CVI OÙ L’ON RETROUVE MAGDELEINE

Dans une chambre richement meublée et bien chaude, Edward était à demi-couché sur un canapé, parcourant nonchalamment les gazettes ; Magdeleine avait posé son livre sur la cheminée et regardait un tout petit enfant qui se roulait à terre sur un tapis.

Le temps était sombre et rendait tout triste et lugubre au dehors et au dedans.

Suzanne entra avec son mari.

— Soyez les bienvenus, dit Edward ; nous sommes ennuyés et ennuyeux au dernier point. Avez-vous des nouvelles ? Je gage que Suzanne a quelque bonne histoire.

— Non, dit Suzanne.

— Racontez toujours ; nous avons l’esprit tellement vide, que nous ne serons pas difficiles.

— Sans votre ami Stephen, dit Suzanne, on ne saurait de quoi parler en cette ville ; mais il a soin d’entretenir la chronique.

— Je vous arrête, dit Edward ; mais Stephen n’est pas mon ami, il a été mon camarade d’enfance : c’est un rêveur triste, un fou ennuyeux, et au fond un garçon assez nul.

— On lui dit de l’esprit, répliqua Suzanne ; il est loin de passer pour triste ; qu’il soit fou, je vous l’accorde, et tout le monde sera de votre avis, mais c’est une folie gaie et insoucieuse.

» Il a trouvé on ne sait où un marquis de Melchior, il en a fait un jouet dont il se sert assez adroitement ; il a pris un tel ascendant sur l’esprit du pauvre homme, que, malgré les mauvais tours qu’il ne cesse de lui jouer, le marquis mourrait de chagrin et d’ennui s’il était une journée sans le voir, d’autant que Stephen sait à peu près le français et que lui ne parle pas un mot d’allemand.

» Il y a quelques jours, le marquis vint confier à Stephen qu’il était amoureux d’une danseuse. « Il m’est venu une idée, ajouta-t-il, c’est de lui envoyer des vers ; comme je ne sais pas l’allemand, il faut que vous ayez la complaisance de me les faire traduire. »

» Stephen y consentit et lui donna les vers traduits en allemands et arrangés.

» — Je les porterai demain, dit le marquis.

» Dès le soir, Stephen alla trouver la danseuse, lui fit des compliments et lui glissa les vers.

» La danseuse les lut et les trouva très-jolis.

» Comme il est d’ordinaire qu’une danseuse trouve les vers d’un homme fort riche, comme il est d’ordinaire qu’une femme trouve les vers faits pour elle.

» Le lendemain se présenta Melchior avec un superbe bouquet.

» Il fit quelques compliments et récita ses vers. Au premier, la danseuse fut surprise ; au second, elle tira de son sein le papier de Stephen et se mit à suivre, lisant chaque vers à mesure que le marquis le prononçait ; à moitié du papier, elle ne put contenir une véhémente envie de rire : le héros se fâcha, elle se fâcha plus fort, lui reprochant d’avoir volé les vers d’un autre et de venir les lui réciter comme siens ; il jura qu’il avait fait les vers, elle rit plus fort ; il s’emporta, elle le fit mettre à la porte.

» Depuis ce temps, la danseuse a été la maîtresse de Stephen jusqu’à hier matin, où il a jugé à propos de lui donner un rendez-vous dans un endroit où l’attendaient trois autres femmes, et lui-même de ne pas s’y rendre ; toutes quatre se sont réunies, ont causé, une explication est arrivée et ensuite une brouille à tout jamais.

» Il est bien prodigieux, continua Suzanne, que les hommes changent aussi vite et aussi complétement. Il y a un an, il portait partout l’air d’un poëte élégiaque, vous l’eussiez pris pour un fossoyeur habitué à demeurer avec les morts et à jouer avec leurs os.

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