CXXII

Voici ce qui avait confié à Magdeleine une partie des souffrances de Stephen.

C’était dans un salon, il était tard : une grande partie des conviés était partie ; le peu de personnes qui restaient s’étaient resserrées autour de l’âtre, et on en était venu à causer plus intimement. La franchise de Stephen avait excité celle des autres, et chacun racontait des histoires qui lui étaient personnelles.

Quand ce fut au tour de Stephen, il reprit les derniers mots d’Edward, qui avait raconté gaiement quelques-unes des anecdotes de leur bonne et insouciante pauvreté.

— Non, dit Stephen, la pauvreté n’est pas toujours une bonne chose, et j’ai le droit de le dire, moi qui en ai souffert pendant presque toute ma vie, moi qui suis son élève et qui n’ai d’instruction que celle qu’elle m’a donnée.

» Mon père, qu’un emploi lucratif eût pu mettre dans l’aisance, par des habitudes de désordre, vivait dans une sorte de pauvreté ; ma mère était morte peu de temps après la naissance de mon jeune frère ; une vieille servante la remplaçait près de nous.

» Notre logis avait toute l’apparence de l’aisance et même d’une sorte de luxe, et nous avions quelquefois des bouffées d’opulence pendant lesquelles l’argent se dépensait avec une ridicule prodigalité ; puis, pendant longtemps, on retombait dans un état voisin de l’indigence : mon frère et moi, nous étions mal habillés et mal nourris, souvent nos souliers étaient percés, nos pantalons déchirés et rapiécés et notre linge sale.

» On nous envoyait à l’école, et nos petits camarades nous méprisaient ; le maître d’école lui-même nous punissait plus que les autres ; mon frère, qui était plus jeune que moi (nous étions alors tout petits), avait pour tout cela une entière insouciance. Je crois le voir encore avec ses yeux bruns pétillants, ses bonnes grosses joues, ses cheveux blonds, fins comme de la soie et tout bouclés : il était si gai, si joueur, qu’on lui pardonnait le plus souvent sa pauvreté, le maître lui montrait quelque affection, et ses camarades jouaient volontiers avec lui ; mais moi, j’étais fier et je sentais douloureusement retomber sur mon cœur le mépris qu’on laissait percer pour nous, il s’amassait en moi de longs ressentiments, et la moindre chose m’exaspérait et me mettait en fureur ; j’étais à l’affût de toutes les humiliations, et je n’en laissais pas passer une.

» Comme nous étions mal habillés, s’il venait des parents voir les élèves, on nous faisait mettre derrière les autres et dans le coin le plus obscur. Le dimanche, tous les autres enfants avaient des habits de fête ; nous, c’est tout au plus si l’on nous mettait une chemise blanche, et le maître nous donnait des punitions pour avoir un prétexte de ne pas nous mener à la promenade avec les autres ; mon frère profitait de cela pour courir après les poules et atteler les lapins à de petits chariots ; moi, je pleurais dans un coin. Il venait m’embrasser et me disait : « Qu’as-tu donc, Stephen ? »

» Tous les autres enfants apportaient des paniers bien garnis de nourriture et de friandises pour leur repas du milieu du jour ; nous, très-souvent, nous n’avions pas suffisamment pour nous nourrir. Mon petit frère était si joli, si gai, le voir souffrir m’aurait déchiré le cœur horriblement ; une larme de lui m’aurait donné envie de me tuer ; je faisais semblant de n’avoir jamais faim pour lui en laisser davantage ; et puis, comme il n’était pas comme moi hargneux et querelleur, ses camarades partageaient avec lui des friandises ; il m’en apportait la moitié ; mais pour rien au monde, tout petit que j’étais, je n’aurais consenti à profiter de la libéralité de nos camarades que je n’aimais pas.

» Encore quand on jouait, quand on luttait, je me tenais à l’écart ; je refusais obstinément de prendre part aux jeux des autres, parce que je savais que mes vêtements, déjà vieux et usés, se déchireraient et que je n’en avais pas d’autres pour les remplacer ; les autres disaient que j’étais poltron et que je n’osais ni lutter ni jouer avec eux. Jamais nous n’avions les livres nécessaires pour apprendre les leçons que l’on nous donnait ; mon frère les apprenait mal ou point, et souvent ses camarades lui donnaient des livres ; moi, j’étais forcé d’emprunter un livre et d’apprendre pendant le temps de la récréation. Quelquefois on ne voulait pas m’en prêter ; alors je ne savais pas ma leçon : rien n’aurait pu me décider à dire que nous n’avions pas d’argent pour acheter des livres ; la pitié des autres m’aurait fait mourir : je disais que je les avais perdus ou déchirés, et l’on me mettait en prison, et là je pleurais encore.

» Et mon pauvre petit frère, à travers les fentes de la porte, venait me consoler et rire, et me raconter les bons tours qu’il jouait aux camarades, et je tâchais que ma voix ne trahit pas que je pleurais, car il aurait pleuré aussi, et les larmes n’allaient pas à sa bonne petite figure si gaie ; je me sentais fort, et j’aurais mieux aimé porter du chagrin pour deux que de lui en voir à lui.

» Ainsi je n’ai pas eu d’enfance : le bon rire, les jeux, l’insouciance, je ne connais rien de tout cela.

» Plus tard, j’ai vécu avec Edward dans une pauvreté bien gaie ; mais depuis, seul, j’ai senti la faim, la faim qui déchire la poitrine, qui abat et décourage, qui fait voir le soleil et les jours ternes, qui ôte toute la force de sentir, qui empêche de croire à des jours meilleurs.

» Et c’est ma pauvreté qui a causé la mort de mon frère, de mon Eugène !

À ce moment, Stephen, qui avait commencé son récit presque gaiement, s’arrêta, mit son mouchoir sur sa bouche ; mais bientôt des sanglots convulsifs s’échappèrent ; il se leva, demanda sa voiture et s’enfuit.

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