LXII Eugène à Stephen

Après-demain, frère, nous montons à cheval et nous allons au-devant de l’ennemi ; encore un coup de dé. Je t’écrirai aussitôtque nous nous serons battus, pour que tu saches si tu as encore un frère ou une partie de ton frère, car il y a de sots boulets qui emportent la moitié d’un homme sans le tuer.

En ce cas, frère, hâte-toi de te marier et de me préparer une petite chambre dans ta maison, car j’arriverai avec ma solde de retraite et une jambe de bois, et apprête-toi à entendre narrer et renarrer cent fois la même chose.

Pour le moment, j’ai à te demander un service assez important : l’argent destiné à renouveler les harnais de mon cheval, les brides, les étriers, etc., a été par moi et mes camarades bu et mangé sous les espèces du genièvre et de la saürcraüt.

Je ne puis pour le moment demander d’argent à mon vénérable père ; tâche, mon cher Stephen, de m’envoyer la somme nécessaire à cet achat ; informe-toi de ce que cela peut coûter ; si tu ne peux l’envoyer tout de suite, c’est-à-dire le jour de la réception de ma lettre, ne l’envoie plus, parce qu’il ne me parviendrait pas. »

Stephen fut attristé de cette lettre ; quand il la reçut, il avait bien à peu près la somme nécessaire ; mais Magdeleine l’attendait au théâtre, il ne pouvait lui faire savoir qu’il ne s’y trouverait pas. Magdeleine était tout pour lui, son âme et sa vie et le but de toutes ses actions ; et d’ailleurs, depuis quelque temps, les lettres de Magdeleine étaient plus rares ; la jeune fille, au milieu des plaisirs qui l’entouraient, ne trouvait pas souvent d’instants à donner à son ami ; le pauvre Stephen avait bien besoin de la voir pour reprendre un peu de force et de courage. Il n’envoya pas ce que son frère lui demandait.

Le soir, il était au théâtre, les yeux presque toujours fixés sur une loge.

Dans cette loge étaient M. Müller et sa fille, Suzanne et ses parents, et de plus le promis de Suzanne avec Schmidt, le cousin de Magdeleine ; c’étaient deux jeunes gens beaux et riches et vêtus avec la plus grande élégance et la dernière recherche.

Ils ne s’occupaient guère du spectacle et examinaient tous les spectateurs ; faisant de temps eu temps part aux jeunes filles de leurs remarques, quelquefois spirituelles, presque toujours moqueuses. Suzanne riait aussi fort que le permettait la décence, et Magdeleine, qui avait commencé par sourire du bout des lèvres pour faire comme les autres et n’avoir pas l’air de blâmer leur gaieté par une contenance sévère, finit par la partager entièrement et, pour montrer un peu de l’esprit que l’on prodiguait devant elle, elle s’avisa de faire une remarque à peu près piquante sur une femme dont la toilette annonçait des prétentions auxquelles ne répondaient ni son âge ni sa figure. Les deux jeunes gens avouèrent qu’ils n’avaient rien entendu de si spirituel, Magdeleine, étourdie de ce succès et presque contrariée que l’on montrât tant d’admiration pour si peu de chose, voulut justifier cette estime pour son esprit, voulut en montrer et en montra, car elle en avait beaucoup ; et d’ailleurs cette sorte d’esprit, que l’on perd dans la solitude ou dans l’agitation des sensations fortes, s’alimente et se renouvelle par le frottement de l’esprit des autres.

Cependant il vint un moment où son attention fut tout à fait captivée par le spectacle ; les paroles que prononçaient les acteurs avaient quelque rapport avec sa situation et celle de Stephen.

Mon âme, ma vie, disait l’acteur, garde précieusement mon bonheur ; je viendrai le réclamer quand je m’en serai rendu digne.

Les grands yeux noirs de Stephen se tournaient, fixes et mélancoliques, vers Magdeleine ; elle aussi le regarda, mais elle était distraite par des rires étouffés et les chuchotements de Suzanne et des deux jeunes gens.

— C’est, disait le promis de Suzanne, un habit qui, vu le collet étroit et les basques en pointe, porte pour des yeux un peu exercés le millésime de l’an 1795 après Jésus-Christ.

— Ce qu’on ne saurait trop admirer, reprit Schmidt, c’est l’arrangement de la cravate et la blancheur au moins équivoque du gilet.

— Tout cela ne serait rien, dit Suzanne, si par sa pose tragique et ses yeux levés au ciel il n’affichait pas une ridicule prétention aux regards et à l’attention ; on ne peut obliger un homme à être bien mis quand c’est un pauvre diable, mais on peut lui savoir mauvais gré de forcer vos regards à s’arrêter sur lui par quelque chose d’excentrique et d’extraordinaire. L’homme qui usurpe ainsi l’attention n’a pas le droit de ne pas avoir une jolie figure, et certes, avec ces joues creuses, et ces pommettes saillantes, et ces cheveux mal arrangés, l’élégant ressemble assez au Méphistophélès de notre Gœthe, plus propre à servir d’épouvantail aux jeunes filles qu’à attirer leurs regards.

— Ce doit être, ajouta le promis, la terreur des petits enfants de son quartier ; les mères doivent les menacer de lui quand ils pleurent, et je gage qu’ils s’enfuient et se cachent tous sur son passage.

— Magdeleine, dit Suzanne, le vois-tu ?

Mais la pauvre Magdeleine était dans une triste situation, l’homme sur lequel on s’exerçait ainsi était Stephen ; elle aurait dû peut-être arrêter la première moquerie en annonçant que ce jeune homme était de ses amis ; mais, une fois la bordée partie, elle n’aurait osé se faire ainsi solidaire de tous les ridicules que l’on avait découverts en lui ; elle prétexta un violent mal de tête et garda le silence le reste de la soirée.

Néanmoins, ses pensées suivaient malgré elle le cours que leur avait donné la conversation de ses nouveaux amis.

— Oh ! se disait-elle, s’ils savaient tout ce qu’il y a de beau et de noble dans le cœur de mon Stephen, ils n’auraient trouvé pour lui que de l’admiration. Mais pourquoi néglige-t-il ainsi son costume ? pourquoi ne cherche-t-il pas à prévenir par son extérieur ceux qui ne peuvent connaître son âme ?

Puis elle se reprocha de n’avoir pas osé l’avouer et prendre sa défense, et elle tâcha de se justifier à ses propres yeux aux dépens de Stephen.

Elle n’avait jamais soupçonné que Stephen pût paraître ridicule aux yeux de quelqu’un, que quelqu’un pût avoir un moment de supériorité sur lui. Aussi voulait-elle du mal aux deux jeunes gens de l’avoir désabusée et d’avoir pris avantage ainsi sur son amant.

C’est une triste chose pour une jeune fille de s’apercevoir que son amant n’est pas le premier des hommes et que tout le monde ne partage pas son admiration et son amour pour lui. L’estime des autres pour celui qu’elle aime est pour beaucoup dans l’amour d’une femme, parce que dans son amant elle cherche un appui et un protecteur, parce qu’elle sent qu’elle s’identifie à lui, qu’elle ne devient plus qu’une partie de lui-même, et s’absorbe en lui, et n’aura plus d’autre considération que la sienne, d’autre bonheur que le sien.

L’homme, au contraire, veut une femme à lui, toute à lui ; il veut qu’elle tienne au reste du monde par le moins de liens possible ; il veut qu’elle tienne tout de lui ; il est jaloux d’un regard d’admiration que l’on fixe sur elle, tandis qu’elle jouit des triomphes de son amant, car elle n’a d’autres triomphes que les siens, d’autre gloire que la sienne.

Aussi, mécontente d’elle, triste de voir Stephen moins grand, elle fut plusieurs jours sans lui écrire, puis elle fit une lettre ; mais il fallait traverser la rue, il pleuvait, et elle ne pouvait la confier à un domestique. La lettre ne fut pas envoyée.

Cependant, la veille du bal chez sa tante, elle écrivit à Stephen, car elle craignait, si elle le laissait plus longtemps dans l’inquiétude, de rencontrer son regard triste et sévère ; elle envoyait en même temps la lettre qui n’était pas partie à cause de la pluie, et elle se justifiait en expliquant ce retard.

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