IX Faute contre les usages

Vers le milieu de la journée, Stephen descendit au jardin. Il y trouva M. Müller. M. Müller commençait à lui montrer une sorte d’affection ; en l’abordant et en le quittant, il lui serrait cordialement la main, et, avec une franchise amicale, il n’hésitait pas à lui dire, quand l’occasion s’en présentait :

— Monsieur Stephen, donnez-moi une serpette qui est auprès de vous. Monsieur Stephen, maintenez un peu cet espalier. Monsieur Stephen, faites-moi donc le plaisir de m’aider à rentrer mes orangers. Le ciel est bien jaune au couchant ; nous aurons cette nuit un vent frais.

Et Stephen l’aidait de son mieux. Plus d’une fois même il tirait de l’eau quand M. Müller arrosait.

M. Müller, quand Stephen descendit au jardin, du plus loin qu’il le vit, lui cria :

— Vous êtes plus grand que moi, monsieur Stephen ; venez donc abattre ce nid de chenilles… Vive-Dieu ! dit-il quand l’opération fut faite, il y en avait plus de mille qui se seraient répandues sur l’arbre et en auraient rongé et disséqué les feuilles ; et, remarquez que ce tilleul, avec celui qui est en face et les deux qui commencent l’allée, est beaucoup plus beau que les autres ; c’est le tilleul de l’Amérique septentrionale. Hoffpenger l’appelle tilia argentea, à cause que ses feuilles sont cotonneuses et blanches comme de l’argent par-dessous. Ses fleurs ne paraissent qu’au mois d’août, mais sont beaucoup plus odorantes que celles de toutes les autres variétés, telles que tilia rubra, tilia pubescens, tilia lacinata, tilia mycrophylla, etc., etc. La plupart des canaux en Hollande sont bordés de tilleuls des deux côtés ; le tilleul de Hollande a le feuillage plus étroit et plus sombre ; vous en voyez un à droite, le quatrième.

— C’est un bel arbre, dit Stephen, il donne beaucoup d’ombre et répand un suave parfum.

— Oui, au mois de juin ; son écorce sert à faire des câbles, et son bois est le meilleur qui entre dans la composition de la poudre. Le mot tilia paraît venir du grec χτολου, plume, parce que le tilleul porte ses fleurs sur des languettes qui ressemblent assez à des plumes.

— Пτολου, murmura machinalement Stephen.

Mais M. Müller, dans sa précipitation, crut entendre un autre mot ; il parut surpris, resta quelques instants dans une sorte d’indécision, et dit :

— Je crois que vous avez raison ; c’est singulier que cette idée ne me soit jamais venue.

Stephen ignorait complétement avoir eu une idée ; il prêta l’oreille et tâcha de démêler ce qui pouvait avoir donné lieu à cette supposition.

— En effet, dit M. Müller, l’étymologie telum est parfaitement juste ; car les anciens faisaient des flèches et des javelots avec le bois de tilleul, de même qu’ils se servaient de l’écorce intérieure pour faire une sorte de papyrus, et j’ai chez moi un manuscrit écrit de cette manière il y a peut-être onze cents ans ; Jeune homme vous avez une grande aptitude pour la science et je vous dois la véritable origine du mot tilia ; telum, c’est bien clair. Si vous voulez me faire l’honneur de venir ce soir boire avec moi un pot de bière et fumer une pipe, je vous montrerai mon manuscrit, et je vous raconterai l’histoire que je vous ai commencée.

Stephen tarda quelques secondes à répondre, non qu’il hésitât à accepter l’invitation, mais il sentait que sa voix devait être tremblante. Quand il fut un peu remis, il remercia M. Müller et lui promit d’être chez lui à sept heures.

À peine Stephen était seul, à peine il commençait à mettre de l’ordre dans ses idées, qui se pressaient confuses dans sa tête (car pour la première fois il allait parler à Magdeleine, pour la première fois il était admis dans la maison de M. Müller), qu’on lui donna la lettre d’Edward. Il la lut rapidement et passa à celle de son frère. En la lisant, il pâlit, monta rapidement dans sa chambre, mit de gros souliers, des guêtres, un pantalon de toile, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, et, un gros bâton à la main, il sortit de la maison et se mit en route.

À ce moment, M. Müller disait à sa fille :

— Notre voisin vient ce soir, Magdeleine ; tu nous feras un peu de musique, n’est-ce pas ? Il faut bien le traiter ; c’est un jeune homme tranquille, modeste et fort instruit, et qui, il n’y a qu’un instant, sans affectation, a laissé tomber, comme s’il ne l’eût pas fait exprès, une étymologie qui a échappé aux hommes les plus savants ; car plus j’y pense, plus je vois clairement que tilia vient sans contredit de telum.

Et, comme il disait ceci, il regarda par la fenêtre et aperçut Stephen qui s’éloignait à pas précipités.

— Magdeleine, dit-il, est-ce que ce n’est pas lui qui s’en va là-bas ?

Magdeleine répondit affirmativement.

— C’est singulier, dit le père ; par la route qu’il prend, il n’y a pas d’endroit habité plus près que huit ou dix lieues.

Et tous deux furent véhémentement étonnés.

Et, comme l’heure avançait, ils dînèrent silencieusement. M. Müller rompait quelquefois le silence pour faire une hypothèse sur la disparition de Stephen. Quand l’horloge de l’église sonna huit heures, M. Müller alluma sa pipe, et Magdeleine se mit à prendre un ouvrage d’aiguille et ne dit pas un mot de toute la soirée ; seulement, elle montra de l’impatience chaque fois que tomba son peloton de fil ou son dé à coudre, et se coucha plus tôt que de coutume, sous prétexte d’une affreuse migraine. Retirée dans sa chambre, la jeune fille écrivit à Suzanne ; mais, la lettre faite, elle la brûla.

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