IV

Oh ! dites-moi que je ne dors pas !

KLOPSTOCK.

Il est tard, et je suis dans ma chambre auprès du feu, sans pouvoir dormir. La lettre d’Edward m’a fait faire des réflexions. Est-ce que réellement je verrais s’éteindre la poésie de mon âme ? Est-ce que verrais jaunir et tomber une à une, feuille à feuille, toutes mes belles croyances ? Oh ! non, non, le Dieu qui m’a créé n’a pas voulu faire une amère dérision ; il n’a pas mis en mon cœur le désir et l’espérance pour les froisser et les broyer par de tristes désappointements ; il n’a pas donné à mon esprit des ailes qui l’enlèvent sur les nuages rosés du matin, pour le faire ensuite retomber lourdement sur la terre ; le bonheur que j’ai pressenti n’est pas un songe : une âme qui cherche mon âme, une femme pour compléter ma vie, un amour qui me donne cette moitié de moi-même dont je sens si cruellement l’absence, qui remplisse ce vide douloureux de mon cœur.

Tout dans la nature est plus grand que notre imagination : jamais mon esprit n’avait pu se faire une idée bien juste d’une haute montagne ; et, quoique nos poëtes aient si souvent parlé du lever du soleil, la première fois que j’ai assisté à ce sublime spectacle, j’ai senti combien mon imagination était restée au-dessous de la réalité. Les rêves de l’imagination ne sont qu’un reflet pâle des œuvres de Dieu. Faut-il croire que, par un triste privilége, notre esprit ait sous un seul rapport une puissance de création plus grande que celle de Dieu, qu’il ait la force d’imaginer un bonheur que le Créateur n’a pas pu faire pour nous ?

Non, non, ce bonheur dont je sens le besoin, Dieu l’a fait pour moi, comme il m’a fait le soleil qui vivifie, et l’ombre des arbres, et le vent parfumé qui fait frémir les feuilles.

Si Edward a raison, fasse le ciel que je ne vive pas plus longtemps que mes croyances : que je n’aie pas à porter le deuil de mon âme, et qu’après avoir senti ma tête dans les nuages, caressée par l’haleine des anges, je ne me voie pas rapetissant et rampant sur la terre comme un froid reptile !

En tout cas, je le saurai, et je ne survivrai pas à moi-même : souvent j’écrirai mes impressions et je les comparerai. Le jour où je serai convaincu que ce que j’ai dans le cœur est une brillante bulle de savon qui s’écrase et se dissout ; que mon bonheur m’échappera comme l’eau à travers les doigts serrés pour la retenir, je m’en irai de la vie, et j’irai demander à Dieu dans le ciel ce qu’il m’avait promis sur la terre, car Dieu est un bon père, et chacun de nos besoins renferme une promesse de le satisfaire.

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