III Edward à Stephen

Quoique tu n’aies pas eu assez de confiance en mon amitié pour me faire part de tes projets de fuite et du lieu de ta retraite, et que tu aies eu l’injustice de me traiter à l’égal de tes parents, je t’écris parce que je suis plus prévoyant que toi.

Nous avons été élevés ensemble et nous avons grandi, moi, comme un lierre capricieux, toi, comme un haut peuplier ; tu ne vois en moi qu’un camarade d’enfance, et tu me fuis comme on fuit un insecte au bourdonnement incommode. Tu crains que mes paroles sèches, que mon esprit positif ne flétrissent comme un vent malfaisant les rêves célestes de ton imagination.

J’admire ta vie idéale et poétique comme j’admire les poésies des anciens bardes, comme les rêveries des sombres et méditatifs écrivains de notre pays. Mais, vois-tu, mon cher Stephen, ce sont de belles et brillantes fleurs qui se faneront quand finira le printemps de ta vie. Alors, tu te rapprocheras de moi, nos deux langages se ressembleront, et ma voix n’offensera plus ton oreille.

Aujourd’hui, tu me fuis et tu as raison, nous ne pouvons encore marcher sur le même chemin ; l’air dans lequel je vis te tuerait. Je n’aimerais pas te voir rire de pitié et de mépris de ce qui fait mon bonheur ; nous pourrions nous haïr, et pourtant nous sommes faits pour nous aimer. Il y a dans nos deux natures quelque chose qui me semble s’emboîter et s’adapter assez bien ; les angles sortants de nos caractères coïncident. Il faut nous réserver pour plus tard une bonne et franche amitié. Nous nous rapprocherons quand le vent du nord aura rendu plus flexible la tige du peuplier, et quand, après avoir vu s’effeuiller tes illusions, tu sentiras le besoin de te rattacher à ce qu’il y a dans la vie de prosaïque ; quand tu descendras du ciel où tu demeures, que tu seras assez près de la terre pour que nos mains puissent se toucher.

Jusque-là, tenons-nous loin l’un de l’autre ; j’y consens : nous nous choquerions trop souvent. Mais pourquoi ne nous ferions-nous pas de loin des signaux d’amitié ? Pourquoi voudrais-tu me défendre de m’intéresser au bien et au mal qui t’arrivent ?

Ta famille se plaint beaucoup de toi ; il est, en effet, assez extraordinaire d’être parti avec l’argent à peine nécessaire à ton voyage, sous prétexte d’aller finir tes études à Gœttingue, et d’être disparu sans donner de tes nouvelles depuis deux mois. Il faut que tu aies un grand éloignement pour la fille que l’on te destine ; et cependant, s’il était permis de te faire une observation, je te dirais que ton père, n’ayant qu’une pension viagère, n’a absolument rien à te laisser à sa mort, et que ce mariage te mettrait en possession d’une belle fortune, qui est la véritable source de l’indépendance dont tu es amoureux.

Adieu ; j’espère que tu daigneras remarquer avec quel soin j’ai évité dans ma lettre tout éclat de gaieté bruyante, toute atteinte à la poésie, toute irrévérence envers tes chimères, afin que cette épître trouve grâce devant toi, et que tu ne la reçoives pas comme un hôte incommode, ainsi qu’il t’arrivait parfois de faire envers moi.

Charge-moi de tes commissions.

Ton frère est mon compagnon de plaisirs, nous parlons quelquefois de toi. Il paraît t’aimer beaucoup.

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