CIX Histoire de la grande brune vêtue de blanc

— N’est-elle pas la femme d’un M. Rodolphe Walstein ? demanda Ludwig.

— Oui ; mais M. Walstein n’est pas son premier mari, et il y à fort peu de temps qu’elle a épousé celui-ci.

Hélène se trouva veuve à vingt-deux ans, son mari, tué en duel, la laissa au milieu d’un voyage, sans ami, sans appui, presque sans argent. Du moins, ce qu’elle avait d’argent ne suffit qu’à peine pour payer le mémoire de l’hôtelier et les frais d’une maladie de trois mois que lui causa le chagrin. Puis, presque sans argent, elle vint à Munich, pour y toucher une lettre de crédit sur un habitant de cette ville, trouvée dans les papiers du mort.

Le monsieur vint lui-même apporter la réponse ; elle était peu favorable ; il ne pouvait donner d’argent que sur un reçu du mari d’Hélène, jusqu’à ce que de longues formalités eussent constaté sa mort, ainsi que les droits de la veuve. Hélène fut atterrée ; se trouver seule, sans ressources, dans une ville étrangère, sans aucun moyen d’attendre ni de s’en aller ; c’était en effet une triste et inquiétante situation.

M. Walstein s’aperçut de la torpeur où l’avait jetée cette réponse, et lui offrit de lui avancer de l’argent sur la somme qu’il aurait à lui compter après l’accomplissement des formes légales indispensables.

Hélène ne pouvait pas refuser. M. Walstein demanda la permission de s’informer quelquefois de la santé de la belle veuve et de se charger de hâter la conclusion de ses affaires.

Il faut d’abord que je vous explique ce que c’est que M. Walstein.

— Je m’en doute ; un petit homme de quatre pieds neuf pouces, toujours tourmenté par la crainte qu’on ne le prenne pas au sérieux, qu’on ne le compte pas pour quelque chose, parlant haut pour forcer l’attention qu’on ne donnerait peut-être pas sans cela à ses paroles ; faisant du bruit en marchant, parce que du bruit ne se fait pas tout seul et que cela prouve que c’est quelqu’un qui passe ; toujours fronçant le sourcil pour se donner un air terrible qui démente à l’avance les suppositions peu respectueuses que peut faire naître l’exiguïté de sa taille ; ne parlant que de tuer, de briser, de rompre ; déployant, pour prendre son chapeau, un appareil de vigueur suffisant pour porter une poutre ; ouvrant et fermant les portes avec violence ; jurant chaque fois que le lieu où il se trouve peut rigoureusement le permettre ; se laissant croître au moins tout ce qu’il a de barbe ; en un mot, ne faisant pas un mouvement, n’articulant pas une syllabe qui ne soit une protestation et un manifeste contre les hommes de taille légale, qui ne veuille dire : « Je suis petit, mais fort, mais terrible. »

— Je vois, ajouta madame Rechteren, que vous avez observé l’homme et que vous en avez vu tout ce qu’on peut en voir en quelques heures.

Pour peu que l’on ait dans l’esprit de logique et de science d’instruction, on devine qu’un homme semblable, s’il arrive par hasard qu’il reçoive une femme quelconque, l’étale chez lui, la laisse traîner, en parle à tout le monde, et ajoute à l’indiscrétion un air indifférent et impertinent qui apprenne à tous que semblables choses lui sont familières, que ce n’est pas par accident qu’une femme lui écrit ; que, bien loin de là, il reçoit tant de lettres de ce genre, qu’il ne sait où il les met et n’a que rarement le temps d’y répondre. M. Walstein se montra fort assidu près d’Hélène ; un jour, la trouvant pâle et souffrante, il lui offrit de la mener faire un tour de promenade au soleil couchant. Hélène hésita d’abord par un sentiment de retenue naturelle, puis, regardant M. Walstein orné de tous ses ridicules, elle pensa que c’était un homme sans conséquence, qui ne prêtait ni à la médisance, ni même à la calomnie. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pris l’air, elle ne pouvait sortir seule, elle accepta.

Dans la préméditation, M. Walstein s’était paré comme une châsse, la crainte de n’être pas aperçu lui donne un grand amour pour ces couleurs éclatantes qui saisissent douloureusement l’œil. Il y avait dans son costume, ainsi que vous avez pu le voir, ce soir, au moins toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Hélène se laissa conduire. M. Walstein la mena à la promenade publique. Ce choix remplissait leurs vues à tous deux. Hélène pensait qu’il n’y a pas de mal dans ce qu’on fait aux yeux de tous et M. Walstein, qu’il ne suffit pas de donner le bras à une belle femme, qu’il faut encore être vu et envié.

Pendant la promenade, Hélène se laissa aller à la douce et mélancolique influence du soleil couchant, et, oubliant et son cavalier et la foule qui s’occupait beaucoup d’elle, elle repassait dans sa mémoire les tristes circonstances de sa vie, et elle voyait avec effroi que, de la manière dont se présentait l’avenir, ces jours si funestes déjà écoulés, seraient probablement la belle moitié de sa vie.

Tout à coup elle s’aperçut que Walstein l’avait menée dans une des allées latérales de la promenade les plus écartées et les plus sombre, non que le petit homme rêvât la moindre audace, mais il n’était pas fâché qu’on l’en crut capable.

Hélène se hâta de revenir dans la grande allée ; elle n’avait rien de mystérieux à dire à son compagnon, ni rien à entendre de lui, et, d’ailleurs, elle était assez spirituelle pour comprendre parfaitement que s’écarter ainsi de la foule, ce n’est pas se cacher, mais annoncer que l’on ne veut pas être vu. Néanmoins, elle ne put empêcher les airs mystérieux de Walstein ; elle rentra fort contrariée.

Les affaires ne se terminaient pas : Walstein lui avança une nouvelle somme imputable sur le payement de la lettre de crédit.

Aux questions que l’on fit à Walstein sur la femme qu’il avait accompagnée, il répondit avec un ton discret, le plus impertinent qu’il lui fut possible ; au bout de huit jours, il était parfaitement établi qu’Hélène était la maîtresse de Walstein, qui ne s’en défendait que bien juste ce qu’il fallait pour donner à la calomnie le degré de consistance qui pouvait lui manquer.

Un matin, Walstein vint annoncer à Hélène que son affaire se présentait mal, et que, si tout n’était pas perdu, il y avait au moins à craindre des délais auxquels il était impossible d’assigner un terme.

Tout en feuilletant devant Hélène les lettres qui lui communiquaient ce fâcheux résultat, il en laissa tomber une qu’elle trouva après son départ.

Cette lettre contenait un certain nombre de plaisanteries sur les amours mystérieux de M. Walstein, et sur l’intérêt qu’il portait à la belle veuve.

Il y a des lettres qu’un seul fat peut écrite, mais il y a aussi des lettres que l’on n’écrit qu’à un fat.

Hélène se renferma, réfléchit à sa situation et passa le reste du jour à pleurer amèrement. Sa première idée fut de ne plus voir Walstein. Mais elle était sa débitrice d’une somme assez importante, et, sans lui, sans de nouveaux secours, elle ne pouvait ni rester ni partir. Elle eut envie de se tuer, mais elle pensa à sa jeunesse, à cette part de bonheur à laquelle chacun croit avoir droit, et qu’elle avait tout entière à attendre ; elle pensa à la solitude de cette mort sans regrets pour personne, et elle s’attendrit sur sa malheureuse destinée.

Enfin elle se détermina à écrire à Walstein :

« Monsieur,

» Je ne vous ai pas caché, je n’ai d’autre moyen de m’acquitter envers vous que le succès de ma réclamation auprès des autorités de cette ville. Votre intérêt aujourd’hui doit, autant que le mien, vous porter à hâter l’issue de mes incertitudes ; j’ai reçu de vous déjà la moitié de ma lettre de crédit, je ne ferai pas un nouvel emprunt ; je vais prendre un logement plus modeste, diminuer toutes mes dépenses, et, avec l’argent qui me reste de votre dernier prêt, je pourrai vivre jusqu’à une solution.

» Je vous ferai connaître la résidence que j’aurai choisie ; vous m’obligerez en me faisant savoir par écrit ce qu’il y aura de nouveau ; un sentiment de convenance que vous comprendrez facilement m’impose la nécessité de ne recevoir désormais aucune visite. »

Walstein fut de fort mauvaise humeur à la lecture de cette lettre. Il était amoureux d’Hélène ; sa vanité, plus encore que le peu qu’il a de cœur, était intéressée à la possession d’une femme que lui envieraient les plus beaux cavaliers. Après de longues réflexions, il répondit :

« Madame,

» Quelque dur et pénible qu’il me soit de cesser de vous voir, je ne puis qu’approuver l’exquise délicatesse qui dirige toute votre conduite. Je vous avouerai même que quelques aventures, dont j’ai été le héros, appellent sur moi une attention qui peut être dangereuse pour une femme. Vous savez cependant, madame, de combien de respect je vous ai entourée, mais vous êtes la première femme qui m’avez inspiré des sentiments aussi purs et aussi désintéressés.

» Je vous aime, madame, et, si je n’ai pas encore mis à vos pieds mon cœur, mon nom et ma fortune, c’est que j’ai cru plus convenable d’attendre la fin de votre deuil : cependant il se présente une occasion de terminer en une heure l’affaire, si ennuyeuse pour vous et si heureuse pour moi, qui m’a fait vous rencontrer. Le comte ***, dont dépendent ces sortes d’affaires, s’arrêtera une demi-journée à cinq lieues de Munich ; permettez-moi de vous présenter à lui. Seulement, étrangère, jeune, charmante, votre position éveillera la rigidité du comte. Je ne puis, dans votre intérêt, vous présenter à lui que sous un titre que je brûle de vous donner et que je vous offre devant Dieu. Si vous acceptez mes propositions, permettez-moi de vous présenter comme ma future épouse.

» W. »

Hélène avait parfaitement remarqué les nombreux ridicules du petit homme, mais il était riche ; c’était un moyen peut-être unique que lui offrait la Providence de sortir de la cruelle position où elle l’avait jetée. Elle songea qu’ayant perdu un homme qu’elle aimait, un mariage ne pouvait être pour elle qu’une affaire, et qu’aucun autre ne plairait davantage à son cœur plein de souvenirset que, d’ailleurs, choisir un homme qui n’avait en lui rien d’agréable, était une sorte de fidélité qu’elle gardait à son cher mort. Je ne vous ferai pas le détail de tous les prétextes qu’on se donne à soi-même en pareil cas, toujours est-il qu’Hélène accepta.

Le comte promit de s’occuper de l’affaire.

La visite faite, Walstein remercia Hélène avec ardeur de sa condescendance aux désirs les plus vifs qu’il eût jamais formés.

— Maintenant seulement, lui dit-il, je puis vous avouer les noires calomnies dont vous êtes l’objet de la part des vieilles femmes de Munich, ennemies acharnées de tout scandale dont elles ne peuvent plus être les héroïnes. Aussi jaloux que vous-même de votre honneur qui doit devenir le mien, je ne pense pas que vous deviez rentrer dans Munich sans être ma femme ; il s’écoulera encore quatre mois avant la fin de votre deuil. Allons l’attendre dans une autre ville. Vous y passerez pour ma femme, et mon nom vous mettra à couvert de toute fâcheuse interprétation.

Hélène fit de nombreuses objections, puis céda encore sur ce point, et l’on se mit en route.

Arrivé, Walstein fut plein d’égards pour la veuve ; il prit de nouveaux domestiques pour éviter les indiscrétions des anciens, il loua une maison avec des appartements sans aucune communication, puis il mena Hélène au théâtre, dans les promenades, dans les assemblées. La beauté d’Hélène faisait beaucoup rechercher monsieur et madame Walstein ; ils étaient de toutes les fêtes, de toutes les réunions ; Hélène trouvait sa nouvelle situation fort heureuse, Walstein se montrait le plus respectueux des hommes.

Un jour, ils reçurent une invitation pour la campagne ; le maître et la maîtresse de maison les envoyèrent prendre dans leur voiture. Le soir, quand il s’agit de retourner à la ville, le cocher vint dire qu’un des chevaux s’était blessé, et qu’on n’en pouvait trouver un autre aux environs. « Eh bien, dit l’hôte à M. Walstein, vous coucherez ici. Rien ne vous rappelle à la ville, vous me donnerez encore la journée de demain, et, le soir, nous serons en mesure de vous reconduire convenablement. » Walstein accepta. Hélène, un peu embarrassée, ne put cependant refuser une invitation nécessaire.

Elle espérait bien d’ailleurs qu’on leur donnerait deux chambres séparées. La discrétion ordinaire de Walstein lui garantissait qu’il aurait le soin de faire les choses ainsi, et elle n’osait lui manifester à ce sujet des craintes qui eussent pu faire naître une pensée dangereuse. Elle vit arriver le soir avec une anxiété difficile à peindre. Mais que devint-elle quand le maître de la maison, en souhaitant le bonsoir à son monde, dit à Walstein : « Vous connaissez la maison, vous trouverez bien votre chambre. »

Hélène devint pâle comme une morte, et resta comme fixée au parquet. Puis elle suivit machinalement son mari.

À la porte de la chambre, elle s’arrêta et lui dit :

— Monsieur, c’est une lâche perfidie, je n’entrerai pas dans cette chambre, je passerai plutôt la nuit dans le jardin.

— Chère Hélène, dit Walstein, n’ai-je pas toujours été pour vous soumis et respectueux ? vous ai-je donné le droit de me manifester la moindre défiance ? J’avais demandé deux chambres ; la maison est petite et il y a beaucoup de monde, on n’a pu me les donner, mais mon respect vous tiendra plus à l’abri qu’aucune porte de chêne.

Hélène allait répondre, mais on entendit des pas dans le corridor. Walstein la poussa dans la chambre. Quand ils furent entrés, il protesta encore de son respect, puis il s’enveloppa de son manteau et s’arrangea de son mieux dans un grand fauteuil.

Je ne sais si la crainte permit à Hélène de dormir. Elle repassait dans son esprit par quelles transitions elle était arrivée à une situation aussi bizarre, et comment chaque pas avait rendu le suivant inévitable. Peut-être, par une autre raison, Walstein ne dormit-il pas non plus.

Le lendemain, Hélène fut un peu honteuse au déjeuner. Dans la journée, on projeta une promenade en bateau pour le lendemain ; et il fut convenu qu’on restait encore cette nuit-là. Hélène, rassurée sur le compte de Walstein, ne fit aucune représentation.

Le soir, comme la veille, Walstein fit son lit dans un fauteuil ; mais à peine Hélène fut-elle couchée qu’il se leva et se promena dans la chambre à grands pas. Puis il lui demanda si elle dormait.

— Et comment dormirais-je, reprit Hélène, au bruit que vous faites en marchant ?

— C’est dans six semaines que nous pourrons nous marier, chère Hélène, dit-il.

— Je serai bien heureuse, dit Hélène, de voir la fin d’une situation aussi embarrassante que la mienne.

— Et moi, dit Walstein, il est temps que je voie finir le tourment de n’être votre mari que le jour.

Il prit un fauteuil et s’assit auprès du lit.

— Puisque vous ne dormez pas, causons.

Et il lui parla de la vie qu’ils mèneraient quand ils seraient mariés. À ce tableau de bonheur conjugal, Hélène s’endormit profondément. Mais elle ne tarda pas à se réveiller en poussant un cri.

— Au nom du ciel, Hélène, dit Walstein, ne vous perdez pas ; que penserait-on de vos cris, après qu’au su de tout le monde vous avez déjà, dans cette maison, passé une nuit avec moi, et que celle-ci est plus d’à moitié écoulée ?

— Tout m’est égal, dit Hélène, j’aime mieux passer pour votre maîtresse que de l’être réellement ; je vais crier, appeler.

— Ne sommes-nous pas époux ? dit Walstein ; les quelques jours qui nous séparent ne nous empêchent pas d’être unis par notre consentement mutuel.

— N’importe, je n’écoute rien, allez-vous-en ou j’appelle.

— Et moi alors, dit Walstein, je serai forcé de dire que ce n’est qu’un caprice, que ce caprice ne s’est pas manifesté hier ni les jours précédents.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! dit Hélène, je suis perdue !

— Non, chère Hélène, dit Walstein, vous êtes ma femme, mon épouse chérie ; et mon amour et mon bonheur vous sont garants qu’aussitôt votre deuil fini, nous ratifierons devant les hommes une union jurée devant Dieu.

Hélène pleura, supplia, se fâcha. Walstein répondit par des protestations ; Hélène céda ; elle était si compromise, que, si la vérité était connue, personne ne lui tiendrait compte de sa résistance, et tout le monde l’accablerait de mépris pour ce qu’elle avait permis auparavant et qui seul avait amené la nécessité de cette résistance.

Les jours suivants, elle s’accoutuma à l’idée qu’elle était la femme de Walstein, et elle commença à considérer sa honte comme un devoir.

Mais, quand les six semaines furent écoulées, Walstein retarda le mariage sous divers prétextes : tantôt il attendait des papiers, puis le consentement d’un vieil oncle, puis ses affaires le rappelèrent impérieusement à Munich ; là, il présenta Hélène encore comme sa femme, et dit qu’il l’avait épousée dans la ville qu’il venait de quitter.

La malheureuse Hélène passait les jours et les nuits à pleurer.

Un jour, Walstein vint lui dire : « Mon oncle, dont dépend une partie de ma fortune, refuse son consentement ; il est vieux et malade, nous ne pourrons nous marier qu’à sa mort ». Hélène apprit, peu de temps après, que Walstein n’avait aucun oncle vivant ; elle comprit alors l’étendue de son malheur ; elle s’y résigna pour n’en rien laisser deviner, mais elle annonça à Walstein qu’elle ne serait plus sa femme qu’aux yeux du monde, et, quoi que pût faire le petit homme, elle tint opiniâtrement sa résolution. On ne tarda pas à concevoir des doutes sur la réalité de son mariage ; d’autant que Walstein ne pouvait se priver longtemps du plaisir de se parer d’une scélératesse au-dessus de sa taille, et qu’il ne démentait les médisances qu’avec de perfides restrictions. Hélène vit sans chagrin qu’on ne l’engageait plus nulle part, elle ne désirait que la solitude et la retraite ; un regard lui semblait un reproche et une insulte, et elle ne se pouvait pardonner à elle-même un égarement qui n’avait pas l’amour pour excuse et pour cause.

Walstein ne tarda pas à s’ennuyer de cette solitude ; il lui fallait le monde, il avait besoin de spectateurs ; il ne pouvait se passer d’étaler magnifiquement toutes les qualités qu’il n’avait pas.

Il se trouva un jour au théâtre ; il était arrivé tard, et il fut obligé avec quelques autres personnes de se tenir debout. Malheureusement, il y avait devant Walstein un homme d’une taille assez haute qui l’empêchait de voir le théâtre, et le rendait entièrement étranger à ce qui se passait sur la scène. Le voisin de Walstein s’en aperçut, et lui dit poliment :

— Voulez-vous passer devant moi ?

Walstein répondit qu’il voyait parfaitement bien.

À dire vrai, il n’avait encore vu que le dos de son obligeantvoisin, mais cette condescendance, cette quasi-pitié pour sa taille lui semblait insultante. À l’acte suivant, il s’était fait un reflux parmi les spectateurs, et Walstein se trouva devant à son tour. « Monsieur, lui dit le voisin qui lui avait déjà parlé, obligez-moi d’ôter votre chapeau, je ne vois absolument rien. »

Deux personnes se retournèrent, et sourirent en voyant que le chapeau du petit homme n’allait pas au menton de celui qui s’en prétendait si fort empêché. Walstein, enchanté de gêner quelqu’un, heureux de trouver un obstacle à quelque chose, se confondit en excuses, ôta son chapeau, et à plusieurs reprises offrit à M. Stephen sa lorgnette et un journal qu’il lisait pendant les entr’actes.

Depuis ce jour, quand il le rencontrait, il le saluait avec le sourire le plus gracieux qu’il lui était possible ; si l’endroit où la rencontre avait lieu était fréquenté, il y avait dans son sourire quelque chose de plus familier : Il était si heureux d’être l’ami d’un homme de grande taille ! Un jour, quelqu’un dit à Stephen :

— Est-ce que vous connaissez M. Walstein ? – Non, reprit-il. – Tant pis pour vous, sa femme est fort belle. » Comme on achevait ces paroles, Walstein, qui faisait un second tour sur la promenade, fit un salut de la main à Stephen, qui cette fois le lui rendit si affectueusement, que Walstein s’arrêta, et vint lui demander des nouvelles de sa santé. Pour lui, il avait monté à cheval et fait des armes le matin. Cependant il n’était pas fatigué le moins du monde, il avait des muscles si puissants, une organisation si robuste ! En quittant Stephen, il lui tendit la main ; Stephen avança la sienne. Le lendemain, une carte de Walstein fut remise à Stephen, qui envoya la sienne en échange.

Un matin, le petit homme vint inviter son ami à un dîner qu’il donnait quelques jours après. Stephen accepta et fut présenté à Madame Walstein. Celle-ci connaissait d’avance, et sans l’avoir vu, et M. Stephen et les bizarres aventures qu’on lui prête. Le moins que puisse rapporter un amour malheureux, c’est douze amours heureux, année commune. Stephen, d’ailleurs, a sur le visage une mélancolie naturelle, une froideur et une sévérité qui donnent beaucoup d’intérêt au rare sourire qui vient quelquefois effleurer ses lèvres ; sans être plus spirituel qu’un autre, il a soin de ne dire que ce qui lui arrive de spirituel, il lui vient à l’esprit autant de sottises qu’aux autres, mais il les garde et ne dit rien quand il n’a rien à dire. Il ne s’empresse pas auprès des femmes ; d’ailleurs, pris d’une passion qui absorbe sa vie, il apporte toujours dans une lutte de coquetterie un sang-froid, un tact, une justesse de coup d’œil, que son adversaire, qui n’a pas le même préservatif, ne peut y mettre de son côté.

— En un mot, chère tante, vous voulez expliquer comment Stephen plut à Hélène. Mais plaît-on pour quelque chose ? On plaît parce qu’on plaît, et je crois que les autres causes qu’on en produit ne sont imaginées qu’après coup. L’amour que l’on éprouve est tout dans la personne qui aime ; la personne aimée n’est que le prétexte.

— Vous avez raison jusqu’à un certain point, dit madame Rechteren, mais il faut laisser chaque femme admettre une exception. Toujours est-il que, par une influence secrète, magnétique, inexplicable, les yeux de Stephen et ceux d’Hélène s’étaient rencontrés, et Hélène avait senti une pression de cœur ; elle avait voulu éviter ce regard qui la fascinait, et ses yeux n’avaient pu ni se baisser, ni se détourner.

Stephen et Walstein se rencontraient quelquefois. Walstein venait toujours de battre un charretier, ou de bien arranger un gaillard de cinq pieds huit pouces, ou de dire son fait à un spadassin. S’il sortait le soir d’une maison, il se faisait donner avec son manteau des pistolets qu’il avait apportés.

— Et par quelle forêt passez-vous, lui dit un soir Stephen à la sortie du théâtre, que vous avez besoin d’une semblable artillerie ? La famille des Walstein est-elle une nouvelle race de Guelfes contre laquelle s’acharne sans relâche une race de Gibelins ? Êtes-vous impliqué dans quelque conspiration contre le prince ? Allez-vous seul reculer nos frontières de l’autre côté du Rhin ?

Walstein prit un air mystérieux, et, d’une voix basse et bruyante à la fois que possèdent certaines gens qui veulent paraître cacher ce qu’ils brûlent de faire savoir à l’univers, il cria tout bas à Stephen : « Non, c’est une femme ! »

Il y avait dans la prononciation du mot femme un merveilleux mélange de toutes les prétentions de Walstein, le mépris pour un sexe faible ; le peu de prix que l’habitude donnait pour lui à ces sortes d’aventures ; l’emphase destinée à dire que la femme était jeune, belle, riche, élégante, et une foule d’autres choses qu’exprimait le plus clairement du monde l’aspiration de Walstein, aspiration que nous ne rendons qu’à moitié en écrivant le mot de cette manière : phame.

— C’est à la campagne, je ne reviens que dans deux jours.

Le lendemain, Stephen s’empressa d’aller lui faire une visite chez lui ; il ne trouva qu’Hélène ; tous deux, après les premiers compliments d’usage, s’aperçurent qu’ils n’avaient absolument rien à se dire que ce qu’ils ne pouvaient pas se dire ; ils ne pouvaient continuer la conversation muette qu’avaient eue leurs regards. Ils ne pouvaient non plus rester dans l’indifférence d’un dialogue ordinaire. Chacun à son tour cependant cherchait à soutenir une conversation générale, mais on ne pouvait empêcher les intervalles de silence ; il vint un moment où leurs regards se rencontrèrent encore comme la première fois qu’ils s’étaient vus ; Hélène pâlit et mit la main devant ses yeux, puis tout à coup elle se leva, et, d’une voix faiblement accentuée, elle dit :

— Venez, emmenez-moi d’ici, conduisez-moi hors de la ville, dans un endroit où il y ait de l’air et de ces beaux arbres que vous disiez l’autre jour que vous aimiez. – Stephen la regarda avec étonnement : elle avait revêtu un grand châle et un chapeau. Il obéit sans répondre, et une voiture les conduisit non loin d’ici dans une charmante habitation qui appartient à Stephen. On n’entendait d’autre bruit que le coassement des grenouilles sous les nénufars. La lune, cachée sous des nuages auxquels elle donnait une frange d’argent, répandait une lueur, mais pas de lumière.

Hélène, oppressée, commença à respirer plus librement.

— Écoutez-moi, dit-elle à Stephen, peut-être dans deux heures, peut-être dans deux jours, peut-être dans deux mois, vous m’auriez dit : « Je vous aime ; » j’aurais pu attendre et vous faire attendre deux mois encore pour vous répondre que je vous aime aussi, moi. Si la vertu est une négation, elle doit consister à ne pas faire le mal, mais non à le faire un peu plus tard ; vous m’aimez et je vous aime, je ne sais quelle puissance vous exercez sur moi, mais, du jour où je vous ai vu pour la première fois, je suis à vous.

Elle fut quelque temps sans parler ; puis, se frappant le front des deux mains, elle dit : « Mon Dieu, que peut-il penser ? Écoutez, ajouta-t-elle, ne me croyez pas une femme légère, frivole, une femme qui ferait pour un autre ce que je fais pour vous : l’avenir vous apprendra que c’est toute ma vie que je vous donne ; vous saurez demain le mystère qui me fait agir ainsi.

Et, comme la lune, sur le bord des nuages, répandait une lumière plus vive, elle contemplait Stephen ; elle aspirait avec avidité les parfums incertains répandus dans l’air, elle regardait la verdure et le feuillage des arbres. Puis ses yeux se reportaient sur Stephen…

— Voilà, dit Ludwig, une charmante situation.

En ce moment, la lune au bord d’un nuage, éclairait un peu plus le paysage ; il se mit à aspirer les vagues parfums de la nuit, et ajouta :

— C’était une nuit comme celle-ci.

Madame Rechteren reprit son récit.

— Vous me permettrez de ne pas entrer dans de grands détails sur les transports des amants.

— Je vous en dispense d’autant plus volontiers, dit Ludwig, que jamais je ne les ai si bien compris qu’en ce moment.

— Hortense est bien capable de les inspirer, dit madame Rechteren.

— Hortense ! reprit Ludwig ; ah diable ! je ne pensais pas à Hortense.

Madame Rechteren ouvrit la bouche pour dire : « Et à quoi donc pensez-vous ? » mais elle prévit si bien la réponse, qu’elle ne fit pas la question.

Hélène se leva brusquement, tendit la main à Stephen, le regarda encore, jeta un coup d’œil sur le ciel, sur les arbres qui les entouraient ; ses yeux s’arrêtèrent une dernière fois sur Stephen, et elle lui dit :

— Adieu, ne me suivez pas. Puis elle partit, remonta en voiture et se fit conduire chez elle.

Stephen resta écrasé. – Hélène n’est pas une femme facile, se disait-il ; il y a quelque chose d’inintelligible dans sa manière d’agir avec moi. Une femme, quelque légère, quelque facile qu’elle fût, ferait quelques simagrées que celle-ci n’a point faites.

Le lendemain, il reçut la lettre suivante :

« Stephen, je vous aime. Vous êtes le seul amour de ma vie. Je n’aimerai que vous. Ma vie est finie, vous avez le droit de savoir les causes de ma conduite plus que bizarre ; les voici ; du moment où je vous ai vu, je vous ai aimé ; j’avais toujours ri de ces passions subites dont parlent les poëtes, cela s’est réalisé pour moi. Il m’a semblé d’abord que cet amour m’ouvrait un nouvel horizon. Puis, je ne sais par quelles transitions j’ai pensé à ma situation. J’ai réfléchi qu’il ne suffisait pas de vous aimer, qu’il fallait encore être aimée de vous, et que l’amour, dans un cœur comme le vôtre, devait être un si noble sentiment, que la femme qui l’inspirerait était une femme pure et sans tache. « Mon Dieu ? m’écriai-je en mon cœur, il ne sait pas encore ce que je suis ; mais demain, ce soir peut-être, on l’instruira. Il me prend pour une femme honnête, il saura que je ne suis que la maîtresse de l’homme qu’il croit mon mari ! »

» Et je vis alors s’effacer comme une ombre tout ce bonheur dont vous m’inspiriez le rêve. C’est alors que je compris toute l’étendue de mon malheur et de ma honte, en voyant tout ce que je perdais de bonheur. Être aimé de lui !

» Vous fûtes quelques jours sans revenir. Il sait tout, me dis-je, et je me mis à pleurer, puis à penser à vous comme à un rêve fugitif et impossible. Que devins-je quand je vous revis, quand je ressentis encore la même impression de ce même regard qui m’avait déjà si fort troublée ? « Ah ! dis-je, il ne sait rien, il m’aime ! » Mais ma joie fut de courte durée, je pensai bientôt que ce bonheur ne me resterait que le temps de le perdre, et que la première rencontre, la première question amenée par le hasard vous apprendrait mon sort ; et, dans ces moments de silence où nous nous isolions l’un de l’autre pour penser l’un à l’autre plus librement, je contemplai tout ce bonheur que je n’aurais pas ; j’envisageai avec désespoir ce regret qui ne suivait pas, mais qui précédait cette félicité. « Mon Dieu ! dis-je, un moment aimée de lui et je meure. » Puis il me vint une subite inspiration : « Ce moment, je l’aurai aujourd’hui, demain peut-être il ne serait plus temps » ! Et je vous emmenai. J’ai eu deux heures d’un bonheur dont je me contente pour la part de toute ma vie. Je voulais mourir, me tuer, je n’en ai pas eu le courage, et puis j’ai trouvé quelque chose de doux à me souvenir pendant toute ma vie de ces deux heures.

» Vous ne me reverrez jamais, je ne gâterai pas ces deux heures si belles. Vous ne pouvez plus m’aimer, maintenant que vous savez tout. – Adieu. »

— Elle a raison, dit Stephen, il ne faut pas gâter ces deux heures. Même dans une vie en proie à un autre amour, elles ont été belles et enivrantes ; je ne la reverrai pas, quelque tentation que j’en puisse avoir ; je ne la reverrai pas, malgré la régularité et la noblesse de son visage, malgré la souplesse de sa taille, malgré ses beaux cheveux ; je ne la reverrai pas, malgré le feu de ses regards, malgré son amour.

Et Stephen fit une si longue et si riche énumération des choses malgré lesquelles il ne reverrait pas Hélène, qu’il ne pensa plus qu’à la revoir.

— Et il fit bien, dit Ludwig.

— Et il fit mal, dit madame Rechteren.

— Pourquoi, reprit Ludwig, se faire toujours une vie de lutte et de fatigue, accepter la peine sous le nom du devoir, et repousser le plaisir sous le nom de crime ? Tout sentiment vrai qui traverse le cœur est légitime.

— Pourquoi, reprit madame Rechteren, quand on a savouré un délicieux breuvage, délayer le fond de la coupe avec de l’eau pour en tirer une boisson insipide qui ne rappelle la première que pour la faire regretter et en gâter le souvenir ?

— Chère tante, dit Ludwig, vous avez le cœur on ne peut plus spirituel.

— Le petit Walstein rencontra un matin votre ami Stephen. Walstein était fort heureux, il venait de s’accrocher à une des choses sérieuses de la vie. Il avait un procès, on lui envoyait des assignations comme au premier venu. Il ne sortait plus sans un portefeuille plein de papiers timbrés, il en étalait dans son salon, il disait mon procès, mes adversaires, mes juges, mon avocat.

Au milieu de sa joie, il dit à Stephen :

— À propos, il y a chez moi un grand changement, ma femme est à la campagne.

Walstein avait encore une manière toute particulière de prononcer le mot femme en parlant d’Hélène : l’expression de sa figure et de sa voix disait parfaitement : « Je suis un séducteur, un scélérat. Je dis ma femme par respect humain, mais Hélène n’est point ma femme ; je l’ai séduite, trompée, je suis un homme petit, il est vrai, mais horriblement dangereux et entraînant pour les femmes, un tyran féroce. »

— Il lui a pris subitement, ajouta-t-il, une profonde horreur du séjour de la ville ; elle est à cinq lieues d’ici, dans une charmante habitation, et j’y vais quelquefois le soir ; cela me donne une occasion de monter à cheval ; je vais partir dansune heure, vous devriez m’accompagner un bout de chemin.

Stephen accepta avec empressement.

Walstein aurait pris pour un aveu humiliant, pour une honteuse concession, de prendre un cheval de petite taille, et il se perchait sur un énorme animal dont la comparaison le rendait encore plus petit ; par une foule de raisons qu’en qualité de femme je ne suis pas forcée de connaître, ce grand cheval était pour Walstein beaucoup plus difficile à conduire qu’un autre. Dans une lutte qui ne se serait pas terminée à son avantage sans l’intervention de Stephen, il perdit sa cravache et Stephen lui prêta la sienne.

— Ma foi, mon cher ami, dit le lendemain Walstein, j’ai eu beaucoup de peine à vous rapporter votre cravache ; ma femme la trouvait si jolie, qu’elle voulait absolument la garder.

— Permettez-moi de la lui envoyer, mon cher Walstein.

— Très-volontiers, voici son adresse ; c’est du reste très-facile à reconnaître : une maison grise, un jardin dont le mur est couvert de giroflées.

— Y allez-vous aujourd’hui ?

— Je ne sais ; je vous le dirai après dîner.

Après dîner, il lui dit :

— Je n’irai à la campagne ni aujourd’hui ni demain ; sans cela, je me serais chargé de votre hommage.

Stephen monta à cheval et partit ; il se fit annoncer et trouva Hélène seule.

— Stephen, lui dit-elle, pourquoi venez-vous ici ? pourquoi troubler mon repos ? Le souvenir de deux heures suffit à remplir ma vie, je me suis éloignée de toute distraction. Et Hélène se mit à déduire toutes les excellentes raisons qu’avait Stephen de ne pas venir ; et Stephen répondit n’importe quoi, et Hélène fut persuadée et convaincue. De sorte qu’ils ne se séparèrent que le lendemain ! De ce jour, Stephen s’assurait si Walstein allait à la campagne ; quand il restait à la ville, Stephen montait à cheval, arrivait près d’Hélène à minuit et repartait le lendemain avant le jour.

Il y eut en ce temps-là une sorte de conspiration politique dont on rechercha soigneusement les complices. Walstein, qui n’y était pour rien, ne manqua pas l’occasion de paraître être quelque chose dans une affaire extrêmement grave. Il coupa ses énormes favoris, et annonça à tout le monde que c’était pour ne pas être reconnu et dépister la police qui était à ses trousses.

Il ne s’arrêtait qu’un moment avec celles de ses connaissances qu’il rencontrait dans la rue ou dans un endroit public. « Je me cache, leur disait-il, tout est découvert. » Quelquefois il se livrait à des épanchements plus intimes : « Nous n’avons pas réussi, il faut attendre une meilleure occasion. »

Il ne couchait pas chez lui dans la crainte d’être arrêté : « On veut en finir avec moi, disait-il, nous avons été trahis. » Il fit si bien, il se cacha si bruyamment, qu’on crut un peu plus qu’il ne voulait à sa complicité et à ses forfaits, et il lui fut enjoint de se rendre à la résidence pour expliquer les bizarreries de sa conduite. Cela n’eut d’autre résultat pour lui qu’un voyage de quelques jours dont Stephen profita pour aller s’établir près d’Hélène.

Un matin, il ne crut pas devoir s’astreindre à ses habitudes matinales, et Hélène le reconduisit comme de coutume à travers le jardin.

Le soleil commençait à traverser le feuillage des arbres de ses premiers rayons. L’herbe et les fleurs étaient couvertes de rosée. Les deux amants s’arrêtèrent pour respirer ensemble cet air frais et parfumé ; ils se regardèrent. C’était la première fois qu’ils se voyaient le jour. Hélène vit que Stephen avait les cheveux moins noirs qu’elle ne l’avait cru. Stephen aperçut des taches de rousseur qui ne paraissaient pas à la lumière.

Certes, Hélène n’eût pas cessé d’aimer Stephen, parce que la nuance de ses cheveux n’était pas précisément telle qu’elle l’avait pensé.

Stephen n’eût pas cessé de voir Hélène pour quelques taches de rousseur, petit inconvénient qui constate par compensation la finesse et la délicatesse de la peau ; mais chacun des deux comprit que le petit désappointement qu’il avait ressenti avait été également éprouvé par l’autre, et, sans être fâché de la découverte qu’il faisait, chacun était mécontent d’être l’objet d’une découverte analogue, et d’avoir produit un moment une défavorable impression.

Toujours est-il que Stephen, au lieu de revenir le lendemain, écrivit à Hélène ; puis les lettres devinrent rares, puis furent supprimées, et ils ne se sont jamais revus.

— En effet, dit Ludwig, ils auraient mieux fait de ne pas terminer d’une façon aussi vulgaire une aventure pleine d’un tel charme poétique. Pourquoi ne pas garder dans sa vie une sorte de rêve qui se détache de la vie réelle, parce qu’il n’a ni commencement ni fin, parce qu’il ne tient par aucun fil à rien du reste de la vie ?

Les femmes ont toujours une marche fixe dans les affaires du cœur qui ne permet jamais ni d’abréger ni de modifier les préliminaires ; une rupture a ses règles comme le commencement d’une liaison ; chaque mot doit arriver à sa place, on suit exactement la carte du pays de Tendre, de mademoiselle de Scudery. Il fallait s’arrêter au village de Petits Soins pour arriver au bourg d’Inclination-sur-Estime ; de là, on passait à Mots Galants ; l’étape suivante était Aveu Timide, etc., etc. Si une femme aime, elle est à l’homme qu’elle aime ; si elle ne l’aime pas, c’est trop de souffrir les soins et les assiduités.

Madame Rechteren interrompit Ludwig :

— Avez-vous remarqué une jolie femme très-jeune et excessivement gaie qui n’a pas manqué une contredanse ?

— Oh ! pour celle-là, dit Ludwig, je gage que vous n’aurez à dire contre elle que des calomnies ; elle est trop jeune, trop gaie, trop insouciante ; il ne peut y avoir eu jamais rien de sérieux dans sa vie.

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