XLIII Dilapidation des deniers

Il n’y avait plus en caisse qu’un seul florin, quoique Stephen eût lui-même veillé à toutes les dépenses avec la plus stricte économie.

— J’aurai de l’argent à l’heure du dîner, dit-il en partant le matin : c’est aujourd’hui le dernier jour du mois.

Mais il se trouva que ce n’était que le 29 de mai et qu’il fallut attendre au lendemain. « C’est fâcheux, se dit Stephen ; mais le peu d’argent qui nous reste nous suffira. » Et il calcula rigoureusement pour le dîner et le déjeuner du lendemain. Arrivé, il monta lentement : il n’aurait pas voulu pour tout au monde que son hôte l’entendît et crût qu’il revenait avec de l’argent. Il entra en tournant doucement la clef ; il trouva Edward debout devant le petit miroir, passant ses doigts dans ses cheveux et se mirant avec complaisance.

— Edward, dit-il, je n’ai pas d’argent ; ce n’est aujourd’hui que le 29.

— Ah ! ah ! dit Edward avec distraction. Et il continua à se contempler.

— Il faudra, continua Stephen, faire maigre chère.

Edward ne se dérangeait pas et fredonnait.

— Edward, dit Stephen, prends l’argent qui nous reste et va acheter à dîner.

— Il n’y a plus d’argent, dit froidement Edward, j’ai fait venir un coiffeur pour me friser les cheveux.

Stephen, anéanti, le regarda, puis partit d’un grand éclat de rire.

— Allons, nous ne dînerons pas !

Et, le lendemain, à l’heure du déjeuner :

— C’est pourtant pour ne pas avoir déjeuné comme aujourd’hui, dit Edward, que j’ai été forcé de me mettre en route pour l’Amérique. En bonne morale, le déjeuner devrait être la première action de la journée, car c’est lui qui détermine notre joie ou notre tristesse, les roses ou la pâleur de nos joues, notre bonne humeur ou notre morosité pour tout le jour. Il y a des gens qui déjeunent bien ; ces gens sont aimants, gais, paresseux, en un mot ont toutes les qualités de l’honnête homme. Il y a des gens qui déjeunent mal, il y en a qui ne déjeunent pas du tout ; tant pis pour eux et pour les autres ; évitez-les, ils sont querelleurs et hargneux ; ils vous regardent comme si votre déjeuner avait été pris aux dépens du leur.

— Personne ne pourrait nous faire ce reproche aujourd’hui.

— C’est vrai. Voici ce qui m’a fâché avec mon oncle : j’avais été invité à déjeuner ; l’invitation datait de quinze jours, mais je n’avais eu garde de l’oublier. Au jour indiqué, je mis le pantalon, l’habit et le gilet noirs et la cravate blanche, comme il convient à un jeune homme qui va déjeuner en ville. C’était, comme aujourd’hui, le dernier jour du mois, et, comme aujourd’hui, je n’avais pas d’argent. J’arrivai, on me reçut fort bien, on était à table. « L’agréable surprise ! me dit-on ; certes, nous n’osions pas espérer… Qui peut vous amener si matin dans notre quartier ? » Je frissonnai ; je jetai un regard sur la table, il n’y avait que deux couverts, le mari et la femme : on avait oublié l’invitation. « Voulez-vous prendre quelque chose ? » me dit le mari. J’étais tellement étonné, abasourdi, écrasé, que je refusai, et puis l’idée de prendre quelque chose était si rétrécie pour l’homme qui avait rêvé un excellent déjeuner ! « Allons, dit-on, un verre de vin ! » Je remerciai ; enfin l’on insista tant, que je fus forcé d’accepter une tasse de thé. J’étais furieux, je prétextai une affaire, et je m’enfuis pour rentrer déjeuner chez mon oncle. Je le rencontrai en sortant de la maison maudite. « Parbleu ! dis-je, mon cher oncle, vous seriez bien aimable de m’avancer quelque argent sur le mois que je dois toucher demain. » Ce qui fâcha singulièrement mon oncle, lequel me fit un long sermon sur mon inconduite ; je mourais de faim, je rétorquai ses arguments. Mon oncle m’expliqua comme quoi la morale est le trésor le plus précieux. Il s’adressait mal à moi, qui aurais, en ce moment, donné tout ce que je possède de morale pour une côtelette de mouton. Je répliquai avec toute l’aigreur d’un estomac creux, il me répondit avec toute l’insensibilité d’un oncle bien repu. Et, huit jours après, je partis pour l’Amérique. Tu sais le reste.

— Mais, dit Stephen, pourquoi t’es-tu fait friser les cheveux hier ?

Cela tient au plan dont je t’ai parlé. Il est bien bizarre, ajouta Edward, que, n’ayant ni dîné hier ni déjeuné ce matin, nous ne soyons ni tristes, ni hargneux, ni découragés.

— Le malheur est lourd seulement quand on le porte seul ; la douleur partagée avec un ami n’est pas une douleur, elle a quelque chose de voluptueux pour le cœur, elle rapproche deux amis par cela même qu’elle isole des autres hommes.

» Quand on est heureux, il semble que l’on en soit fier, que le bonheur n’est pas jeté au hasard, mais que le choix que la fortune fait de vous caresser est une preuve et un témoignage de votre mérite ; vous voulez faire confidence de votre félicité à tout le monde, vous l’affichez sur votre face et vous semblez réclamer comme un droit l’amitié et la vénération en votre qualité d’élu de Dieu, qui vous grandit et vous approche de lui par ses faveurs, par ses marques d’affection, comme fait un prince pour ses favoris ; et vous êtes certain que personne ne refusera d’entrer en partage de vos joies et de vos délices.

» Mais si vous êtes malheureux, vous sentez que les arrêts de la fortune sont sans appel aux hommes, que les heureux persuaderont aux autres et se persuaderont eux-mêmes que le sort qui vous frappe est juste : car, si l’on mettait en doute la justice du châtiment, ce serait mettre en doute l’équité des caresses. Vous comprenez que les heureux accueilleront mal vos plaintes, comme le légataire universel celles du fils déshérité.

» Et pourtant il faut vous plaindre à quelqu’un, car la douleur qui reste emprisonnée dans le cœur le ronge et le dévore.

» Il vous faut chercher un homme qui puisse s’affliger de votre affliction, qui veuille prendre une part de votre douleur pour diminuer le fardeau.

» Et celui-là seul y consentira qui tiendra pour certain qu’à votre tour, quand il aura besoin, il trouvera en vous ce que vous trouverez en lui.

» L’amitié est une convention tacite de porter les maux à deux pour qu’ils soient moins lourds.

» Aussi je ne sais aucun gré à l’homme qui se rapproche de moi quand il est heureux, qui m’invite à assister au festin de bonheur que lui sert la fortune ; ce sont les miettes de gâteau que jette aux oiseaux l’enfant bien repu, et il lui importe peu que j’aie dans le cœur de la bonté et de l’énergie, de la délicatesse et de la sensibilité : il n’a pas besoin de tout cela ; il ne veut pas enlacer sa vie avec la mienne, il se sent assez fort pour marcher seul : il ne cherche qu’un convive qui admire l’ordonnance du festin et vante les vins et les mets.

» Mais celui qui est dans le malheur et cherche ma poitrine pour y appuyer sa tête fatiguée de pleurer, celui-là m’a choisi, celui-là a sondé mon cœur et y trouve de la sensibilité pour pleurer avec lui, de l’énergie pour le soutenir, de la délicatesse pour panser sa blessure sans déchirer la plaie.

» Celui-là, je l’aime comme on aime l’homme avec lequel on a vécu dès l’enfance, l’homme qui connaît votre âme et sait voir ce qu’il y a en vous de bon et d’honnête à travers le masque que le monde vous impose.

— Tu as raison, dit Edward, car c’est toi que je suis venu trouver et aucun de mes compagnons de plaisirs.

— Ami, dit Stephen, je t’en remercie : l’amitié est un bonheur émané de Dieu, c’est une sainte et bonne chose.

Et ils se prirent la main et s’embrassèrent avec effusion.

Share on Twitter Share on Facebook