CI D’UN DÉJEUNER OÙ IL SE DIT DES CHOSES QUASIMENT RAISONNABLES

Omnia vanitas.
Tout est vide.

L’ami de M. de Nelsheim et Stephen déjeunant ensemble ainsi qu’il avait été convenu, voici ce qui fut dit :

— Vous passez pour avoir de l’esprit et des talents ; vous avez de la force et de l’énergie ; pourquoi vous laissez-vous entraîner au hasard par le courant, au lieu de choisir une route et de vous diriger vers un but ?

— J’avais un but, et, quand j’allais le toucher il a disparu. C’était un feu follet que j’ai longtemps suivi et qui s’est éteint entre mes mains.

— Il fallait vous tourner d’un autre côté ; il y a tant de carrières ouvertes.

— Autant dire à un homme qui aurait dépensé tout son avoir à gréer un bâtiment : « Faites le voyage par terre. » Et d’ailleurs, quelles carrières s’offraient à moi ?

— La politique.

— Je ne me sens porté pour aucun parti. Le plus fort aura raison : le but n’a pas assez d’intérêt pour moi pour que je me résigne aux moyens. Par la politique, on arrive à l’argent, aux places et aux honneurs : l’argent, j’en ai assez pour vivre : j’en aurais moins que j’en aurais encore assez ; pour les honneurs et les places, voici ce qui m’arriverait : je dépenserais ma vie, je fatiguerais mon esprit, je renoncerais à la liberté de ma conscience et à la bonne foi, car la bonne foi en politique est une niaiserie, c’est la maladresse d’un homme qui voudrait combattre nu contre des hommes cuirassés. Avec la bonne foi, on n’arriverait à rien ; il faudrait de temps en temps approuver et louer ses adversaires, et on ne les renverserait pas. Il faudrait donner mon âme et mon corps, et, en cas de succès, ce qui est toujours douteux, il faudrait avouer que je ne sais me servir ni des places ni des honneurs. La politique n’est qu’une lutte entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas. Je ne veux la place de personne, parce que, dès que je l’aurais conquise, il faudrait la défendre ; j’aime mieux me faire moi-même une situation que personne ne songe à me disputer.

— Ne vous sentez-vous donc aucune ambition ?

— Je ne comprends de place que la première. Ni mes talents ni ma position ne me permettent d’y aspirer ; mais je ne veux pas de place sur un échelon inférieur : je me tiendrai à côté de l’échelle. D’ailleurs, ma vie ne me semble ni assez longue ni assez importante pour que j’en consume la plus grande partie à niveler et à préparer le terrain sur lequel elle doit se passer. Ceux qui entassent de l’argent et des honneurs pour le temps où, sans forces, sans désirs, ils ne pourront plus en faire usage, me semblent des gens qui, n’ayant qu’une heure à dormir, passeraient cinquante minutes à se faire un lit bon et mou, au lieu de dormir leur heure entière sur l’herbe ou sur la terre dure. Je laisse passer la vie, et je me laisse emporter par elle, et pour rien au monde je ne consentirais à planter un arbre dont j’aurais l’ombre dans six ans ; je préfère aller chercher l’ombre des grands arbres ou rester au soleil.

— Les arts, la littérature ?

— On pouvait être artiste ou écrivain quand ces deux métiers, placés hors la loi et le droit des gens, faisaient de ceux qui s’y livraient des parias et des hommes maudits, parce qu’alors il fallait y être jeté comme malgré soi et par une véritable vocation.

» Mais, aujourd’hui que tout le monde est artiste ou écrivais, que les arts sont une spéculation, que tout le monde fait son livre, qu’un capitaliste fait marcher de front les constructions et les œuvres d’imagination, qu’il vous dit : « Mes affaires vont bien ; mon pont suspendu sera livré à la circulation dans trois jours, et mon drame est en répétition ; mon hache-paille à vapeur et mon roman sont à peu près terminés ; je crois que mon métier à filer le lin paraîtra avant mes élégies ; je fais un chemin de fer pour le gouvernement et un recueil de Chants d’amour pour le libraire ***, » il n’y a plus moyen de s’en mêler.

» Pour la peinture, on sait par cœur quelques mots : touché vigoureusement, qui n’a pas beaucoup de sens ; clair-obscur, qui n’en a pas du tout ; on en farcit ses discours. On fait des taches noires à la place où on mettait une figure, et on se croit vigoureux ; on fait les bras trop longs, les jambes trop courtes, on se dit hardi ; on peint tout en jaune, et on prétend que c’est la couleur locale.

» En musique, on appelle la musique froide nulle, insignifiante, musique savante, et on se pâme d’aise.

» On se crispe, on pleure, on crie sur des beautés de conventions ; des musiciens mêmes qui ont du talent s’amusent à faire des difficultés : ils jouent du violon sur une seule corde, au lieu d’employer leur talent à donner plus d’expression à leurs quatre cordes ou à en inventer une cinquième. Ils font des difficultés, de telle sorte que la musique, au lieu de parler à l’âme en passant par les oreilles, a besoin d’être vue et parle aux yeux ; il faut s’étonner et admirer que le musicien joue sans balancier ; on a peur de le voir tomber.

» Comme si les arts devaient étonner plus qu’émouvoir.

» Je connais un homme qui possède une corde basse dans la voix ; c’est un contre-ut.

» Toutes ses espérances d’avenir, de gloire, de fortune, de bonheur reposent sur ce contre-ut ; il travaille sa note, il passe des nuits à la cultiver, à la perfectionner ; dernièrement il me disait : « Aujourd’hui, en passant près de ***, le célèbre chanteur, j’ai lancé mon contre-ut ; il s’est retourné surpris et la figure atterrée ; mon contre-ut est désespérant pour ces gens-là. »

» Il est parti avec son contre-ut pour l’Italie ; il va le perfectionner et reviendra ici réaliser ses espérances. Pour faire ce voyage, il a emprunté trois mille florins et il s’est fait faire à crédit des habits par un tailleur ; pour payer tout cela, il compte sur le produit de sa note. Je gage que son contre-ut est grevé de dix mille florins d’hypothèques.

» D’autres sont à l’affût des idées ; n’en laissez par sortir une, n’en laissez passer ni la queue ni l’oreille, ils vous la voleront. Le matin, ils prennent un papier et vont à la provision, ils empruntent une idée à celui-ci, en volent la moitié d’une à celui-là ; rentrés chez eux, ils font un salmis du tout. Ils font un ouvrage comme on fait un mouchoir.

» Parlerai-je de l’homme qui, logé au quatrième étage, dans un cul-de-sac, écrit hardiment : Nous cinglâmes vers…, nous fûmes battus par une violente tempête, et n’a jamais vu d’eau que dans le ruisseau ou dans sa carafe, donnant pour raison que les gens qui voyagent n’ont pas le temps d’écrire, qu’il faut bien que les voyages soient racontés par ceux qui ne voyagent pas, et que l’on est d’autant plus apte à narrer des voyages, que l’on est plus sédentaire et plus casanier ?

» Deux hommes, deux écrivains, hommes de talent, s’aimaient d’un amour tendre : ils partageaient ensemble la bonne et la mauvaise fortune, n’avaient qu’une chambre, qu’un habit, qu’une femme.

» Un jour, j’en rencontrai un, sombre, taciturne, le sourcil froncé, enveloppé dans son manteau.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je. – Je cherche *** – Pourquoi ? – Je veux le tuer s’il ne consent pas à se battre avec moi ; j’ai un poignard. – Que vous-a-t-il fait ? – C’est un traître, un voleur,un infâme ! – Ah ! – C’est un homme vil et méprisable ! Ah ! ah ! – Je vous prie de ne plus prononcer son nom devant moi. – Volontiers, – Et, s’il a du cœur, je vais en débarrasser la terre.

» Il me quitta brusquement. Le lendemain, je rencontrai l’autre.

» — Avez-vous vu *** ? me dit-il. Ce drôle m’a volé ; je veux lui donner une correction, ne fût-ce que pour l’exemple. Ce scélérat non content de me dépouiller, prétend que c’est moi qui lui ai pris ce qu’il m’a dérobé. – De quoi donc s’agit-il ? – Nous avons traduit de l’allemand… – Est-ce que vous savez l’allemand ? – Non, mais d’après une traduction. Nous avons traduit une expression belle, noble, énergique, telle que l’exige notre littérature forte. Cette expression est existence d’homme. – Eh bien ? – Eh bien, c’est moi qui ait trouvé le mot : il prétend qu’il lui appartient ; nous nous en sommes servis chacun de notre côté, et il va aujourd’hui colporter l’expression comme sienne, disant à qui veut l’entendre que je m’en suis emparé contras jus et fas.

» Heureusement que tout se passa sans effusion de sang.

» Il y a encore des gens qui feignent d’avoir de l’enthousiasme et à qui le bonheur ou le malheur n’ont jamais pénétré sous la peau.

» Leur délire est un effort de mémoire ; ils récitent l’impression soudaine. Un de ces hommes vint un jour chez moi, dans ma petite maison que j’ai près de la rivière, à trois lieues d’ici.

» Il me trouva couché sur l’herbe, sous mes arbres.

» Il prit une chaise, me demanda s’il y avait des crapauds et me raconta les plaisirs qu’il avait goûtés au spectacle et dans les cercles ; puis tout d’un coup il fit l’éloge de ma retraite ; les yeux levés au ciel, vous l’eussiez cru inspiré.

» Nullement ; il commença par un exorde traduit de Virgile :

… Felices nimium sua si bona norint,

Agricolæ…

puis continua par une imitation libre de Pétrarque et termina en me disant : « Comprenez-vous comme moi les charmes que donnent la paix des champs, le gazouillement des oiseaux et l’ombre des arbres ? – Oui, repris-je, et un peu mieux que vous, car je laisse de côté les plaisirs de la ville pour rester ici, tandis que vous logez dans le quartier le plus bruyant et que vous allez chercher vos loisirs dans les cercles et dans les théâtres. »

» Ce n’était rien. Il me demanda la permission d’amener un ami. Deux jours après, ils arrivèrent. Il conduisit son ami sous mes arbres, et, tout semblable à ce que je l’avais vu, les yeux également levés au ciel, il improvisa de nouveau sa traduction.

» Ces gens, avec leur froid enthousiasme, m’ont dégoûté de la poésie ; ils ont pour moi sali la lune et les étoiles ; ils ont flétri l’herbe ; leurs caresses sont mortelles, ils font mourir tout ce qu’ils touchent.

— Enfin, que voulez-vous faire ?

— Regarder la vie comme spectateur, car elle n’a plus assez d’intérêt pour que j’y veuille jouer un rôle ; ce qu’il y a de plus beau en elle, ce qu’après de longs tourments, de la fatigue de corps et d’esprit, et d’intrigue, on n’est pas sûr d’atteindre, est encore bien pâle auprès de ce qu’avait créé mon imagination et ne me donnerait qu’un amer découragement.

— Tout cela m’explique bien votre indifférence pour la vie, ce que je ne blâmerais pas si elle n’avait en même temps exposé la mienne, à laquelle je vous avoue que je tiens beaucoup ; mais je ne comprends pas aussi clairement cette gaieté qui vous jette dans des folies dont s’entretient toute la ville.

— Ce qui alimente ma vie, ce sont les souvenirs ; mais, si je m’y livrais entièrement, je mourrais desséché avant un mois ou je ferais des folies dont la ville s’occuperait moins gaiement.

En sortant de chez son hôte, Stephen rencontra Suzanne et Magdeleine.

Magdeleine était enceinte et sa grossesse avancée se trahissait visiblement. Stephen les salua ; elles feignirent de ne l’avoir pas vu.

Pendant plusieurs jours, Stephen ne voulut voir personne ; il se frappait la tête contre les murailles et prenait à peine la nourriture nécessaire pour ne pas mourir ; puis il alla passer quelque temps seul dans sa petite maison. Peu à peu l’impression s’effaça et il se rejeta avec plus d’ardeur que jamais dans une vie de désordre et de dissipation qui ne lui laissait le temps ni de respirer ni de regarder ce qu’il faisait.

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