CX HISTOIRE DE LA JEUNE FEMME SI GAIE, SI INSOUCIANTE, QU’IL NE PEUT Y AVOIR EU JAMAIS RIEN DE SÉRIEUX DANS SA VIE

Il y avait, dans un faubourg de la ville, une grande maison divisée entre plusieurs locataires.

Dans la cour étaient deux escaliers : l’un spacieux, en forme de perron, conduisait aux appartements ; l’autre, humide, étroit tout vert de mousse et de quelques herbes étiolées, montait aux jardins.

Les jardins, au nombre de six, se composaient d’un terrain assez vaste, sans contredit, pour en faire un seul de médiocre grandeur. Chaque jardin était entouré d’un treillage de trois pieds de haut, muraille peu sûre, sorte de dieu Terme, impuissant en apparence, mais respecté par tous, parce que la peine du talion était trop imminente pour les infracteurs, et que d’ailleurs chacun, tout en reculant à sa guise les bornes de la vertu ou de la bonne foi d’une manière tout à fait arbitraire et incertaine, s’impose cependant des limites quelles qu’elles soient. Tel homme dévaste sans pitié toute propriété non close, fait des bouquets avec les fleurs et des cannes avec les cerisiers, qui sera arrêté par un brin de fil tendu en travers ; telle femme a sans scrupule un amant, qui méprise celle qui en a deux, et se croirait déshonorée s’il lui arrivait un semblable malheur ; tandis que celle qui a deux amants ne parle pas à celle qui en aurait trois.

Cinq de ces jardins appartenaient aux cinq logements dont se composait la maison ; le sixième, par droit de tolérance ou de conquête, était devenu la propriété du concierge ; mais il arriva un jour qu’un des logements fut divisé en deux, et qu’un sixième jardin devenant nécessaire, le concierge fut obligé d’abandonner le sien ; ce qu’il fit de la plus mauvaise grâce du monde, non sans se plaindre amèrement de la tyrannie et de l’ingratitude du propriétaire.

On avait, autant que possible, réparti également entre les jardins les quelques arbres dits à fruits que le hasard avait disséminés sur le terrain, des abricotiers qui donnaient des feuilles, des cerisiers qui se couvraient de cerises qui n’avaient jamais dépassé la grosseur d’un noyau, attendu que les moineaux et les rossignols des jardins les dévoraient de primeur, et des pruniers qui produisaient des chenilles. Le concierge, qui se laissait appeler le père Lorrain, exigea du preneur de son jardin une somme de quinze francs pour lui abandonner la récolte du prunier, à laquelle il avait, disait-il, des droits inattaquables. Puis il s’occupa des soins paternels à donner aux plantes dont il avait enrichi son parterre, il en vendit la plus grande partie aux locataires qui les lui avaient données. Puis il avisa qu’une allée divisait les jardins pas trois de chaque côté, que l’on appelait l’allée commune et à laquelle on avait donné trois pieds de largeur, n’avait pas besoin de singer ainsi le Palais-Royal, et serait fort suffisante avec une largeur de deux pieds et demi. D’ailleurs, il avait pu se résigner à se séparer de ses fleurs, parce que les fleurs étaient un objet de simple agrément ; mais il n’en était pas de même du persil, du cerfeuil, de la petite chicorée, des petits radis roses, et surtout d’une remarquable oseille à feuilles rondes, attendu que ces végétaux étaient des nécessités du ménage et de la table du concierge. Il prit donc un demi-pied sur la largeur de l’allée commune, bêcha et fuma ses terres qui ne ressemblaient pas mal à celle que les Hollandais ont conquise sur la mer. Puis il les garantit d’un pied distrait ou malveillant par une palissade de huit ou dix pouces de hauteur ; ensuite il sema les radis roses devant le jardin du premier, le persil devant le jardin du second, et la précieuse oseille à feuilles rondes devant le jardin du quatrième.

Il est bon de dire ce qu’était le père Lorrain, après avoir dit cependant ce qu’était son oseille : cette oseille n’a été classée que depuis peu d’années sous le nom d’oseille à feuilles cloquées. Voici ce qu’en pense un horticulteur français, M. Vilmorin : « L’oseille à feuilles cloquées est une très-belle race encore peu répandue. »

Trente ans auparavant, étaient arrivés à la ville deux amis, deux pays, dans l’intention de s’y mettre au service. Ainsi qu’il arrive de la plupart des résolutions humaines, Lorrain était devenu maître chapelier, et son pays Robert, marchand de vin. Puis Robert s’était enrichi et avait fait construire la maison ; puis Lorrain avait fait de mauvaises affaires et était devenu concierge de Robert.

Robert s’était trouvé très-embarrassé. Tout le monde s’était soumis au respect que l’on devait à sa fortune, excepté Lorrain, qui affectait pour lui une amitié beaucoup plus vive et beaucoup plus familière surtout qu’elle n’avait existé entre eux auparavant. Robert avait cessé de tutoyer Lorrain, mais Lorrain n’avait pas cessé de tutoyer Robert. Celui-ci avait été jusqu’à dire : « Monsieur Lorrain ; » mais, quand il lui arrivait de dire : « Monsieur Lorrain, obligez-moi de me tirer le cordon, s’il vous plaît, » Lorrain répondait : « Enchanté de faire quelque chose qui te soit agréable. »

— Monsieur Lorrain, vous me ferez le plaisir de dire que je n’y suis pas.

— Tu peux être tranquille, personne ne montera.

Il y avait dans l’empressement même de Lorrain quelque chose qui voulait dire qu’il était domestique par amitié et portier par dévouement.

Les façons de M. Lorrain n’avaient pas tardé à rendre moins respectueux les domestiques de Robert, qui avait soin de les chasser, mais voyait avec désespoir leurs successeurs tomber dans les mêmes errements.

Vingt fois Robert eut envie de chasser Lorrain. Mais pourquoi ? sous quel prétexte ? Lorrain était excellent concierge, il n’était que familier et amical, et, d’ailleurs, on ne pouvait mettre un pays, un ancien camarade sur le pavé.

Un jour cependant que Robert avait du monde à dîner, Lorrain vint sans façon au dessert, prit une chaise, s’empara d’une demi-tasse de café.

Le lendemain, Robert lui dit : « Monsieur Lorrain, mettez, je vous prie, l’écriteau pour mon logement, je vais aller demeurer sur le boulevard. Vous serez ici mon homme de confiance. Vous louerez, vous recevrez les loyers, vous donnerez les quittances, etc. » Deux mois après, Robert quitta la maison. Lorrain se trouva d’abord un peu isolé, mais il se mit à lire, puis il fit l’important à loisir, ne dit plus que nous, et n’eut plus rien à regretter quand il eut imaginé un moyen de suppléer la joie qu’il avait perdue de tutoyer le propriétaire devant tout le monde !

Entre les locataires qui habitaient alors la maison, il fallait remarquer celui du premier et ceux du quatrième.

Celui du premier était un monsieur qui avait loué ce logement récemment.

Du reste, il disait étudier le droit, et se faisait appeler Hubert.

Madame A…, la locataire du quatrième, dont le mari était en voyage, avait deux filles : la plus jeune jouait à la poupée, l’aînée avait quitté la poupée et ne l’avait encore remplacée par rien.

Elle passait bien déjà un peu plus de temps à lisser ses cheveux bruns ; elle n’allait plus au jardin sans gants pour ne pas hâler ses mains. Mais tout cela se faisait par instinct ; elle ne cherchait à être belle que pour être belle.

L’inconnu qui se faisait appeler Hubert, et que rien ne vous empêche d’appeler Stephen…

— Encore Stephen ! dit Ludwig.

— Encore Stephen ! dit la tante.

L’inconnu était un matin au jardin. Les abeilles bourdonnaient autour des fleurs, desquelles elles sortaient toutes jaunes d’un pollen odorant ; le soleil colorait l’herbe et les fleurs d’un reflet de vie et de bonheur. Le doux murmure du vent dans les feuilles, le bourdonnement des abeilles, les parfums des fleurs, tout semblait une céleste harmonie, un hymne qui montait au ciel en s’exhalant de la terre comme une dîme volontaire de toute la création offerte au Créateur. Le vent, les oiseaux et les abeilles se mêlaient pour chanter hosanna ; les fleurs, comme des cassolettes de topazes, d’émeraudes, de rubis, confiaient au soleil leurs plus douces senteurs.

L’homme alors sent un vague besoin de mêler une voix à ce saint concert, de joindre à cet holocauste ce qu’il y a en lui de plus noble, de plus pur, de plus digne du ciel. C’est alors que son âme s’exhale en pensées, en rêves d’amour, en élans impuissants vers une insaisissable félicité ; c’est alors qu’il semble se souvenir du ciel, et qu’il se rappelle quelques notes sans suite et sans liaison des chants des séraphins et des archanges.

Louise entra au jardin et traversa l’allée commune. Il sembla à Hubert que ces douces senteurs printanières s’exhalaient de ses cheveux, que le frottement de sa robe et le bruit léger de ses pas sur le sable de l’allée étaient mille fois plus doux que les harmonies qui lui avaient tant troublé le cœur.

La longue robe de Louise s’accrocha aux palissades qui protégeaient les usurpations de M. Lorrain. Hubert s’élança pour la dégager, puis il s’arrêta saisi d’un mystérieux respect ; Louise, qui était devenue plus rouge qu’une rose de Provins, leva sur lui un doux regard de remerciement.

Le lendemain, quand M. Lorrain vint voir les progrès de son oseille à feuilles rondes, il vit sa palissade enlevée et sa propriété sous la seule protection de la foi humaine et du dieu des jardins.

Après de longues et de mûres méditations, M. Lorrain décida dans son esprit que le coupable ne devait être que Hubert, et il passa une partie de la nuit à chercher les moyens les plus adroits, les ruses les plus fallacieuses pour amener son ennemi à avouer son crime ; et, quand le lendemain il vit Hubert monter au jardin, il le suivit de près, l’aborda d’un ton tout amical, lui offrit du tabac et lui dit :

— Le vent tourne au nord-est, et j’ai de sérieuses inquiétudes pour mes pois de primeurs.

— À propos, père Lorrain, dit Hubert, j’ai arraché vos palissades.

M. Lorrain, qui n’espérait obtenir cet aveu qu’après de longues ambages, fut un peu atterré, et eut besoin de laisser écouler quelques secondes avant de dire :

— Et pourquoi avez-vous arraché mes palissades ?

— Parce qu’elles gênaient le passage et ne servaient qu’à accrocher et déchirer les robes.

— Monsieur, dit M. Lorrain, les personnes dont les robes étaient déchirées n’avaient qu’à se plaindre ; et, comme, à coup sûr, ce n’est pas votre robe qui a été déchirée, cela ne vous regardait en aucune façon ; vous trouverez bon que je les rétablisse.

— Et vous ne trouverez pas mauvais que je les arrache de nouveau.

— Mais, monsieur, dites-moi donc une fois, ce que vous ont fait mes malheureuses palissades ! quelle robe ont-elles déchirée ?

Hubert ouvrit la bouche et la referma sans dire une parole ; il ne voulut pas prononcer le nom de mademoiselle A… ; il tourna le dos au concierge et continua à se promener dans l’allée commune ; puis machinalement il s’arrêta devant le jardin de mademoiselle A…

Mais il fut tiré de sa rêverie par M. Lorrain, qui vint se mettre à deux genoux devant le jardin pour voir si son oseille sortait de terre. Or il est bon de dire que la graine d’oseille trop vieille ne lève plus, et que c’était précisément le cas de celle qu’avait semée le concierge.

Il se releva en grommelant et jurant entre ses dents.

— Ohé ! père Lorrain, lui dit Hubert, sur quelle herbe avez-vous donc marché aujourd’hui ?

— Monsieur, dit M. Lorrain d’un ton sec, si je me permettais de marcher sur de l’herbe, ce ne serait pas sur l’herbe d’autrui, et vous, vous avez marché sur mon oseille.

Ce jour-là était un jour heureux pour Hubert, aussi ne s’impatienta-t-il nullement, quand, le soir, M. Lorrain ne lui ouvrit la porte qu’au quatrième coup de marteau ; il avait passé la soirée où madame A… et sa fille allaient d’habitude. Après avoir fait plus d’intrigues qu’il ne lui en aurait fallu pour être roi de France, il avait réussi à s’y faire présenter : il avait causé avec madame A… et adressé quelques paroles à Louise.

Madame A… lui avait offert une place dans la voiture qui devait les ramener, et c’était en compagnie de la mère et de la fille qu’il attendait au dehors le bon plaisir de M. Lorrain.

M. Lorrain ne dormait pas ; il préparait le discours qu’il devait tenir le lendemain à l’heureux Hubert.

— Il avait, interrompit Ludwig, le choix entre l’exorde ex abrupto de la première Catilinaire : Quousque tandem, Catilina… et l’exorde Ex insinuatione de l’oraison pro Milone.

— Je ne puis vous éclaircir ce point, dit madame Rechteren, mais voici à peu près ce qu’il médita.

» L’allée commune a été instituée pour permettre aux différents locataires des divers jardins d’arriver chacun au sien sans traverser celui des autres ; le jardin d’Hubert est le premier à droite en entrant ; il ne connaît pas les personnes dont les jardins sont plus éloignés ; en fait, l’allée commune est un trajet et non une promenade ; le trajet est l’espace que l’on parcourt d’un point à un autre. Or, en droit, Hubert n’allant nulle part, ne peut donc être dans l’allée commune que comme promeneur, ce qui est entièrement contraire à son institution ; c’est pourquoi, au nom du propriétaire de la maison, M. Robert, mon intime ami, lequel m’a laissé ses pleins pouvoirs, j’intime à M. Hubert la défense formelle de ne plus à l’avenir circuler ni vaguer dans l’allée dite commune.

Armé de cette foudroyante préméditation d’éloquence, M. Lorrain devança Hubert dans le jardin, et l’attendit avecimpatience ; mais que devint-il quand il vit arriver Hubert, causant familièrement avec madame A…, et que, traversant ensemble l’allée commune, ils entrèrent dans le jardin de cette dernière ?

L’argument victorieux était détruit. Hubert allait dans l’allée commune pour se rendre au jardin de madame A… Il n’abusait plus de l’allée comme promenade, il en usait comme passage, comme trajet. M. Lorrain était battu.

Quel gâteau de miel apaisera Cerbère ? Le Cerbère de l’antiquité était un roquet auprès d’un portier.

De ce jour, il arriva ce qui arrive toujours dans les romans comme dans la vie, ou plutôt dans la vie comme dans les romans, car les Romans font les mœurs, comme le vaudeville a créé le Français.

Louise aima Hubert.

Il est un âge, l’extrême jeunesse, où l’on aime le sexe ; une femme aime un homme, un homme aime une femme, comme on prend un breuvage, parce qu’on a soif. Ce n’est que plus tard qu’on choisit, qu’on aime l’individu, lui parce qu’il est lui, elle parce qu’elle est elle.

Dans la jeunesse, on a le cœur ou la tête remplie de perfections imaginaires, qu’on applique à la première femme de bonne volonté, et l’on en fait une de ces madones de plâtre, chargées de colliers de perles et de bagues d’or, que l’on voit dans les églises italiennes.

Regards échangés, douces conversations si pleines d’amour, quoique l’on ne parlât de rien qui eût le rapport même le plus indirect à l’amour.

M. Lorrain monta un jour chez madame A…, et demanda à lui parler en particulier pour une affaire importante. Louise se sentit rougir, parce qu’elle ne savait rien d’important au monde, si ce n’est l’amour qu’elle commençait à ressentir pour Hubert.

M. Lorrain voulut dévoiler à madame A… les rendez-vous des deux jeunes gens au jardin, et leurs longues conversations ; mais madame A… refusa de l’entendre, et le mit à la porte.

M. Lorrain est encore battu : malheur à Hubert ! malheur à Louise !

Le jour où M. Lorrain a semé son oseille, Louise a semé au pied du treillage qui sépare son jardin de l’allée commune ; des liserons dont aujourd’hui les longs rameaux enveloppent les treillis de leur feuillage d’un vert sombre, d’où sortent des cloches des plus riches nuances, de bleu, de violet, de pourpre, de rose et de blanc.

Et l’oseille à feuilles cloquées n’est point encore sortie de terre.

Madame A… n’avait pas voulu écouter les révélations de M. Lorrain, mais elle les avait entendue : elle y joignit certaines observations qu’elle avait faites elle-même depuis quelques temps : l’indifférence de sa fille sur tous les plaisirs qui autrefois étaient pour elle autant de bonheurs, ses distractions fréquentes, son amour tout nouveau pour la solitude.

Madame A… se sentit alarmée, et se promit de surveiller les jeunes gens.

À quelque temps de là, comme Louise cueillait des fleurs au jardin, Hubert vint dans l’allée commune, tout contre la haie de liserons, et ils se prirent, comme de coutume, à causer de choses indifférentes.

— Comment trouvez-vous mon bouquet ? demanda-t-elle à Hubert ; c’est pour ma mère, qui s’appelle Jeanne.

— Et moi aussi, dit Hubert, je m’appelle Jean ; c’est un assez vilain nom.

— Il n’y a pas de noms, il n’y a que des personnes. Nous attribuons à un nom les qualités, les défauts, la beauté ou la laideur de la personne qui le porte. On ne pourrait prononcer le nom d’Alice, sans réveiller en moi la pensée d’une jeune fille blanche, élancée comme ma sœur.

— Et comment faites-vous quand deux personnes différentes portent le même nom ?

— Oh ! vous, quand je pense à vous, je vous appelle Hubert. Avez-vous reçu un bouquet ce matin ?

— Non.

— Je veux vous en donner un.

Et elle ôta du bouquet une belle rose blanche dont le milieu était légèrement carné ; elle la tendit à Hubert.

Pendant qu’ils tenaient tous deux cette même tige de rose, une flamme électrique et une violente commotion se communiqua de l’un à l’autre par ce conducteur inusité.

À ce moment entrait au jardin M. Lorrain, que suivait d’assez près madame A… Cette dernière cependant n’avait pu voir le mouvement de sa fille donnant une rose à Hubert, mouvement qui n’avait pas échappé à M. Lorrain, non plus que les dernières paroles de Louise.

Madame A… fronça le sourcil en voyant Hubert près de sa fille, cependant elle fut distraite par Louise, qui vient, en l’embrassant lui offrir son bouquet, et sans aucun doute, ce léger nuage se fût dissipé entièrement sans l’intervention de M. Lorrain.

— Madame, dit M. Lorrain, permettez-moi de vous offrir mes vœux pour le jour de votre fête ; ainsi qu’à vous M. Hubert, car vous paraissez avoir l’un et l’autre le même patron.

Louise et Hubert rougirent un peu. Madame A… remarqua la rose que Hubert tenait à la main ; mais cela ne prouvait rien ; et même ne signifiait pas grand’chose ; il y a une foule de jardins qui fournissent des rosiers, et une foule de rosiers qui fournissent des roses blanches.

M. Lorrain continua en s’adressant à Madame A…

— Mademoiselle s’entend admirablement à faire des bouquets ; cela me rappelle qu’il faut que j’en porte dans quelques jours à mon ami Robert. L’année passée, il en fut enchanté, et me dit même avec cette familiarité qui a toujours existé entre nous : « Lorrain, pourquoi n’est-ce pas ton épouse qui m’offre ce bouquet ? – Robert, lui répondis-je avec dignité, c’est que c’est aux messieurs à offrir des bouquets aux dames et non point aux dames à offrir des bouquets aux messieurs. – Lorrain, me dit-il, tu as parfaitement raison. »

« Vous avez là, continue M. Lorrain, parlant toujours du bouquet sur lequel madame A… jetait des regards alternativement et sur sa fille, dont le soin et la mémoire de cœur la touchaient sensiblement, vous avez là des roses blanches ; aucun des locataires n’en a de semblables ; non, je ne sache même pas qu’aucun jardin du quartier en possède de la même espèce.

Cette perfide remarque fit porter de nouveau à madame A… les yeux sur la rose blanche de Hubert.

Hubert s’occupait en ce moment fort peu de l’improvisation de M. Lorrain, et, sous prétexte de respirer le parfum de la rose, il la tenait sur ses lèvres.

Madame A… emmena Louise et lui dit :

— À l’avenir, tu ne causeras plus avec les voisins.

Cette défense eut le résultat qu’elle devait avoir. Le lendemain, Hubert fit à Louise, qui l’écouta de fort bonne grâce, une déclaration d’amour qu’il n’eût osé risquer que trois mois plus tard, sans la prudence maternelle de madame A… Il fut convenu entre les deux jeunes gens qu’on obéirait à madame A…, qu’on ne causerait plus dans le jardin, mais qu’on s’écrirait ; que Hubert mettrait ses lettres dans une touffe de roses trémières, où Louise placerait à son tour ses réponses.

M. Lorrain, triomphant, pensa à son oseille à feuilles cloquées et désormais à l’abri du pied de Hubert.

Cependant pour être plus certain de sa victoire, il ne manqua plus de monter au jardin aussitôt qu’il y voyait arriver mademoiselle A…, et jamais Hubert n’entrait dans l’allée commune.

Cependant M. Lorrain, qui avait abandonné Boileau et Cicéron pour se livrer tout entier à sa haine, ne croyait pas tout à fait à l’obéissance des jeunes gens ; aussi comme le jardin s’ouvrait au commencement du treillage, personne n’avait le moindre prétexte de dépasser cette porte, il imagina un moyen de déjouer l’intelligence des deux amants.

Il s’habilla et alla trouver son ami Robert. Son ami Robert n’était jamais extrêmement flatté de sa visite ; outre sa redoutable familiarité, il ne venait guère que pour demander des réparations locatives ou autres dépenses toujours désagréables aux propriétaires.

M. Lorrain venait de lui faire observer qu’il devenait nécessaire de faire sabler l’allée commune, que tous les locataires le demandaient avec instance, que c’était une dépense de six francs pour un tombereau de sable, etc.

— Monsieur Lorrain, dit Robert, que votre volonté soit faite sur la terre que je vous ai confiée. Faites sabler ; je vous donne encore à ce sujet mes pleins pouvoirs.

— Tu le peux sans risque, répondit M. Lorrain, je n’en abuserai pas. Fais-moi donner un petit verre de cassis, et je pars.

Dès le lendemain, l’allée commune était sablée ; M. Lorrain disait à tout le monde : « Je suis allé dire à mon ami Robert : « Robert ; il faut sabler l’allée commune ; quand il pleut, elle est glissante et inabordable. » À quoi Robert me répondit : « Tu sais bien que tu es le maître. Présente mes respects à ton épouse. »

M. Lorrain ratissa lui-même l’allée, et surtout depuis le jardin de madame A… Le lendemain, il trouva des traces de pas devant le jardin de madame A…

Comme il venait de faire cette découverte, madame A… entrait au jardin. M. Lorrain feignit de ne pas la voir, et, se parlant à lui-même, habitude qui ne s’est guère conservée qu’au théâtre :

— À coup sûr, ces pieds n’appartiennent pas au locataire du deuxième étage, qui ne met jamais que des souliers, ni à celui du troisième, qui ne dépasserait pas son jardin pour l’empire de Trébisonde ? Madame A… ne le dépasse guère non plus, et sa demoiselle ne met pas de bottes.

On ne pouvait guère mieux désigner l’infortuné Hubert.

— Il faut, ajouta-t-il, que l’on en veuille bien à mon oseille à feuilles rondes pour venir ainsi marcher jusque sur le jardin de madame A…

Madame A… emmena sa fille à la campagne. Stephen les suivit et se logea à peu de distance de leur maison. Louise ne tarda pas à connaître sa retraite, et ils continuèrent à s’écrire. Stephen, à son insu, commençait à prendre à cette aventure plus d’intérêt que depuis longtemps il n’en avait pris à aucune autre.

Un matin Louise lui écrivit : « Je serai dans une heure à me promener avec une domestique dans le bois, près de la maison du garde ; je renverrai la domestique sous un prétexte. »

Quand il fut arrivé, elle lui dit : « Mon père veut me marier, il s’est prononcé d’une telle façon, que je ne pense même pas à lui résister ; mais je ne donnerai pas à l’époux qu’il me destine tout cet amour que vous avez fait naître en moi. Il ne respirera pas le parfum des fleurs que vous avez plantées ; ce n’est plus le temps de montrer la niaiserie et l’ignorance d’une petite fille ; mon mari n’aura de moi que ce que vous lui laisserez. En forçant une fille à épouser un homme qu’elle n’aime pas, on la condamne infailliblement à l’adultère, et, même au prix d’un crime, elle ne peut se donner à son amant sans lui imposer les terreurs humiliantes, les ennuis, les incertitudes ; quelque haine qu’elle ait pour son mari, quelque amour qu’elle ait pour son amant, il faut qu’elle donne à celui-là la meilleure et lapremière part. Je serai adultère comme les autres, mais je ne tromperai qu’un seul homme, quand toutes en trompent deux ; et celui que je tromperai, ce ne sera pas mon amant ; mon dessein est arrêté, la veille de mon mariage, je serai à vous. »

— Et, dit Ludwig, elle à tenu parole ?

— Elle a tenu parole, dit madame Rechteren. Le jour du mariage, elle était triste et abattue, puis par moments elle semblait secouer un poids qui oppressait sa poitrine, et un sourire ironique passait sur son visage. Stephen assistait à la noce.

Des amis et des parents chantèrent à table ; on chantait encore à table alors des chansons où l’on félicitait l’heureux époux de l’ignorance de la timide épouse. On fit cent allusions au bouquet blanc et à toutes les plaisanteries plus ou moins indécentes qu’on ne se permet que dans les familles vertueuses, le jour le plus grave de la vie.

Une tante causa une-demi-heure en secret avec la pauvre petite, pour l’initier aux mystères et aux devoirs de sa nouvelle position.

Stephen disparut alors, et on ne le revit plus dans la maison.

M. Lorrain s’en réjouit d’abord, mais cependant l’oseille à feuilles cloquées ne leva pas, parce que, ainsi que je l’ai déjà dit, la graine qui n’est bonne que pendant trois ans, en avait environ vingt-cinq quand elle avait été semée.

— Mais, dit Ludwig, c’est un héros que Stephen, et de plus un héros fort estimable, qui ne procède ni par sacrifice ni par dévouement, met sa gloire dans son plaisir, et excite autant d’envie que d’admiration ; tandis que dans l’admiration que l’on accorde aux héros vulgaires, il y a toujours un peu de reconnaissance pour les corvées dont ils veulent bien se charger à ce prix. Néanmoins, chère tante, dans ces aventures, il y a toujours de sa part quelque chose d’ironique qui lui fait quitter la partie à peine gagnée, alors qu’aux yeux de beaucoup de joueurs il semble n’avoir ramassé qu’une partie des enjeux.

— Ah ! dit madame de Rechteren, c’est qu’il y a là-dessous un mystère, il y a une grande passion. On dit que Stephen a beaucoup aimé une fille, et que cette fille s’est mariée ; on dit que, blessé à mort, son cœur sent un perpétuel besoin de vengeance ; mais, par une bizarrerie qui n’étonnera pas un investigateur du cœur humain ; Stephen aime naturellement les femmes, et il a été trompé par une. Eh bien, sa vengeance s’exerce contre les femmes et est un sacrifice perpétuel, un sacrifice de l’amour le plus constant à celle qu’il hait et qu’il a le droit de haïr.

— Et quel est l’objet de cette passion ?

— Personne ne le sait précisément, car jamais il n’en parle à personne, quelque familier que l’on se puisse croire avec lui. Cependant on dit que c’est la fille de M. Müller.

— Et qu’est-ce que M. Müller ?

— M. Müller est un original assez spirituel et assez-peu passionné pour avoir une passion raisonnable, non qu’elle ne soit dans l’occasion aussi injuste, absurde, frénétique, que quelque passion que ce soit ; mais c’est une passion qui ne trompe pas, qui donne au moins ce qu’elle promet, ne blase pas par la jouissance, et au contraire s’accroît des débris de toutes les autres.

— Chère tante, à moins que ce ne soit une passion pour vous, je ne comprends pas.

— Cher neveu, le jeu de mot est misérable. M. Müller aime les fleurs. Vous m’obligerez de ne pas entrer plus avant dans la voie des fadeurs et de ne me comparer à aucune rose.

— Il n’y aurait cependant rien de si facile que d’improviser trois cents vers sur un semblable sujet. Mais ne savez-vous absolument rien sur les premières amours de Stephen ?

— Absolument rien ? Je ne connais même pas la fille de M. Müller ; pour le père, c’est différent. On m’a raconté le seul orage qui ait traversé la vie la plus calme qui ait jamais été. Mais je vous conterai cela une autre fois. Voici que la lune descend derrière la maison, il serait bon de rentrer.

— Pourquoi ? nous ne dormirions ni l’un ni l’autre.

— Je commence à sentir quelques bouffées d’air plus frais. Encore une heure, et le jour va paraître.

— Voulez-vous vous promener un peu ?

— Volontiers.

Mais à peine ils avaient fait le tour du parc, qu’au moment où on repassait devant le pavillon, madame Rechteren dégagea son bras de celui de Ludwig et se replaça dans un des fauteuils. Ludwig se remit auprès d’elle, et tous deux restèrent plongés dans un morne silence.

Madame Rechteren avait cru sentir le bras de Ludwig presser doucement le sien, et Ludwig avait cru la sentir trembler. Tout à coup madame Rechteren, comprenant la nécessité de rompre brusquement un pareil silence, dit :

— Voici l’histoire de M. Müller.

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