CIII

— J’ai fait l’affaire pour cent florins, dit Stephen à Schmidt.

Car Schmidt, cousin de Magdeleine, faisait depuis peu partie des jeunes gens qu’il voyait.

— Et, ajouta Stephen, il va se trouver dans un bizarre embarras.

Il s’agissait d’un étranger, d’un marquis de Melchior, arrivé de France depuis peu de temps. Stephen et ses amis, en flattant sa vanité, en donnant des aliments à sa crédulité, avaient fini par en faire une sorte de Pourceaugnac.

Il ne savait pas un mot d’allemand, et un domestique qu’il avait amené lui servait de truchement.

Moyennant cent florins donnés par Stephen au truchement, voici ce qui arriva :

Quand le marquis eut mis ses diamants à ses doigts et à sa chemise, Heinrich, après lui avoir donné ses gants et son chapeau, lui dit :

— Monsieur, je suis désolé de ce que j’ai à vous dire ; mais, à moins de trois florins par jour en sus de mes gages, je ne prononce plus un seul adverbe.

Le marquis demanda des explications. Heinrich répéta ce qu’il avait dit. Le marquis furieux, lui dit :

— Fais comme tu voudras, mais tu n’auras pas les trois florins.

Ils sortirent, et le pauvre homme fut malheureux toute la soirée. On l’attendait pour dîner, tout le monde mourait de faim.

— Je suis venu vite, dit le marquis.

— Je suis venu, traduisit Heinrich.

— Nous le voyons bien, répondit-on.

Et l’on trouva assez singulière la réponse de l’étranger.

Pendant le dîner, quelqu’un s’avisa de lui demander quand il se présenterait à la résidence ?

— Bientôt, dit le marquis.

Heinrich garda le silence.

Le marquis lui fit signe de traduire aux convives ce qu’il avait dit.

— Moyennant trois florins, dit Heinrich en français.

— Trois cordes pour te pendre ! dit le marquis.

— La réponse de M. le marquis, dit Heinrich, est telle, que je ne puis la traduire.

Et les femmes, dans l’incertitude, se mirent à rougir et à baisser les yeux.

— Aimez-vous le vin de Champagne ?

— Beaucoup, dit le marquis.

— Je ne puis prononcer ce mot à moins des trois florins demandés.

— Que le verre de vin que je vais boire m’étrangle si je les donne !

— Monsieur le marquis, traduisit Heinrich, dit qu’un seul verre de vin l’étranglerait.

On versa du vin de Champagne à la ronde, sans en offrir au marquis.

Quand il fut rentré avec son domestique, il voulut le jeter par la fenêtre ; mais Heinrich lui fit observer que, dans la petite ville où ils se trouvaient il n’y avait pas trois personnes qui comprissent le français.

Le lendemain matin comme Heinrich semblait soucieux :

— Qu’as-tu ? dit son maître.

— Je suis pris d’un profond dégoût pour les substantifs, et, à moins que je n’y trouve un grand avantage, je ne pourrai me décider à en prononcer un seul.

— J’ai vécu hier sans adverbes, dit le marquis, aujourd’hui je vivrai sans substantifs, sauf à te rompre les os sitôt que je pourrai me passer de toi.

Le pauvre marquis fut complétement inintelligible jusqu’au moment où il plut à Stephen de faire cesser la mystification ; de quoi il se fit honneur, et par ce moyen entra fort avant dans les amitiés du marquis.

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