X Comment Stephen rentra en grâce auprès de M. Müller et de sa fille

Nous reviendrons avec une épaulette,
Nous reviendrons peut-être avec la croix ;
Un coup de sabre ornera notre tête :
C’est un bandeau plus beau que ceux des rois.

(Chanson de caserne.)

Le lendemain au soir, comme, à la lueur de la lampe, Magdeleine lisait, et que M. Müller fumait sa pipe sans rien dire, le vent commençait à siffler aigu et à faire ployer les arbres et trembler les vitres. M. Müller se frotta les mains :

— Il n’y a pas de mal, il va tomber une bonne pluie, et tout n’en ira que mieux ; la terre est sèche, et d’ailleurs la pluie du printemps est féconde et salutaire comme une bénédiction du ciel.

— Oui, dit Magdeleine ; mais je plains ceux qui sont sur les routes, et qui, dans leur confiance prématurée et sur la foi du premier soleil, cheminent vêtus légèrement.

— Peut-être Stephen est dans ce cas, dit M. Müller.

Magdeleine y avait bien pensé, quoiqu’elle n’en eût rien dit.

— Il est bien singulier qu’il ne soit pas rentré cette nuit, continua le père.

À ce moment, le vent s’apaisa.

— Voici la pluie, dit M. Müller.

Et, en effet, quelques larges gouttes se firent entendre sur les vitres. On frappa à la porte, Magdeleine tressaillit et retint son haleine ; M. Müller ôta sa pipe de sa bouche ; Geneviève ouvrit et annonça M. Stephen. Magdeleine baissa les yeux sur son livre, et M. Müller prit un maintien grave et sérieux.

Stephen salua et s’excusa.

— Je n’avais pas une minute à perdre pour dire adieu à mon frère, qui partait pour la frontière ; il me fallait faire dix lieues à pied, et pour rien au monde je n’aurais manqué de l’embrasser… peut-être pour la dernière fois. Je l’ai quitté il y a six heures ; je l’ai vu boire le vin d’adieu, chanter gaiement et monter à cheval, et de loin me saluer de la main en faisant caracoler son cheval. J’ai longtemps aperçu la pointe de son plumet ; puis, quand un détour de la route me l’a eu fait perdre de vue, je suis tristement reparti. Oh ! mademoiselle, qui sait si je le reverrai ; et il est le seul qui m’aime au monde !

Les yeux de Stephen brillaient d’une larme prête à couler : Magdeleine leva sur lui un regard de compassion. Tous deux rougirent et baissèrent les yeux.

Cependant, sur un signe de M. Müller, Geneviève avait préparé le thé ; M. Müller mit lui-même l’eau devant le feu.

— Vous prendrez du thé avec nous, monsieur Stephen ; c’est une bonne et salutaire boisson, quoi qu’en aient dit Simon Paulli, médecin du roi de Danemark, qui prétend que le thé est une variété de myrte, et Bauhinus, qui soutient que c’est un fenouil ; en quoi ils sont complétement réfutés par Nicolas Péchlin, dans son livre fort rare : Depotu theæ dialogus. Geneviève, donnez du beurre et de la crème pour M. Stephen, car pour moi je n’en prends jamais avec le thé, sur l’autorité du même Péchlin, qui en blâme l’usage. Le nombre des auteurs qui ont écrit sur le thé est considérable.

M. Müller se leva et conduisit Stephen à sa bibliothèque. Là, parmi une foule de livres vieux et vermoulus, il lui montra du doigt un poëme latin sur le thé, par Pierre Petit ; une élégie sur le même sujet, par M. Huet, évêque d’Avranches en France, et des livres de Louis Almeyda, Matthieu Riccius, Jean Linscot, le père Massée, Nicolas Tilpius, médecin d’Amsterdam, Aloysius, Sylvestre Dufour, marchand de Lyon, et huit ou dix autres, qui tous, en prose ou en vers, ont écrit sur l’arbuste chinois.

— J’ai dans ma serre, dit M. Müller quand il fut revenu à sa place, un pied de thé ou de tcha, comme disent les Chinois, que m’a envoyé mon ami d’Amsterdam ; mais jusqu’ici, malgré mes soins et mes peines, c’est une petite baguette haute d’un pouce, sur laquelle je n’ai jamais vu qu’une feuille et une chenille qui a mangé la feuille. Sucrez-vous. Vous remarquerez que je ne me sers pas du thé vert, qui n’emprunte sa couleur qu’à l’habitude où l’on est de le faire sécher sur des planches de cuivre ; je fais usage du thé noir, appelé par les Chinois vouï tcha.

Pendant ce temps, Stephen faisait tout ce qu’il pouvait pour paraître attentif ; mais il était profondément préoccupé du départ de son frère, et les regards que Magdeleine levait à la dérobée sur son visage pâle et mélancolique pénétraient jusqu’à son cœur. Pour la première fois il sentit tout l’intérêt qui l’attachait à la jeune fille, et, s’il eût été seul avec elle, il lui eût dit : « Regardez-moi, vos regards soulagent toutes les peines ; parlez-moi, car votre voix endort la douleur ; aimez-moi, car je suis seul, et mon cœur est gonflé d’amour pour la femme qui m’aimera. »

Sur invitation de son père, Magdeleine chanta : sa voix, un peu tremblante d’abord, était pure et harmonieuse, et puissante d’expression.

— Et vous, monsieur Stephen, dit le père, ne chanterez-vous pas aussi quelque chose ?

— Ma voix est sauvage et inculte, dit Stephen, je ne sais pas chanter.

M. Müller insista.

Stephen se leva ; il y avait dans toute sa personne une noblesse, un abandon que Magdeleine ne lui avait pas encore vus ; la musique et la voix suave de la jeune fille l’avaient transporté, et il chanta assez mal, mais d’une voix bien timbrée et avec une expression entraînante ces vers de Gœthe :

Ma richesse, c’est la feuillée,

Un ciel d’azur, de verts tapis ;

C’est du soir la bise embaumée

Dans les beaux amandiers fleuris.

Ma richesse, c’est la feuillée,

Un ciel d’azur, de verts tapis.

Mais plus qu’un lit de fraîche mousse,

Plus que l’air, les fleurs et les cieux,

Ma richesse, c’est ta voix douce

C’est un regard de tes yeux bleus,

Bien plus qu’un lit de fraîche mousse,

Plus que l’air, les fleurs et les cieux.

Ma richesse, c’est ton haleine,

Enivrante à faire mourir ;

C’est ta chevelure d’ébène

Sur ton front qu’un mot fait rougir.

Ma richesse, c’est ton haleine

Enivrante à faire mourir.

La fauvette sur l’aubépine

Au vent laisse emporter ses chants.

De même ta voix argentine

À tous prodigue ses accents :

La fauvette sur l’aubépine

Au vent laisse emporter ses chants.

Ainsi que des fleurs dans la plaine,

Du soleil sur les monts rougis,

Tous s’enivrent de ton haleine,

De ton regard, de ton souris :

Ainsi que des fleurs dans la plaine,

Du soleil sur les monts rougis.

Amour, bonheur, toute ma vie.

Prends tout… Mais en retour je veux

Pour moi seul ta voix si jolie,

Ta douce haleine et tes yeux bleus ;

Amour, bonheur, toute ma vie,

Tout est à toi si tu le veux.

La voix de Stephen était tremblante d’émotion. Magdeleine n’était pas plus tranquille ; ils n’osaient se regarder, et ni l’un ni l’autre n’eussent pu trouver de voix pour parler. M. Müller dit :

— Que ma fille ne vous empêche pas de fumer une pipe avec moi, monsieur Stephen ; elle est habituée à l’odeur du tabac, qui d’ailleurs est fort saine, malgré l’autorité de Jacques Stuart, roi d’Angleterre, qui a fait un traité contre l’usage du tabac, et d’Amurat IV, qui le défendit sous peine d’avoir le nez coupé ; et d’Urbain VIII, qui, par une bulle que l’on a conservée, excommunie ceux qui en prennent dans les églises.

Stephen s’excusa, allégua une grande fatigue et se leva. M. Müller lui tendit la main.

— Venez nous voir le soir quand vous pourrez ; nous chanterons et nous causerons.

Stephen en sortant leva les yeux sur Magdeleine ; leurs regards se rencontrèrent et plongèrent dans le cœur l’un de l’autre ; et la porte se ferma, les laissant tous deux agités et émus de sensations nouvelles pour eux et à la fois douces et douloureuses.

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