CXVI

Un jour de décembre, à l’hôtellerie du Cheval noir, quatre hommes étaient assis à une table dans un coin.

Tous les buveurs étaient partis, les lampes éteintes, et les garçons de l’hôtellerie bâillaient et se frottaient les yeux, car l’heure où ils se couchaient d’ordinaire était depuis longtemps passée.

Mais les quatre étrangers avaient des droits évidents au respect de l’hôte ; les plats vides couvraient la table, et un nombre prodigieux de pots de bière, les uns vides, les autres pleins, attestaient qu’ils étaient là depuis longtemps, et que leur écot récompensait le maître de la fatigue de ses garçons.

Les buveurs, au milieu d’épais nuages de tabac, parlaient entre eux à demi-voix.

— Cinquante florins pour attaquer une voiture, recevoir quelques coups de canne et nous en aller chacun chez nous ; mein Gott ! c’est une affaire d’or.

— Tu vois les choses en beau. Qui sait si les gens de la voiture ne seront pas armés, si demain quelqu’une des places que nous occupons à cette table ne sera pas vide à l’heure du souper ?

— Il n’y aura qu’une femme, son mari et le cocher, et personne ne sera armé. D’ailleurs, n’avons-nous pas, quand on a réparé le clocher de la ville, exposé cent fois notre vie pour un demi-florin par jour ?

— Et toi, dit le premier interlocuteur à un de ses compagnons qui avait la tête dans les deux mains, que penses-tu ?

— Je pense que, si nous ne sommes pas des imbéciles, l’affaire peut être excellente pour nous.

— Comment ?

— Celui qui nous a payés pour attaquer la voiture nous a dit que l’homme et la femme revenaient du bal ! L’eau ne vous vient-elle pas à la bouche en songeant aux belles bagues, aux bracelets et au collier dont elle sera parée ? Si nous pouvions nous emparer de tout cela-et de la bourse du mari !

— Par les crânes des onze mille vierges qui sont à Cologne dans l’église Saint-Pierre, l’idée est grande et belle, mais l’exécution est difficile.

— Nullement. Quoi qu’il arrive, celui qui nous paye ne pourra nous dénoncer sans se dénoncer lui-même ; nous devons aller attendre la voiture à une heure un quart dans le petit bois, il faut arriver une demi-heure plus tôt et l’attaquer presque à la sortie de la maison de campagne du baron : ensuite, si jamais nous rencontrons notre homme, nous jurerons que tout est arrivé par sa faute, qu’il s’est trompé d’heure et de lieu, et que nous avons volé ses gens pour garder une contenance.

— Mais il est possible qu’il nous ait devancés au rendez-vous et que les cris l’attirent.

— Nous bâillonnerons les bavards, et, s’il arrive, on lui donnera par distraction un coup de bâton sur la tête, juste ce qu’il faut pour l’étourdir sans le tuer.

— Tope là !

— Partons.

Il faisait un froid singulièrement piquant, le vent du nord faisait entre-choquer les branches nues des arbres.

Stephen, depuis longtemps déjà, tenant son cheval par la bride, se promenait pour réchauffer ses pieds engourdis ; il fit sonner sa montre.

— Minuit et demi ; encore trois quarts d’heure : c’est effrayant ! il y a de quoi mourir de froid. Magdeleine sera à moi, se disait-il ; la posséder est aujourd’hui le seul but de ma vie ; il me semble maintenant que l’air remplit mieux mes poumons, que ma vie est plus pleine ; la vengeance aussi est une bonne chose ; elle sera à moi !

Et encore il fit entendre un cruel ricanement.

— Ce n’est peut-être pas un mal, ajouta-t-il, de ne l’avoir pas épousée, car il est certain que ce que j’aimais, ce n’était pas elle, c’était une belle et poétique fille de mon imagination ; ce qu’elle aimait aussi, c’était le résultat de ses rêves de jeune fille.

» Et ce qui me le prouve, c’est que, si je l’avais vue manger seulement, si je l’avais vue soumise aux mêmes besoins et aux mêmes nécessités que les autres femmes, mon amour eût été froissé ; Magdeleine à moi ne m’eût donné qu’un cruel désenchantement de chaque jour ; de même, elle voyait en moi plus qu’un homme ; sitôt qu’elle aurait vu que je ne suis rien de plus que les autres, elle ne m’aurait plus aimé. L’amour que nous avions l’un pour l’autre était un culte semblable à celui que l’on donne à Dieu.

» Au bout d’un an, nous nous serions haïs.

» Mais, comme nous n’avons pas été l’un à l’autre, comme nous nous sommes tenus à une assez grande distance l’un de l’autre pour que l’on ne pût distinguer les inégalités de la peau, je suis toujours pour elle cet homme poétique et exalté, ce héros de roman quelle aimait ; et je dois revenir dans ses rêveries avec d’autant plus d’avantages qu’elle a eu un homme à elle, qu’elle l’a vu, comme elle m’aurait vu, si elle avait été ma femme, avectoutes les faiblesses et tout le prosaïque de l’humanité.

» Que, toujours de loin, je n’ai rien perdu de ma grandeur, que la petitesse de celui qu’elle a vu de près doit accroître encore à ses yeux.

» Et il faut qu’elle remplisse ma vie, c’est pour moi un besoin invincible ; et ces folies, ces extravagances auxquelles je me suis livré par ces derniers temps, n’étaient pour moi qu’un prétexte de faire du bruit pour être entendu d’elle.

» Magdeleine sera à moi. »

À ce moment, des cris se firent entendre ; il se jeta sur son cheval, et, au galop, courut vers l’endroit d’où ils semblaient partir.

C’était la voiture d’Edward, que quatre hommes entouraient ; le cocher fouettait ses chevaux de toutes ses forces, mais un coup de bâton le renversa de son siége : Stephen s’élança au milieu des brigands, persuadé que sa présence les ferait fuir, selon qu’ils en étaient convenus. Edward était tenu par deux hommes dans la voiture, tandis qu’un autre essayait d’enlever les bagues des doigts de Magdeleine évanouie.

Stephen donna un coup de cravache à ce dernier, mais celui qui avait renversé le cocher vint par derrière lui asséner sur la tête un coup de bâton.

Le hasard, le chapeau de Stephen ou un mouvement fit que le coup tomba sur l’épaule et la lui brisa plus d’à moitié. Furieux, il saisit un pistolet et étendit le brigand à ses pieds ; un second coup, tiré sur celui qui dépouillait Magdeleine ne l’atteignit pas, mais lui fit prendre la fuite ; le cocher s’était relevé, et les deux autres brigands suivirent leur camarade.

La supercherie de Stephen avait manqué ; mais le résultat ! était le même : il s’agissait pour lui de renouer avec Edward pour revoir Magdeleine.

Ce ne fut qu’à sa voix que Magdeleine le reconnut ; il fut comblé de remerciements.

— Je me féliciterais, dit-il, de l’heureux hasard qui m’a amené à votre secours si je croyais au hasard ; laissez-moi croire qu’un instinct secret et sympathique m’a averti du danger que couraient mes amis.

Puis on continua la route sans parler.

Chacun des trois personnages avait le cœur, ou l’esprit au moins, assez plein de pensées et d’émotions.

Edward n’était pas fâché de voir Stephen : leur ancienne amitié n’avait pu manquer de laisser des traces. Stephen était riche et lié avec tout ce qu’il y avait de mieux dans la ville ; mais il craignait que son amour pour Magdeleine n’eût laissé quelque étincelle sous la cendre.

Magdeleine, qui plus d’une fois, dans son cœur, avait comparé Edward à Stephen et n’avait pas trouvé dans le premier cet amour exalté et poétique que l’autre exprimait si bien, était émue à la fois de crainte et de plaisir. Cet amour, qui avait survécu au temps et à l’abandon, et dont il venait de lui donner une nouvelle preuve, flattait, sinon son cœur, du moins sa vanité ; mais, quand, à la lueur incertaine de la lune, elle aperçut sa pâleur et la maigreur de ses joues, elle songea à tout ce qu’il avait souffert pour elle, il lui sembla qu’il venait lui demander compte de ses douleurs, et de ses nuits sans sommeil, et de ses larmes.

Cependant elle pensa qu’Edward était son mari et son protecteur ; elle se reprocha ce moment d’intérêt qu’elle avait senti pour Stephen, elle se rapprocha d’Edward et pencha la tête sur sa poitrine.

Pour Stephen, la présence de Magdeleine, sa voix, tout lui semblait une image fantastique ; il n’osait respirer de peur que son souffle ne la dissipât et ne la fit évanouir. Il était presque fâché de sa supercherie ; mais le mouvement que fit Magdeleine pour se rapprocher d’Edward lui fit froncer le sourcil, et on eût vu sur sa figure un ricanement muet. Arrivés à la ville, ils se séparèrent ; Edward tendit la main à Stephen.

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