CVIII HISTOIRE DE LA VOISINE À LA ROBE GRENAT

Vous ayez vu le mari de Joséphine. M. Muldorf est un homme rempli des meilleures qualités ; sa figure est noble et douce ; tous deux ont été élevés ensemble et sont même un peu parents. Avant leur mariage, M. Muldorf fut obligé de faire un voyage de quelques mois. Le père de Joséphine, un soir après dîner, ne s’endormit pas comme de coutume, et échangea avec sa femme quelques regards d’intelligence. Quand les domestiques furent prêts à se coucher, à l’heure de la prière en commun, ils se réunirent dans le salon. Le père de Joséphine d’une voix émue, dit : « Mes anciens domestiques, mes fidèles serviteurs, je veux que vous assistiez à un des plus beaux moments de ma vie. Muldorf va s’absenter pendant quelque temps, il faut qu’il emporte avec lui une bonne pensée qui l’accompagne partout et hâte son retour. Ces deux enfants, car Muldorf est aussi mon fils, et son père me l’a légué en mourant, ces deux enfants ont toujours été destinés l’un à l’autre ; ma femme et moi, nous avons suivi avec une grande joie les progrès de l’attachement qu’ils ont l’un pour l’autre ; Muldorf part demain matin ; nous allons ce soir prier pour leur bonheur. »

Il plaça l’une dans l’autre les mains des deux jeunes gens, et toute la famille pria le ciel de répandre ses bénédictions sur les deux époux.

Muldorf partit… comme on part. Joséphine resta… comme on reste ; c’est-à-dire que l’un fut un peu distrait de la séparation par le mouvement, tandis que l’autre resta dans les lieux où tout parlait de l’absent, ou rien de nouveau ne venait exciter l’esprit et entraîner l’imagination.

Peu de temps après, une lettre de Muldorf vint annoncer que le voyage serait plus long qu’il ne l’avait cru d’abord. Joséphine sentit un mouvement d’impatience ; elle aimait autant le mariage que son mari. Le mariage pour elle, c’était sortir de la vieille et triste maison de son père ; le mariage, c’était passer quatre mois d’hiver à la ville dans les plaisirs, dans les bals, dans les fêtes. Et c’était avec un sentiment fort peu bienveillant pour Muldorf qu’elle voyait que l’hiver allait la trouver encore fille ; qu’il n’aurait pour elle que du froid et de la neige et des jours sombres sous les nuages gris.

Tandis que, pour tant de femmes, l’hiver est la saison des fleurs, des mélodies, des parfums, des danses, des triomphes.

Un jour, c’était à la fin de l’automne, elle se promenait seule et triste dans le jardin de son père ; les dernières feuilles des tilleuls étaient jaunies ; celles des vignes étaient parées des plus riches teintes de pourpre ; par moments, il soufflait un vent d’ouest qui en détachait quelques-unes en tourbillonnant. Le clocher de l’église, que l’on apercevait par-dessus les arbres, déchirait le ciel gris de sa flèche aiguë ; les hirondelles, qui toute la belle saison avaient voltigé autour du clocher, avaient fait place aux lourdes corneilles.

Dans le jardin, quelques asters, dernière fleur de l’année, le pied dans les feuilles sèches, ouvraient à un air sans soleil leurs fleurs d’un violet triste.

Joséphine pensa alors à ces longues veillées si monotones, consacrées à des lectures et à des travaux d’aiguille. Son imagination, par un affligeant contraste, la transportait au milieu d’un bal, et par moments il lui semblait que le vent apportait quelques mesures d’une valse dont son cœur suivait le mouvement.

Bientôt les sons devinrent plus distincts, et, à travers la grille du jardin, elle vit une troupe de musiciens, dont l’un jouait du violon en marchant, tandis que les autres portaient négligemment leurs instruments sur l’épaule ou sous le bras.

Joséphine n’était pas la seule qui remarquât ce cortége. Un jeune homme, monté sur un cheval gris, s’arrêta près des musiciens et leur dit :

— Pourrait-on savoir, mes braves, où vous allez ainsi porter le plaisir et la danse ? je m’ennuie, et suis fort disposé à vous suivre.

— Hélas ! monsieur, dit le chef de la troupe, nous n’allons nulle part, nous attendons qu’il plaise à quelqu’un de nous engager ; les fêtes des campagnes sont terminées, et celles de la ville ne commencent pas encore.

— Et, demanda l’étranger, pourquoi les fêtes des campagnes sont-elles terminées ? il y a encore de beaux jours dans cette saison.

— C’est l’usage, monsieur.

— Et combien avez-vous de temps à attendre ?

— Deux ou trois semaines.

— Je vous engage pour trois semaines. Soyez demain matin chez moi. Voici mon adresse.

À ces mots, l’étranger mit son cheval au petit galop et disparut à l’angle du jardin.

À deux jours de là, toutes les personnes du voisinage reçurent une lettre d’invitation. Il fallait, disait-on, faire ses adieux à l’automne qui finissait et profiter du dernier beau jour.

— L’invitation était signée de M. Stephen. M. Stephen est une sorte de fou.

— Je le connais, chère tante.

— Je ne vous en félicite pas, cher neveu.

— Pourquoi ?

— Mon histoire répondra pour moi. Je n’ai toujours pas besoin de vous dire, puisque vous le connaissez, que M. Stephen s’est fait une sorte de célébrité par de nombreuses extravagances. On trouva d’abord l’invitation un peu cavalière, mais la curiosité entraîna les plus récalcitrantes, et on se donnait pour excuse à ce laisser-aller, que M. Stephen n’était pas comme tout le monde, que les règles ordinaires ne pouvaient s’appliquer à lui, que c’était à la campagne, etc.

Il n’y eut que Joséphine qui manqua à l’invitation ; son père répondit poliment à M. Stephen que sa santé ne lui permettait pas de conduire sa fille au bal auquel il avait bien voulu les engager.

Le bal fut assez gai et eut pour résultat plusieurs rhumes de cerveau. M. Stephen fit splendidement les honneurs de chez lui.

Depuis ce jour, il ne manqua pas de passer fort souvent devant la grille du jardin. Un matin, il vit Joséphine et arrêta son cheval pour la saluer. Joséphine rendit le salut d’une façon assez encourageante pour qu’il descendît de cheval, s’approchât de la grille et lui dit qu’il avait amèrement regretté qu’elle ne voulût pas embellir de sa présence le bal qu’il avait donné.

Il parut bien dur à la pauvre Joséphine qu’on crût qu’elle n’avait pas voulu aller à cette réunion, dont la privation lui avait fait passer la nuit à pleurer.

— Je n’aurais pas demandé mieux, dit-elle, que de profiter de votre gracieuseté, mais mon père a craint pour moi la fatigue.

— Il n’y a que l’ennui qui fatigue ; moi, je n’avais donné ce bal que pour vous, et j’ai été bien attristé de ne pas vous y voir.

— Le mensonge est aimable.

— Je ne mens pas. L’idée du bal ne m’est venue qu’en vous voyant à cette même grille devant laquelle je passe dix fois par jour, épiant l’occasion que je trouve enfin aujourd’hui de vous parler de mes regrets.

M. Stephen salua, remonta à cheval et disparut.

Le lendemain, un hasard, dont je ne prendrais pas la responsabilité, fit que M. Stephen, passant précisément devant la grille à la même heure que la veille, y trouva encore Joséphine.

— J’ai beaucoup pensé, lui dit-il, à votre réponse d’hier ; elle est tout à fait évasive, et me fait craindre que la véritable raison que vous ne m’avez pas dite, ne soit blessante pour moi ; vous me donnez le droit d’attribuer votre refus à du dédain.

— Hélas ! monsieur, ce refus que l’on a fait pour moi m’a été plus désagréable qu’à vous. J’aime la danse et la musique ; mais mon père m’a dit que mon promis…

— Votre promis ! dit M. Stephen.

— Que mon promis, qui a en horreur ces divertissements, trouverait fort mauvais que j’eusse profité de son absence pour me les permettre.

— Les parents sont de grands fous, ils se plaignent des folies de la jeunesse, et cependant la seule différence qu’il y a entre eux et nous, c’est qu’ils font d’autres folies, les font plus gravement et les font à nos dépens, tandis que ce n’est que sur nous que retombent les nôtres ; voici un mariage dans lequel les goûts sont si différents, si incompatibles, que l’un des deux époux sera nécessairement la victime de l’autre, à moins que, chacun des deux s’imposant des restrictions et des concessions, ils ne prennent le parti d’être victimes l’un de l’autre et mai-heureux tous les deux.

» Mon Dieu ! ajouta-t-il, que l’on comprend peu tout ce qu’il y a de douce préoccupation à se charger du bonheur d’une femme que l’on aime, à préparer un plaisir pour chaque heure de sa vie, à écarter devant elle les ronces du chemin, à ne laisser poser ses pieds que sur la mousse ou sur les somptueux tapis de Turquie, à remplir de musique et de parfums l’atmosphère qui l’entoure, à faire que son regard ne tombe que sur des fleurs, de riches étoffes, des pierreries ; à rassembler autour d’elle, dans l’espace qu’elle habite, tout ce que la nature et l’art ont disséminé sur toute la terre de richesses et de beautés…

M. Stephen se retira. Tous deux restèrent plongés dans une morne rêverie. Joséphine n’avait jamais entendu de semblables paroles ; il lui semblait que tout à coup il venait de se révéler à elle ce que c’était que l’amour.

Pour M. Stephen, il était en proie à une de ces sombres préoccupations, qui, dit-on, s’emparent de lui au milieu des plus bouffonnes folies dont il se plaît à étonner le voisinage ; il fut quelques jours sans reparaître.

Il arrive quelquefois que la nature, sur la fin de l’automne, semble vouloir recommencer les plus beaux jours de l’été, semblables à ces femmes qui, quand la jeunesse passe, semblent ne faire que changer de beauté, comme, vers le soir, on quitte la parure du matin pour la toilette du bal.

Ludwig ici regarda madame Rechteren ; elle était un des meilleurs exemples qu’on pût voir de cette théorie qu’elle venait de développer sur la seconde beauté des femmes. Elle avait des cheveux soyeux et abondants, une grâce remarquable, des poses naturelles et nonchalantes, quelque chose de suave dans les contours et de si attrayant, que les yeux qui s’attachaient sur elle ne pouvaient s’en détourner.

Elle fut un peu embarrassée de l’application que Ludwig semblait faire de ses paroles, mais elle ne tarda pas à continuer :

M. Stephen trouva Joséphine à la grille et lui dit :

— Vous le voyez, j’ai les musiciens à mes gages, et je ne donne plus de fêtes parce que vous n’y assisteriez pas.

— Hélas ! dit Joséphine, il y a bien longtemps que je n’ai seulement entendu la musique.

Le soir, comme tout le monde était couché dans la maison, et qu’on ne voyait plus que la lueur d’une bougie à la clarté de laquelle lisait Joséphine dans sa chambre, une musique douce et majestueuse se fit entendre ; Joséphine quitta son livre et se mit à la fenêtre, on joua d’abord une noble et divine symphonie de Beethoven, puis on passa à des airs plus vifs, et des valses rapides semblèrent presque prêtes à entraîner les arbres et les étoiles dans leur mouvement impérieux.

La musique se fit ainsi entendre longtemps sans que personne se fît voir, et, quand la première surprise fut passée, Joséphine s’aperçut que les musiciens étaient en dehors, et même assez loin du jardin. Alors, enhardie, elle descendit. La lune éclairait les allées découvertes et augmentait par le contraste l’obscurité des allées ombragées ; elle se promena quelque temps, puis ses pieds suivirent involontairement le rythme et marquèrent la mesure.

Tout à coup elle jeta un cri.

— N’ayez pas peur, dit M. Stephen, c’est moi qui viens vous demander si ma musique vous plaît.

Joséphine ne répondit pas, elle avait peur, peur de Stephen, peur qu’on ne le vît dans le parc encore plus que de lui… mais plus que tout, elle avait peur de son émotion. Elle n’osa cependant pas lui dire de s’en aller, elle le lui aurait dit d’une voix si tremblante, que ç’aurait été presque une invitation de n’en rien faire.

M. Stephen eut l’infernale adresse de ne lui parler que de musique, de ne pas prononcer un seul mot qui pût accroître son trouble, ainsi que l’eût fait un Lovelace vulgaire ; il parut ne s’occuper que de la prééminence de la musique allemande, si bien que Joséphine ne tarda pas à être honteuse de sa peur, et qu’elle n’eut de soin que pour ne pas laisser voir qu’elle avait redouté un danger dont la crainte donnerait peut-être l’idée de le faire naître. Elle affecta même une telle confiance, que Stephen en fut un moment embarrassé, et qu’il craignit de ne devoir cet abandon qu’à la froideur et à l’absence d’émotion.

Cependant de la musique on passa naturellement à la valse. Stephen fit une peinture enivrante du bonheur de valser avec une femme que l’on aime…

Ses paroles étaient si brûlantes, ses yeux si perçants, la nuit et la musique y ajoutaient une si poignante puissance, que Joséphine recommença à trembler. Stephen s’en aperçut et dit négligemment :

— Je ne sais pas valser.

Toute la terreur de Joséphine s’évanouit encore complétement ; la description inquiétante à laquelle s’était livré Stephen n’avait plus aucun rapport possible à Joséphine et à lui, puisqu’il ne savait pas valser.

La confiance et l’abandon de la pauvre fille s’accrurent encore de cette peur sans motif, et, lorsque Stephen, qui pendant leur promenade avait jusque-là marché à côté d’elle, lui offrit le bras, elle plaça son bras sur le sien.

— Je n’ai jamais pu apprendre à valser, dit Stephen.

— C’est cependant bien facile.

— Je ne comprends pas même le pas.

— Il n’y a qu’à suivre la musique, les pieds se placent d’eux-mêmes.

— Vous devriez m’apprendre.

— Quelle folie !

— Non, je voudrais devoir à votre amitié un plaisir dont j’ai été privé toute ma vie.

Joséphine avait tant redouté d’entendre un autre mot, qu’elle ne-pensa pas à élever la moindre chicane sur le mot amitié, et elle montra à Stephen le pas de la valse ; il y eut un moment où l’élève fit tout à coup d’incroyables progrès, et, suivant la musique enivrante, il entraîna Joséphine en tourbillonnant à travers les allées.

Mais, chaque fois que les deux valseurs passaient dans les allées sombres et ombragées, Joséphine sentait une sorte de frisson qu’elle attribuait à la fraîcheur.

La musique continuait ; puis enfin Joséphine, épuisée, tomba sur un banc de gazon. On était loin des grandes allées ; quelques faibles rayons de la lune se glissaient à peine dans les intervalles des feuilles. Il n’y avait de clarté que pour montrer à Stephen le trouble, la langueur, la beauté de Joséphine, que pour faire voir à Joséphine le feu magnétique qui des yeux de Stephen passait par ses yeux à elle, pour lui serrer et lui étreindre le cœur.

Le lendemain, le soir, Stephen fumait tranquillement chez lui du tabac d’Orient dans une longue pipe de cerisier, lorsqu’une femme entre brusquement chez lui, se débarrasse d’un manteau qui la couvrait et tombe affaissée et demi-morte aux pieds de Stephen. C’était Joséphine, pâle, les yeux hagards, les cheveux en désordre.

— Je suis perdue ! dit-elle. Et elle tendit à Stephen une lettre froissée.

« Me voici de retour, chère Joséphine, ma jolie promise ; à mesure que je m’approche de vous, l’air a une pureté que je n’ai trouvée nulle part depuis que je vous ai quittée. Je vais passer deux jours bien près de vous, une lieue à peine nous y séparera, et cependant je ne vous verrai qu’après que ces deux jours seront écoulés. Une mission importante, qui m’a été confiée, peut avoir sur notre avenir une puissante influence. Tout sera fini dans deux jours si je reste, et, peut-être, deux heures que je déroberais pour vous voir nous sépareraient encore pour plusieurs mois. Je ne vous demande pas si vous avez pensé à moi, chère Joséphine, dans ces lieux où tout vous parle de moi, de mon amour, dans ces lieux où j’ai laissé tout mon bonheur. »

— Eh bien ? dit Stephen.

— Eh bien, vous voyez que je suis perdue.

— Pas le moins du monde ; je ne veux pas être un obstacle à votre bonheur, ni à celui de Muldorf, qui est un de mes meilleurs amis ; épousez-le, et je serai enchanté de tout ce qui vous arrivera d’heureux.

— Mon Dieu ! s’écria Joséphine, mon Dieu ! que dit-il donc ? ne sait-il pas que je suis à lui et que je ne puis plus être à personne ? Hélas ! oui, Stephen, je suis à vous ; faites de moi ce que vous voudrez, mais je ne veux pas voir Muldorf ; je suis venue à vous pour que vous me sauviez ; si vous me chassez, j’irai, en sortant d’ici, me jeter dans la rivière.

Stephen réfléchit un moment, puis il dit :

— Vous resterez avec moi, je vous cacherai dans un asile ignoré de tous, où vous ne serez connue et vue que du plus tendre amant.

Il calma ensuite son émotion, lui fit respirer des sels, la tranquillisa. Joséphine est assez jolie pour que la fâcheuse impression qu’avait produite sur Stephen son entrée imprévue ne durât pas longtemps ; il possédait, et probablement il possède encore dans un quartier reculé une petite maison isolée, richement meublée, dit-on, et confiée à la garde d’une vieille domestique qui ne sait même pas son nom.

C’est là qu’il conduisit Joséphine et qu’il passa près d’elle le reste de la journée. Le lendemain matin, au point du jour, il monta à cheval et arriva à ***, où était Muldorf ; Muldorf était à déjeuner chez quelques amis ; Stephen fut reçu avec des cris de joie.

— C’est toi que je cherche, Muldorf, dit-il ; il faut me rendre un service : prends une plume et du papier, et écris ce que je vais te dicter.

Muldorf obéit.

Stephen, en se promenant dans la chambre, commença à dicter.

« Infortunés parents… »

Il s’approcha de Muldorf et dit : « Ton écriture ressemble trop à la mienne. Heinrich va te remplacer ; » et, quand Heinrich eut pris la plume, il continua :

« Infortunés parents… »

— Où diable veut-il en venir ?

— Ne m’interrompez pas.

« Infortunés parents !

» Votre fille, cédant aux lâches obsessions d’un odieux séducteur, s’est enfuie, abandonnant la maison paternelle et la protection d’une tendre mère… »

— Quel style !

— Taisez-vous donc !

« … d’une tendre mère. Écoutez une voix amie qui, pendant qu’il en est temps encore, vient vous donner les moyens de la sauver. Je dis sauver, car, fidèle aux bons principes qu’elle a reçus de vous, elle a jusqu’ici résisté aux tentatives coupables de l’infâme qui lui a déjà fait trahir une partie de ses devoirs et qui ne négligera rien pour la perdre tout à fait. Hâtez-vous, il n’y a pas un moment à perdre ; voici l’adresse exacte de l’endroit où le monstre cache sa victime.

» Un ami de la vertu. »

Un éclat de rire accompagna l’énoncé de cette signature. Stephen seul ne rit pas, cacheta la lettre et descendit la donner à un exprès auquel il ordonna de prendre un cheval.

Puis il rentra dans la chambre.

— Maintenant, donnez-moi une pipe et faites-moi servir à déjeuner.

Stephen ne rentra que le soir ; il trouva la vieille domestique occupée à s’arracher les cheveux.

— Ah ! monsieur, quel malheur !

— Allons, pensa Stephen, tout va bien.

— Vous savez, la jeune dame que vous avez laissée ici… ?

— Eh bien ?

— Elle n’y est plus.

— Ah !

— Elle n’y est plus, répéta la vieille, croyant à l’indifférence de Stephen, qu’il n’avait pas compris ; et, en disant ces mots, elle s’affaissa sur elle-même comme si elle s’attendait à être écrasée du pied.

— Elle n’y est plus ! on est venu l’emmener ; j’ai voulu résister, mais ce quartier est si éloigné ; il y avait une vieille dame et plusieurs domestiques : la jeune dame s’est jetée en pleurant dans les bras de l’autre, et elles sont parties en voiture.

Deux jours après, Muldorf arriva près de sa fiancée, qui le reçut à merveille, et, huit jours après, le mariage se fit à la satisfaction générale.

Depuis ce temps, c’est une maison fort convenable.

Voilà, mon cher neveu, ce que c’est que cette petite femme dont les yeux sont toujours baissés, dont la robe grenat monte jusqu’au col blanc qu’elle semble ne laisser voir qu’à regret.

— Je vous abandonne celle-là, chère tante ; mais cette grande brune vêtue de blanc, dont le profil a tant de noblesse et de dignité !…

— Celle-ci, j’aurais aussi à faire sur elle une bonne histoire, et votre ami, M. Stephen, en est encore le héros. Je vous la conterai, si cela ne vous ennuie pas.

— Non vraiment, chère tante, dit Ludwig en lui baisant la main.

Et il regarda la main de madame Rechteren, qui était fort belle.

C’est une chose bien remarquable qu’une belle main et dont on peut tirer des indices certains de distinction. Le pied, auquel tant de gens attachent leur attention, est un mensonge, et on ne saurait dire combien, à une certaine heure de la matinée, de douleurs, de tortures, de contorsions, de difformités sont cachées sous la prunelle ou le satin, combien il se met de grands pieds dans de petits souliers. Le pied n’a qu’une forme qui ne lui appartient pas toujours ; la main, qui ne peut se dissimuler, a plus qu’une forme, qu’une figure ; elle a une physionomie.

Il y a certaines mains dont une femme de cœur et d’esprit mourrait de chagrin, si une femme de cœur et d’esprit en pouvait avoir de semblables.

Ludwig se rappela qu’Hortense avait les mains courtes et les ongles écrasés.

Share on Twitter Share on Facebook