CXXI MAGDELEINE À SUZANNE

Tu me fais injure, Suzanne, de croire que j’use avec toi de dissimulation. Il faudrait que je fusse bien folle de renoncer ainsi à une amitié qui a toujours été pour la plus grande part dans ce que j’ai eu de bonheur.

Non, dans mon vague ennui, la présence de celui que tu appelles mon ancien amant n’est pour rien.

Il est devenu raisonnable, et l’amitié qu’il nous témoigne, à Edward et à moi, n’a rien qui puisse alarmer. Je te l’avouerai, à toi, femme, que ses succès dans le monde, le rang qu’il y occupe par son esprit et son caractère, peuvent justement rendre un peu fière la femme qui a été aimée de lui comme je l’ai été, car il m’aimait bien, ma bonne Suzanne !

Il est peu changé ; seulement, le chagrin paraît avoir laissé sur son visage des traces profondes. Il y a du deuil dans ses yeux incertains, dans ses habitudes de corps nonchalantes, dans sa voix qu’il semble laisser tomber de sa bouche sans dessein. Mais, quand il s’anime, quand quelque chose va à son cœur ou à son esprit, son regard, comme autrefois, brille comme un éclair.

Ce qu’il y a de plus remarquable en lui, c’est son sourire. Quand il vient colorer son visage, ce n’est plus le même homme ; ce sourire fait l’effet du soleil sur la verdure. Comme le bonheur l’aurait rendu beau, Suzanne ! Il y a quelques jours, une femme remarquait combien il y a de jeunesse dans ce sourire.

— C’est vrai, dit-il en souriant encore, mais amèrement : mon sourire est jeune, je m’en suis si peu servi ! »

Non, ma Suzanne, il n’est pour rien dans ma tristesse ; j’éprouve au contraire un grand plaisir à le rendre heureux par notre amitié. Tout ce que je peux lui donner de bonheur me paraît une restitution et une expiration de ce qu’il a souffert à cause de moi.

Il n’y a pas d’amour possible entre lui et moi. Mon Edward et mon enfant me protégeraient contre le danger, si le danger se montrait.

Stephen est pour nous un bon ami, et l’affection que lui témoigne Edward m’est un sûr garant qu’il ne voit pas plus de danger que moi.

C’est donc ainsi que toi, et ton mari, que je déteste, vous sacrifiez l’amitié à la fortune et à l’ambition ? Je suis bien tentée de te détester aussi. Mais qui aimerais-je, ou du moins qui aussi bien que toi comprendrait mon cœur et toutes mes folies ?

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