LXIII Stephen à Magdeleine

Ton image occupe tous mes rêves, toutes mes pensées ; l’amour que j’ai pour toi est le canevas sur lequel je brode ma vie ; au fond de mes actions les plus indifférentes, on retrouverait cet amour. Je t’ai vue gaie et rieuse, j’en emporte une impression pénible.

Tu es ma fiancée, Magdeleine, je dois tout dire ; les conseils que je puis te donner, ceux que je recevais de toi avec amour ne sont que pour préparer notre bonheur qui s’approche tous les jours.

Tu avais une robe trop décolletée, et ta gaieté attirait sur toi des regards que ton costume arrêtait.

La plus belle parure d’une femme est la modestie ; la femme qui aime doit faire tendre tous ses efforts à ne rien laisser prendre d’elle aux autres hommes ; sa beauté, ses regards, sa voix, tout appartient à son amant. Un regard qu’un autre homme fixe sur toi souille ta pureté et me dérobe quelque chose de mon bien ; tu es une fleur dont le parfum m’appartient ; tu ne dois le donner qu’à moi ; ce n’est pas assez que tu n’aimes que moi, tu ne dois être aimée que de moi ; l’amour et les désirs d’un autre homme te salissent ; tu dois te réserver pure pour te donner à moi. L’homme qui t’a contemplée, celui qui a écouté ta voix suave, qui a respiré ton haleine, celui-là a joui de ta beauté, de ta voix, de ton haleine ; il m’a volé, je le hais ; et toi, Magdeleine, tu es sa complice si tu n’as pas pris assez de soin de lui cacher et de mettre hors de sa portée tout ce qui m’appartient.

Tu dois pour les autres voiler et les formes de ton corps et ta taille souple ; tu dois avoir du bonheur à te donner toute à ton amant, et ne laisser voir ton visage et tes mains que parce que tu ne peux faire autrement. Ce que je réclame ainsi, Magdeleine, je l’achète et le paye de toute ma vie ; et mon seul désir serait de retrancher de mes jours, de mes instants tous ceux que je ne puis te consacrer entièrement. Notre vie à nous deux est unie et isolée au milieu du monde. Le monde pour moi, c’est toi, c’est le lieu où tu es : le monde, c’est nous deux, c’est notre amour.

Rien ne m’intéresse hors toi, hors les moyens de te posséder : je ne donne à tout le reste ni une pensée ni un désir ; tout ce qui de mon corps ou de mon âme n’est pas pour toi, il me semble qu’on me l’arrache douloureusement ; je te donne tout mon être, je voudrais que nos deux existences pussent se mêler et se confondre comme l’eau avec l’eau, le feu avec le feu.

Dis-moi, Magdeleine, ne serais-tu pas heureuse si tu pouvais dire, en te donnant à moi : « Toi seul m’as vue ; jamais le regard d’un autre homme n’a caressé ni baisé mes lèvres et mon cou et ma poitrine ; jamais un autre homme ne m’a désirée et n’a songé à me posséder. Je me donne à toi pure comme un ange : les autres hommes ne m’ont jamais vue ; pour eux mon existence est inconnue, je ne vis que pour toi, toi seul sais qui je suis. »

Car, Magdeleine, vous autres filles élevées dans le monde, vous n’arrivez jamais vierges aux bras de vos époux ; je ne vous en fais pas un crime ; vous ne pouvez empêcher qu’un désir, qu’un rêve ne vous viole et ne vous déflore ; mais ce qui dépend de vous, c’est d’employer tous vos efforts à dérober aux autres ce qui n’appartient qu’à un seul, et ne leur laisser que le moins possible.

À ce propos, et en retombant, faute de mieux, dans le réel et le possible, je veux te parler de ta parure : crains de trop te serrer dans un corset ; c’est à cet absurde et incommode usage que tant de jeunes filles doivent des maux de poitrine et d’estomac, tout cela dans le but de paraître mince et de ressembler à une guêpe au lieu de ressembler à une femme.

Vois les chefs-d’œuvre des arts, les tableaux et les statues où des hommes de génie ont réuni tout ce que la nature a produit de plus beau ; vois-tu les corps des femmes ainsi étranglés par le milieu ? Une femme mourrait de chagrin et de regret si son corps était fait comme elle s’efforce de le faire paraître.

Le but de la parure doit être, non de paraître riche, mais de paraître belle ; la finesse, ou la rareté, ou le prix d’une étoffe ne doit donc entrer jamais en considération ; la forme des vêtements et leur couleur seule ont de l’importance ; adopte la couleur qui te sied le mieux, la forme de robe qui fait le mieux ressortir tes avantages : n’aie jamais la folie d’adopter ni une forme ni une couleur parce qu’elle est la mode, dût-elle te rendre laide et bossue.

Le blanc te sied parfaitement ; les cheveux en bandeau sur le front donnent à ta figure la douce majesté, la naïve pureté des madones de Raphaël ; de plus, cette manière d’arranger les cheveux ne les gâte en aucune façon et ne donne pas de maux de tête.

La société a corrompu les femmes et leur a enlevé une grande partie de leurs charmes ; toute la vie des femmes devrait appartenir à l’amour ; on les a rendues savantes et spirituelles ; leur vie se trouve divisée et partagée en une multitude de soins, d’affections et d’occupations ; elles n’en ont qu’une partie à donner à l’amour, à qui elles appartiennent tout entières.

Sans cela, elles ne voudraient paraître belles qu’aux hommes et à un seul homme, leur parure n’aurait pas pour but de froisser la vanité des autres femmes.

Adieu, Magdeleine ; tu m’écris bien rarement ; et autrefois la pluie ne t’empêchait pas de m’envoyer une lettre qui me fait goûter le seul bonheur qu’il y ait pour moi dans la vie. Prends garde que tous ces plaisirs ne prennent trop de ton cœur.

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