridional prononcé ; le garçon assure qu’ils sont excellents ; – « écoutez-moi bien : – Vous allez prendre un merlan œuvé, une femelle, – la chair en est plus délicate, – vous enlèverez les œufs, et vous les remplacerez par la laite d’un maquereau mâle. Faites bien exactement ce que je vous dis ; je le reconnaîtrai à la première bouchée. »
Et il s’engagea une conversation entre le Marseillais et le maître d’hôtel, où le premier développa les connaissances culinaires les plus étendues. – Les trois autres convives, du reste, l’interrompaient quelquefois par des observations qui prouvaient qu’ils étaient dignes de manger avec lui.
On discuta sur les vins, on les recommanda au sommelier avec une grande sollicitude. – Hier, le bordeaux était froid, et aujourd’hui il était trop chaud. – Une bouteille de pomard… de la réserve, etc.
Je fus assez rassuré, – et je pensai : Quand nous avions vingt-cinq ans, nous autres, la gourmandise, et surtout la science de la gourmandise, n’appartenaient qu’à des vieillards ; ce n’était du moins jamais avant cinquante ans qu’on avait assez perdu pour avoir acquis quelques connaissances en ce genre. – Alors, nos bons dîners, c’était à la chasse, lorsque, accablés de fatigue, nous trouvions, dans une ferme, du pain bis, une omelette au lard que nous faisions quelquefois nous-mêmes ; le tout arrosé d’un vin du cru ; c’était aussi lorsque, avec un ou deux camarades, pauvres artistes comme nous, qui n’avaient que du talent, et qui ont aujourd’hui la réputation, qui seule donne des dîners corrects, nous nous occupions de résoudre ce problème, – dîner quatre avec le prix d’un dîner régulier que pouvait faire seul un d’entre nous ; – car il n’y a guère que ceux qui n’ont pas assez de pain qui en donnent à ceux qui n’en ont pas du tout. – Alors nos festins se composaient de côtelettes à la sauce, apportées dans l’atelier par le charcutier du coin, – et toute notre science gastronomique, toutes nos recommandations culinaires s’étendaient et se bornaient à ceci : – qu’il y eût beaucoup de cornichons ; – mais, au lieu de porc, on nous eût fait manger du caniche que pas un de nous ne s’en serait aperçu.
Un second orateur prit la parole. – On buvait le pomard de la réserve. – On discuta le pomard. – On parla de divers crus. – On cita les meilleures caves de Paris. – On mit sur le tapis l’appréciation de quelques fortunes. – On commençait à s’animer. – On parlait au moins trois à la fois. – Mais un bruit connu vint frapper mes oreilles, et me rendit mon inquiétude ; on débouchait des bouteilles de vin de Champagne. « Voici, pensai-je, le moment dangereux ; – les âmes vont s’épancher ; – les confidences sortent de la tête d’un homme qui boit du vin de Champagne, comme l’air sort en globules d’une bouteille qu’on remplit. » Je remuai bruyamment les assiettes et les couteaux. – En effet, au bout de quelques instants, et après le troisième bouchon que j’entendis sauter, il y avait une grande effervescence. – On parlait haut. – On parlait tous les quatre ; et voici ce que j’entendis :
– Je voulais garder mes crédits fonciers. – J’ai eu tort de vendre si vite.
– Comment ont fermé les Montereau à Troyes ?
– 230 75.
– Et Strasbourg ?
– Strasbourg, 250 fr. payés. – Jouissance décembre, 570.
– Quatre-Canaux, 1, 000 fr. Jouissance octobre 1852, 1195.
– Dijon à Besançon, – jouissance d’octobre, – action de 500fr. 225 fr payés, 515 fr.
– Strasbourg à Bâle, – action réduite, – jouissance janvier, 340.
– La Compagnie anonyme du lin Maberly a fermé à 815 fr.
Nous prenions le café ; nous ne tardâmes pas à partir. Il n’avait pas été prononcé par nos quatre jeunes voisins un seul mot ayant rapport ni aux femmes, ni à l’amour.
Et je m’en allai en me disant : « Que seront ces hommes-là à cinquante ans ? – Quand on n’a pas un peu trop dans la jeunesse, on court grand risque de n’avoir pas assez dans l’âge mûr. – Le jeune homme trop sage sera un vieillard bien sec et bien dur. »
« Amo in adolescente quod resecari possit, – dit un ancien. – J’aime une jeunesse luxuriante où il y ait à émonder. »