VIII Eugène à Stephen

Nous as-tu donc oubliés, frère, ou as-tu de si grands chagrins que tu ne puisses les confier à tes meilleurs amis ?

Notre père te blâme beaucoup de ne pas suivre avec plus de persévérance la carrière qui t’est ouverte et de ne pas continuer tes cours à l’université, comme le désire toute notre famille, pour devenir professeur : c’est un moyen d’obtenir de bonnes places bien rétribuées. On dit que tu as une sotte manie de faire des vers et d’écrire, que cela ne mène à rien qu’à mourir de faim ; mais que ton maudit orgueil ne veut entendre aucun conseil, etc.

Pour le moment, on n’est guère plus content de moi ; je me suis engagé, je suis soldat ; j’ai cédé à une passion violente pour l’état militaire, à cet instinct qui, au bruit des fanfares, des trompettes, me fait porter la main au côté pour y chercher un sabre, et me fait bondir le cœur au pas des chevaux.

Je suis soldat ; il a fallu bien du temps et bien des prières pour obtenir le consentement de mon père ; il m’a fallu essuyer bien des reproches et des sermons ; mais enfin tout est fini.

Si tu me voyais, frère, notre uniforme est magnifique.

Et j’ai le plus beau cheval de l’escadron, un beau cheval bai, dont le poil est doux et luisant comme les cheveux d’une fille ; ses jambes grêles et nerveuses semblent appartenir à un cheval arabe, et son encolure à un andalou. Sitôt que sonne la trompette, tu l’entendrais hennir et piaffer ; ses pieds frappent la terre et ses larges naseaux aspirent et cherchent l’odeur de la poudre. Il bondit sous moi et s’indigne de la main qui l’empêche d’aller en avant.

Mon père, qui voulait s’opposer à mon engagement, trouve que l’uniforme me va fort bien et se plaît à sortir avec moi dans les rues de la ville.

De plus, on parle de guerre, mon bon Stephen, et demain nous nous mettons en route pour la frontière. Depuis que la nouvelle de notre départ est arrivée, ce ne sont que dîners d’adieu dans notre famille. On me choie, on me caresse à me donner presque des regrets de mon départ. Nous allons nous battre, frère ; on a aiguisé nos sabres et mis en état nos pistolets. Tu ne saurais t’imaginer avec quelle impatience j’appelle la première bataille ; mes camarades iront bien vite si je ne suis pas en avant et si je ne porte pas aux ennemis le premier coup de sabre.

Je me trouve bien heureux de l’éducation que j’ai reçue ; je n’ai eu besoin d’apprendre ni à monter à cheval ni à manier le sabre. Engagé depuis huit jours, je marche avec les vieux soldats, tandis que cent de mes camarades sont forcés de rester en arrière.

Ne t’embrasserai-je pas avant de partir, Stephen ? Cela me porterait bonheur.

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