VI Anxiété

L’herbe que ses pieds ont touchée,
Dont la pointe encore penchée
Semble avoir conservé l’empreinte de ses pas.

SCHILLER.

J’ai marché depuis le dîner ; je rentre harassé, il n’est que huit heures ; en montant à ma chambre, à travers une mince cloison, j’ai entendu de la musique, deux voix réunies. Elle et lui !

J’ai appliqué mon oreille à la cloison ; ce qu’ils chantaient, c’était une joyeuse chanson. Il m’a semblé que, s’ils avaient chanté un air plus tendre, j’en aurais ressenti un mal affreux.

Ô mon Dieu ! que se passe-t-il donc en moi ? Mon cœur est serré comme si j’allais pleurer. Je sens contre mademoiselle Müller des mouvements de haine ; il me semble que ce cousin, ce Schmidt aux cheveux blonds, me vole un bien qui m’appartient, que le regard et la voix de Magdeleine sont à moi, qu’elle est coupable envers moi !

Que fait-elle cependant ? Elle reçoit bien et convenablement un parent, un ami d’enfance ! Et moi, étranger, inconnu, qu’ai-je droit d’exiger ? Rien, que de la politesse. Et qui me l’a refusée ? Mais j’ai vu sa main dans celle de Schmidt : elle ne la retirait pas ; et, quand mon regard s’est fixé sur elle comme pour l’interroger, elle a détourné les yeux, elle n’a pas osé le soutenir.

Pourquoi ? Pauvre fou que je suis ! m’avait-elle promis quelque chose ? Est-elle ma femme ou ma fiancée ? M’aime-t-elle ou m’a-t-elle dit qu’elle m’aimait ?

Et pourquoi m’aimerait-elle ? Lui ai-je dit que je l’aimais ? Et l’aimai-je, moi qui, jusqu’à ce jour, l’ai regardée comme on regarde une belle fleur, comme on regarde une fauvette qui sautille harmonieuse sous la feuillée verte ?

Cependant, quand ce Schmidt lui a pressé la main, il m’a semblé qu’on m’arrachait violemment quelque chose du cœur ; quand elle riait avec lui, qu’une joie douce et sereine brillait sur son front et dans ses yeux, j’ai senti qu’elle n’avait pas le droit de prendre un bonheur qui ne vient pas de moi.

C’est une fièvre, une fièvre qui sera passée demain : heureusement qu’on n’a rien vu ; on en aurait ri… Magdeleine rire de moi ! C’est une fièvre, il faut dormir ; non, j’ai besoin d’air, je vais retourner au jardin…

Qu’y viens-je faire ? Il me semble qu’il reste quelque chose d’elle dans ce feuillage qui a répandu de l’ombre sur sa tête, dans ce gazon sur lequel elle a marché.

La porte se ferme ; c’est M. Schmidt qui sort, Geneviève l’éclaire ; j’ai un poids énorme de moins sur la poitrine. À travers les vitres, je vois une lumière qui passe ; c’est elle qui la porte : oui, la lumière brille à travers les rideaux de sa chambre.

Elle se couche, elle va dormir calme et paisible quand mon sang brûle dans mes veines. La lumière est éteinte, je ne vois plus que la faible lueur d’une veilleuse.

J’ai bien besoin de repos, et je ne puis rester un instant à la même place ; je vais remonter dans ma chambre ; j’envoie de la main un baiser vers sa chambre. Où va-t-il ? il m’a semblé que mes lèvres touchaient son front si blanc, si pur. Non, non, c’est la fièvre…

Je suis dans ma chambre, sur mon lit. Enfant ! j’ai fait du bruit en montant pour quelle m’entendît, pour qu’elle fût forcée de penser à moi, pour que cette idée fût la dernière en fermant les yeux : « Voilà M. Stephen qui monte chez lui. »

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