CXXXIII

C’était la veille du départ d’Edward, par une belle soirée de printemps.

Dans la maison, on faisait les malles.

Magdeleine était mélancolique et très-abattue ; Edward, indifférent et presque gai. Il y a pour l’homme un grand charme à changer de place : au départ, de la diligence, ceux qui partent sont toujours animés et joyeux, quand ils quitteraient leurs parents et même leurs amis ; pour celui qui reste, le départ même d’un indifférent attriste et donne envie de pleurer.

Pour Stephen, il était sombre et fiévreux ; ses yeux étaient ardents et enfoncés dans leur orbite. Néanmoins, il affectait un grand calme et parlait plus que de coutume, ainsi qu’il arrive à un homme ivre.

Comme on devisait de choses et d’autres, on vint à parler d’une femme de chambre que Magdeleine avait chassée.

— Pourquoi ? demanda Stephen.

Magdeleine voulait dire qu’elle s’était abandonnée à un jeune homme de la ville avant le mariage ; elle chercha une tournure et dit :

— Elle a manqué scandaleusement au premier devoir de son sexe.

Stephen sourit et dit :

— Je sais toute l’histoire ; seulement, l’expression consacrée dont vous vous servez est au moins bizarre.

» Il est assez adroit de vous être fait un devoir de ce qui n’est qu’une dégradation de votre seul devoir, à vous autres femmes, de l’amour ;

» D’avoir donné le nom de vertu à ce qu’il y a de plus vil et de plus ignoble.

» Voyez, en effet, avec impartialité ce qu’il y a de plus grand et de plus beau dans deux exemples que je vais vous citer :

» Une femme qui, sans parler mariage, s’abandonne aux caresses d’un homme, par son abandon lui dit : « Je me donne à toi parce que je t’aime ; je ne te demande aucun prix de ton amour, ni aucune garantie de la durée du tien. Je sais que tu m’abandonneras quand je ne serai plus belle et quand une autre te plaira davantage, parce qu’elle sera plus belle ou seulement parce qu’elle sera une autre. Si je te demandais de m’épouser, ce serait te faire acheter par la contrainte et les chaînes de l’avenir le bonheur du présent : l’amour ne vend pas, il donne. Je me donne à toi pour ton bonheur et pour le mien, et pourtant je m’expose à rester flétrie et déshonorée à tel point qu’un autre homme ne voudra pas de moi. Pour un moment de ta vie que tu me donnes, je te donne toute la mienne, car de tes caresses peut-être aurai-je un enfant dont la naissance et l’amour seront une honte pour moi. Pour l’amour d’un seul, pendant quelques instants, je m’expose au mépris de tous pendant toute ma vie ; mais le plaisir que je le donne est assez payé pour celui que je reçois.

» Voilà ce que dit la concubine.

» Écoutez l’autre maintenant :

» Je t’aime si peu, que, moi, faible femme, je modère mes désirs et les fais céder au soin de mes affaires ; voilà ce que je t’offre. Tu veux me posséder, tu veux avoir mon corps, il faut l’acheter.

» Pendant toute ma vie, tu me nourriras, tu me vêtiras, tu renonceras à tous les plaisirs que je ne puis partager avec toi. Je serai vieille et ridée quand tu seras encore jeune et vigoureux, n’importe, tu m’aimeras ou du moins tu n’en aimeras pas d’autre.

» Tu auras mon corps pendant qu’il est jeune, ferme, rose. Tu me donnes en échange le tien, jeune, ferme et vigoureux ; mais ce n’est pas assez : il faut que tu t’engages à m’aimer encore et à me caresser quand je serai vieille et que tu seras encore jeune.

» Maintenant, comme tu trouves peut-être que je me vends un peu cher, moi qui ne t’aime pas, je vais tranquillement allumer tes sens et exciter tes désirs par des grimaces décorées du nom de pudeur, par des demi-caresses, par une parure menteuse qui me montre plus belle que je ne le suis. Tu ne sauras ce que tu achètes que quand le marché sera irrévocable.

» Voilà ce que dit la demoiselle à marier.

» Vous voyez la différence : la concubine se donne, l’autre se vend. La demoiselle à marier fait une bonne affaire, l’autre en fait une mauvaise ; la première est vertueuse et honorée, l’autre méprisée et coupable.

» Que vous en semble ?

» La prostitution est-elle autre chose que l’union des sexes sans amour ?

» Vous voyez que la femme mariée s’est presque toujours prostituée, et que cette fille que vous méprisez n’a pu le faire.

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