V Où l’on apprend combien il y a de variétés de jacinthes

Ce matin, je suis descendu au jardin ; le ciel était bleu et il faisait du soleil ; j’y ai trouvé M. Müller. Je le saluai en silence ; il me rendit mon salut et resta debout, appuyé sur sa bêche, les yeux fixés sur moi et paraissant attendre que je lui adressasse la parole. J’étais un peu embarrassé, je ne savais que lui dire ; comme j’hésitais, il me parla le premier et me dit :

— Un beau soleil, monsieur !

— Oui, dis-je, un beau soleil.

Et, comme je pensai qu’en échange d’une observation, quelque oiseuse et insignifiante qu’elle fût, je lui devais une observation, j’ajoutai :

— Et un beau ciel.

— Oh ! oh ! me dit M. Müller, les nuits sont encore fraîches, et je crains les gelées.

J’aurais voulu partir et m’enfoncer sous l’allée de tilleuls ; mais il restait appuyé sur sa bêche. Une conversation était inévitable. Je me résignai et fis une corne à la page de mon livre. C’était à mon tour de parler, et je cherchais dans ma tête quel sujet de conversation je pouvais entamer. Il m’advint à l’esprit qu’il serait convenable que je lui demandasse des nouvelles de sa fille ; mais, je ne sais pourquoi, au moment d’ouvrir la bouche, j’hésitai. Je pensai d’abord qu’un intérêt trop marqué pour une jeune fille pouvait inquiéter le père ; puis, qu’il y aurait de l’affectation à n’en pas parler ; et, comme je m’y décidais, je songeai que mon hésitation pouvait avoir été remarquée ; et je me sentis rougir, et je ne dis rien.

M. Müller reprit sa phrase :

— Je crains les gelées, et, avant le lever du soleil, vous n’eussiez pu rester dans le jardin la tête nue.

Je souris.

— Vous êtes jeune, me dit-il, et je suis vieux. J’ai tort de mesurer votre force à la mienne ; c’est un défaut commun chez les vieillards ; vous pouvez braver le froid, mais, moi, j’ai besoin de soleil. Quand j’avais votre âge, je faisais comme vous, jamais un vent du nord, quelque piquant qu’il fût, ne m’a empêché d’aller herboriser sur les montagnes ; jamais les brumes froides de l’hiver ne m’ont fait retarder une partie de chasse dans la forêt ; j’aime à voir les jeunes gens marcher et courir dans la neige. Vous avez pu voir ma petite Magdeleine elle-même venir au jardin par des jours bien froids : j’exige seulement qu’elle soit bien vêtue. Cette pauvre enfant doit voir avec peine le soleil à travers les vitres ; il nous est venu un cousin auquel il lui faut tenir compagnie, et je gage qu’elle le maudit de tout son cœur : c’est pourtant un beau et spirituel garçon.

À ces paroles, je sentis un frisson courir surtout mon corps.

La porte du jardin s’ouvrit ; Magdeleine entra, suivie d’un grand jeune homme blond ; la voix de Magdeleine était gaie et affectueuse. Je ne sais pourquoi, pour éviter de la saluer, je feignis de ne l’avoir pas aperçue, et je me baissai pour regarder une jacinthe.

— C’est la jacinthe de Hollande, me dit M. Müller ; cet oignon me vient d’un homme auquel j’eus le bonheur de rendre un grand service, et de temps à autre il m’envoie quelques cadeaux en souvenir. C’est une histoire assez curieuse. J’avais alors trente ans, c’était l’hiver, le jour commençait à baisser…

Magdeleine arriva près de nous ; je saluai froidement et en parcourant d’un regard sec toute la personne du cousin. – Eh bien, Schmidt, dit M. Müller, restes-tu à dîner avec nous ? – Oui, mon oncle. – C’est bien. Magdeleine, as-tu parlé à Geneviève ? – Non, mon père, mais je vais y aller. – Non, tiens compagnie à Schmidt, je me charge de commander le dîner. Monsieur, me dit-il à moi, je vous raconterai mon histoire quelque autre jour.

Magdeleine et son cousin restaient devant moi, ils attendaient par politesse quel parti j’allais prendre ; mais je n’étais pas d’humeur à me mêler à une conversation, je m’inclinai et m’éloignai en faisant semblant de lire ; mais j’étais occupé de définir ce qui se passait en moi.

Il me semblait que j’avais sujet de me plaindre de Magdeleine et mon aspect était sérieux et même sévère. Le cousin me choquait ; il y avait en lui un air d’impertinence et de fatuité. J’aurais donné tout au monde pour qu’un prétexte suffisant me permit de lui chercher querelle, d’autant qu’en s’éloignant il dit à Magdeleine quelques mots qui la firent rire très-fort. J’imaginai qu’il se moquait de moi ; je me sentis pâlir, et je retenais mon haleine pour tâcher de saisir quelques mots ; mais nous marchions dans une direction opposée, et il me fut impossible de rien entendre.

— Suis-je fou ? me demandai-je ; ce jeune homme m’a-t-il insulté en quelque chose et ne peut-il faire une plaisanterie sans que je m’en croie le sujet ? Et, en tout cas, pourquoi ai-je salué mademoiselle Müller plus sèchement que de coutume ? Allons !

Et je fis un mouvement comme un homme qui rejette au loin une idée qui le gêne.

— Ouf ! dit Müller, qui était revenu et qui, sans que je m’en aperçusse, avait repris son occupation, vous avez failli mettre le pied sur une jacinthe qu’il n’aurait pas été en votre pouvoir de remplacer : c’est la jacinthe bleue polyanthe. Outre celle-ci, je n’en connais que deux autres, l’une à Amsterdam, chez l’ami dont je vous ai parlé, et l’autre chez un fleuriste français à Chinon, en Touraine. Si vous saviez que de soins me coûte cette jacinthe ! si vous me voyiez placer l’oignon juste à un demi-pied en terre, mettre dessous de la terre maigre pour l’empêcher de pourrir, et de la terre grasse dessus pour lui donner de la nourriture ! si vous me voyiez écarter d’elle tout ce qui peut intercepter les rayons du soleil, vous seriez effrayé de votre distraction ! Monsieur, c’est une bien belle fleur que la jacinthe ; aussi le savant Petrus Hoffpenger prétend-il que son nom vient du grec ια et ηύνθοϛ, c’est-à-dire fleur par excellence ; mais je soutiens, malgré son autorité, que le nom de la jacinthe est formé de ια et de Κύνθιοϛ, c’est à-dire violette d’Apollon.

À ce moment je regardais le cousin, qui tenait dans sa main la main de Magdeleine ; je fis un mouvement pour tirer M. Müller de sa rêverie, et lui faire voir ce qui se passait ; mais il me dit :

— Qu’en pensez-vous, vous qui êtes helléniste ?

Je me fis répéter ce qu’avait dit M. Müller, et, comme je ne donnais pas d’avis, il continua :

— L’avis de Petrus Hoffpenger s’appuie sur l’esprit qui se trouve l’i dans le premier sens et se rapporte à la lettre h, qui commence en français le nom de la hyacinthe. Cependant je ne crois pas me tromper, j’ai lu tout ce qu’on a écrit sur les jacinthes, depuis la jacinthe de Constantinople jusqu’à la jacinthe incarnate de Flandre… Enfants, cria M. Müller ; allons dîner !

Ils se dirigèrent ensemble vers la maison, et je sortis, comme de coutume, pour aller manger à mon hôtellerie ; mais j’étais agité, je ne mangeai pas et je passai le temps à me promener dans la campagne.

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