CVII

À peu de distance de la ville, non loin de la demeure de Stephen, mais sur la rive opposée, était une maison de campagne appartenant à une madame Rechteren ; c’était une grande maison dont l’aspect donnait des idées de bien-être et de vie confortable ; les appartements étaient nombreux, bien clos, bien meublés, de bons vieux meubles et d’excellents lits, sans ciselure, sans dorure, sans rien de tous ces misérables luxes par lesquels on remplace aujourd’hui les matelas et les lits de plume.

Cette maison, d’ordinaire si calme, si déserte, si silencieuse, était encore à onze heures du soir en proie à une sourde agitation : les lumières qui brillaient à la façade dans les différents appartements, s’éteignaient successivement ; les domestiques, après avoir remis un peu d’ordre dans les salons, se dirigeaient vers les étages supérieurs pour tâcher de regagner les trois heures de sommeil qu’on leur avait fait perdre ; du dehors, on voyait les lanternes qu’ils portaient monter d’étage en étage par les fenêtres des carrés. Puis bientôt la dernière lueur disparut.

À une autre extrémité du parc s’élevait un petit pavillon entre des marronniers dont le feuillage sombre montait jusqu’aux fenêtres et reposait la vue sur leurs cimes aplanies et égales, sur des flots d’une verdure onduleuse. Derrière les marronniers était la rivière, et de l’autre côté de la rivière les peupliers qui entouraient la maison de Stephen.

Derrière les peupliers s’élevait la lune, rouge dans de chaudes vapeurs ; des grenouilles coassaient dans les joncs, un doux et incertain parfum s’élevait de la terre. La chaleur avait été forte tout le jour, les plantes relevaient leurs feuillages appesantis, l’herbe était parsemée de vers luisants semblables à de petites fleurs de feu.

Le parc, à cette heure de la nuit, était bien un de ces endroits où, dans les songes riants de la jeunesse, on place et on enferme le bonheur que l’on rêve pour soi.

Seul, un jeune homme se promenait dans les allées sombres et se dirigeait lentement vers le pavillon. C’était le héros de cette fête dans laquelle s’était assoupie la maison de madame Rechteren. Ce dîner, ce bal où on avait invité les voisins à plusieurs lieues à la ronde, avaient pour cause la signature du contrat de Ludwig et d’Hortense. Hortense était une nièce de madame Rechteren, une nièce qu’elle appelait sa fille, et sur laquelle elle avait placé toutes ses affections. Madame Rechteren avait trente-quatre ans ; veuve depuis un an, elle avait renoncé à se remarier pour laisser sa fortune à Hortense. C’est le lendemain que le mariage devait se faire ; Ludwig, accoutumé aux longues veillées de la ville, ému du bal et de la naïve beauté de sa promise, n’avait pu rester dans sa chambre et venait passer la nuit dans un des grands fauteuils en tapisserie qui meublaient le pavillon.

Mais le calme, la fraîcheur de la nuit avaient jeté son esprit dans une sorte d’extase contemplative, dont il fut désagréablement réveillé, quand la tante d’Hortense, qui ne pouvait non-plus dormir, vint trouver celui qu’elle se plaisait à appeler son gendre ou son neveu.

Cependant, après la première secousse qui fit retomber l’imagination de Ludwig sur la terre, il trouva du charme à l’entendre parler d’Hortense, raconter les détails de ses premières années, expliquer ses goûts, louer ses qualités, dire quelle couleur elle aimait, quelles fleurs elle préférait, et madame Rechteren ne se lassait pas de parler de sa nièce chérie. « Hortense, disait-elle, a les cheveux si fins, si soyeux, d’un blond si doux et si lumineux à la fois ; ses yeux sont d’un bleu si pur ; ses longs cils recourbés, un peu plus bruns que ses cheveux, voilent si pudiquement ses regards, sa démarche est si modeste, si naturelle… » Et madame Rechteren avait tellement mis sa vie et son orgueil dans sa nièce, qu’elle avait entièrement oublié, en parlant d’Hortense, qu’elle-même possédait encore une grande partie des avantages qu’elle énumérait.

— Ludwig, disait-elle, rendez-la heureuse, c’est une belle et bonne fille ; vous serez récompensé de son bonheur par tout celui qu’elle vous donnera ; elle a une si haute idée de ses devoirs d’épouse et de mère ; elle est si persuadée que Dieu la regarde et connaît ses pensées comme ses actions ; elle a si complétement répondu aux soins de ma tendresse vigilante ; elle ressemble si peu à toutes les autres femmes ; si vous saviez avec quel orgueil je la regardais hier au milieu de toutes ces femmes du voisinage les plus considérées et les plus vaines ; comme entre elles toutes son innocence et sa pureté entouraient son front d’une céleste auréole.

— Mais dit Ludwig, vous êtes bien sévère pour vos voisines, chère tante, et un peu de coquetterie n’est pas un grand mal.

— La coquetterie des autres femmes n’est un crime à nos yeux que lorsqu’elle gêne la nôtre ; mais, moi, je suis aujourd’hui si parfaitement désintéressée dans la vie, que l’indulgence m’est facile ; cependant…, sans entrer dans de plus longs détails…, mon enfant mourrait de honte et moi de douleur, si jamais elle pouvait devenir semblable à la plus respectée d’entre elles.

— Quoi ! chère tante, cette petite femme dont les yeux sont toujours baissés, dont la robe grenat monte jusqu’à un col blanc et gracieux qu’elle semble ne laisser voir qu’à regret, cette petite femme si modeste…, si prude même…

— Si modeste !… si prude !… voilà comme sont les hommes, injustes pour le bien comme pour le mal, nous contestant nos qualités les plus réelles, doutant de tout, et donnant ensuite tête baissée dans les piéges les plus grossiers. Que je suis heureuse que cet aveuglement et cette injustice ne puissent plus que m’impatienter ! Écoutez donc un peu l’histoire de cette femme si modeste…, si prude…, dont les yeux sont toujours baissés.

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