XLII Où l’on démontre l’avantage de ne pas avoir de meubles

— Écoute bien, dit Edward, et surtout ne t’avise pas de m’interrompre, car tu me ferais perdre le fil de mon raisonnement. Autrefois, quand les hommes vivaient trois cents ans et plus, et avaient huit pieds de haut…

— Avocat, passez au déluge ; le pied n’avait alors que six pouces.

— J’ai prié l’assistance de ne pas interrompre. Quand les hommes vivaient trois cents ans, ils demeuraient sous le ciel, sous les arbres, comme disent les vieux livres…

— Il faut croire que l’on n’avait pas encore inventé la pluie.

— Silence ! je ne suivrai point l’espèce humaine pas à pas dans ses dégradations et dans sa dégénération, les nuances ne paraîtraient pas assez tranchées. Des patriarches, je passe à l’empire romain. Virgile dit en parlant de Turnus : « Il enleva sans effort une pierre que douze hommes de nos jours ne pourraient soulever. » Il est clair que nos anciens barons allemands étaient moins robustes que les Romains, et nous, aujourd’hui, nous ne pourrions porter les armes ni les cuirasses desdits barons ; et, remarque attentivement que cette dégénération n’a pas pesé seulement sur la force physique, mais aussi, et par contre-coup, non-seulement sur l’énergie morale, car il n’y a pas d’exemple que de notre temps on ait voulu élever une tour jusqu’au ciel, ni qu’on se soit précipité dans un gouffre pour sauver sa patrie, mais encore sur toutes les plus douces et les meilleures qualité du cœur et de l’esprit. Les gros et vigoureux chiens mordent moins que les petits ; la force se confie en elle-même, ne craint pas, et par conséquent ne hait pas. On ne hait que ceux qui peuvent faire du mal ; la faiblesse, au contraire, ne voyant autour d’elle que des ennemis qui peuvent l’opprimer, est naturellement haineuse et méchante.

— Je ne vois pas où tu veux en venir, dit Stephen, et toi ?

— Écoute toujours. Cette dégénération physique et morale est bien évidente : les patriarches rapportaient tout à Dieu ; les Romains, déjà dégénérés, agissaient pour la patrie ; les barons féodaux, pour leur dame et leur castel ; et aujourd’hui, toi, pour ta place de trente florins, et moi, pour la moitié de tes trente florins. Tu vois que le but de la vie a toujours été se rétrécissant et se resserrant ; or, la cause, la voici :

Felix qui potuit rerum cognoscere causas !

— Malheureux, dit Stephen, celui qui est forcé de les entendre déduire si longuement !

Edward ne daigna pas répondre et continua :

— Nous avons observé que les patriarches vivaient au grand air ; observons que les Romains vivaient dans des palais, les barons dans des châteaux, et nous deux dans une chambre de cinq pieds carrés. Il est très-patent que l’homme a besoin d’air, comme les végétaux, et que, dans nos demeures, l’air trop rarement renouvelé, chargé d’azote et de vapeurs méphitiques, ne nous laisse ni croître ni enforcir, et que l’âme ne peut ni s’étendre ni grandir dans des corps rabougris et malingres.

— Après ? dit Stephen.

— Après ! il est hors de doute que plus cette chambre sera encombrée de meubles, plus elle sera petite, plus l’inconvénient que je viens de signaler sera grand. Il est clair qu’en nous débarrassant de notre mobilier, j’ai agrandi la chambre et diminué l’inconvénient, et enfin que, n’ayant plus de meubles, nous en serons plus vigoureux et moins méchants.

— En serons-nous moins fous ? dit Stephen.

— Ce serait un grand malheur, dit Edward : que ferions-nous de la sagesse ? La sagesse est une qualité négative : c’est la richesse de l’homme qui ne peut plus être fou… comme la vertu appartient à celui qui n’a pas encore pu ou qui ne peut plus être vicieux. La vertu et la sagesse sont deux infirmités.

— Quoique nous n’ayons plus de meubles, dit Stephen, j’ai prodigieusement mal aux dents, et, aussitôt que j’aurai fini mon mois, je prélèverai les honoraires du dentiste pour m’en faire arracher une : je ne puis rien faire depuis deux jours à cause de cette misérable dent.

— Tu es prodigue, dit Edward, et peu confiant dans mon amitié. Que ne me disais-tu : « Edward, fais-moi le plaisir de m’arracher une dent ? » Il n’y a rien de si simple. Je vais te l’arracher.

— Tu vas faire une maladresse et tu ne réussiras pas.

— Fût-elle au fond du cerveau, j’irai la chercher.

— C’est rassurant !

Edward força Stephen de lui livrer sa mâchoire et la tenailla horriblement. Stephen ne pouvait, malgré la torture, s’empêcher de rire du sérieux de l’opérateur. Enfin la dent fut enlevée avec un petit morceau de la gencive.

— Sans douleur !… s’écria Edward. Vois-tu, dit-il à Stephen, voilà une notable économie, d’autant qu’avec le premier argent que nous aurons, il faudra que j’achète un chien.

— Que diable veux-tu faire d’un chien ?

— C’est trop au-dessus de ta portée : tu verras plus tard.

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