CXI UN ORAGE DANS UNE VIE PAISIBLE

M. Müller était encore jeune, et madame Müller, morte aujourd’hui, embellissait depuis quelques années la retraite de cet ami des jardins. Leur existence était calme et réglée. Rien dans le cours d’une année ne distinguait un jour d’un autre. M. Müller s’occupait de ses fleurs, madame Müller de son ménage. Pourvu que les forficulaires respectassent ses œillets, pourvu que la détestée larve du hanneton n’attaquât pas les racines chevelues de ses rosiers, pourvu qu’il ne fît de mauvais temps que ce qui était nécessaire pour pouvoir dire aux admirateurs d’une belle rose unique, blanche : « Elle était encore bien plus belle l’année dernière ; le temps a été si contraire, etc. » M. Müller était content, ne se plaignait de rien, ne redoutait rien.

Madame Müller n’était pas moins heureuse quand le linge était bien reprisé, quand une proportion convenable de racine d’iris avait donné à la lessive une légère odeur de violette ; quand les cornichons étaient d’un beau vert ; quand la servant Geneviève n’avait rien brisé dans la maison ; quand le pain n’était ni trop ni trop peu cuit.

Peu de temps après son mariage, M. Müller était sorti, non sans beaucoup de trouble, d’une position difficile. L’Europe s’occupait de la culture des tulipes. On trouvait à l’article des nouvelles étrangères dans les gazettes :

« AMSTERDAM. – La couronne jaune a parfaitement réussi chez M. Van Berghem.

» Une vieille baronne donnait pour un oignon de tulipe appelé Ethelwienne 2,000 francs, 200 livres de beurre salé, et sa belle robe gorge de pigeon. »

Tout à coup on avisa que les tulipes à fond jaune n’étaient plus belles, que c’était à tort qu’on les admirait depuis si longtemps, que les seules tulipes qu’on dût avoir et cultiver étaient des tulipes à fond blanc. Les amateurs se divisent ; on écrit des lettres, des pamphlets, des gros livres. Les amateurs de tulipes jaunes furent traités d’obstinés, de gens enveloppés de préjugés, d’illibéraux, de ganaches, de rétroactifs, d’ennemis des lumières et des progrès.

Les partisans des tulipes blanches furent déclarés audacieux révolutionnaires, tapageurs, démocrates, jeunes gens !

Des amis se brouillèrent, des ménages furent désunis, des familles divisées ; il n’est rien de si féroce que les passions douces.

Un soir que M. Müller jouait aux dominos avec un de ses camarades d’enfance, on parla des tulipes jaunes et des tulipes blanches. M. Müller tenait aux jaunes, son ami était pour les idées nouvelles. Aussi, chacun d’eux, en homme de bon goût et de savoir-vivre, mettait-il la plus grande modération dans ses paroles, et évitait-il d’arriver jusqu’à la discussion.

— Certes, disait M. Müller, la nature n’a rien fait de trop ; il n’est pas une pierrerie de son riche écrin qui ne réjouisse la vue ; il est triste de voir des personnes procéder par exclusion. Il est certainement quelques tulipes à fond blanc que j’admettrais volontiers dans ma collection, si mon jardin était plus grand et si madame Müller n’avait fait protéger le potager contre un empiétement par une double haie de groseilliers épineux, et de ces ignobles rosiers simples (rosa canina) qu’elle ne veut pas me laisser arracher.

— De même, reprit l’ami désireux de rendre politesse, pour politesse, concession pour concession, j’avouerai que Érymante , toute jaune qu’elle est, est une plante fort présentable.

— Je ne méprise pas l’unique de Delphes , malgré son fond blanc, reprit M. Müller.

— Elle n’est pas très-blanche, répliqua l’ami. Ce n’est qu’au bout de trois ou quatre jours qu’elle se débarrasse d’une teinte jaune qu’elle a en ouvrant pour la première fois ses pétales, aussi n’en faisons-nous pas très-grand cas.

— C’est cependant de votre collection celle que je préférerais.

Les deux amis étaient dans ces excellents termes, quand madame Müller sortit pour ordonner à Geneviève de remplir le pot à la bière que ces messieurs avaient vidé.

Il est difficile de bien dire par quelles imperceptibles transitions ils en vinrent alors à l’aigreur, à l’injure, à l’insulte. Mais toujours est-il que, lorsque madame Müller rentra, dix minutes après, elle les trouva sous la table, se gourmant de tout cœur. M. Müller avait jeté les dominos au visage de son ami, et la lutte s’était engagée.

On comprend de quelle honte furent saisis les deux antagonistes après que la première effervescence fut passée.

Aussi, dès le lendemain, M. Müller écrivit à son ami :

« Je suis une bête féroce et un homme mal élevé, recevez mes excuses ; notre ancienne amitié effacera ce moment d’égarement. Peut-être avions-nous bu trop de bière. Ma femme vous prie de nous faire le plaisir de dîner avec nous aujourd’hui, il y aura des noulls et des kneps.

» Votre ami, Müller. »

» Vous m’obligerez, mon cher ami, de me mettre de côté quelques-unes de vos belles tulipes blanches, auxquelles j’ai réservé pour l’année prochaine une de mes meilleurs plates-bandes. Je tiens surtout à Palamède et à l’Agathe royale . »

Il reçut immédiatement la réponse suivante :

« Je serai chez vous à cinq heures moins un quart ; vous me permettrez, mon excellent Müller, de vous mener un horticulteur qui désire admirer vos magnifiques tulipes.

» Il désire surtout voir votre Ténébreuse , votre Joldcourt et votre délicieuse Lisa . »

Par une délicatesse que tous deux comprirent, M. Müller faisait porter son admiration sur les plus blanches d’entre les tulipes blanches, et son ami n’était pas moins poli à l’égard des fonds jaunes.

Ils se réconcilièrent, se firent à l’automne de riches présents d’oignons ; présents, on peut le dire ici sans exagération, plus agréables à celui qui donnait qu’à celui qui recevait.

Trois ans plus tard, l’ami Walter était en France, fournisseur à l’armée qui entrait en Espagne.

Cependant le mouvement de générosité de M. Müller ne pouvait se maintenir toujours à la même hauteur ; Walter n’avait fait qu’une concession aussi durable que le sentiment et l’impulsion qui l’avait causée. Celle de M. Müller, au contraire, devait lui survivre. À la seconde année, quand six mois après il fallut planter les tulipes, la terre dans laquelle on mit les tulipes blanches ne fut ni soignée, ni amendée, ni tamisée comme celle destinée aux fonds jaunes.

La seconde année, M. Müller s’aperçut qu’elles encombraient le jardin.

La troisième année, elles furent placées sous une gouttière, elles fleurirent mal, et M. Müller, après avoir montré ses tulipes jaunes dans tout leur éclat, disait aux visiteurs : « Voici ce qu’il y a de plus beau en tulipes blanches ; elles m’ont été données par mon ami Walter, et j’y tiens on ne saurait davantage. » Et, quand dix minutes après il disait : « Je ne comprends pas que l’on puisse cultiver des tulipes blanches, » on se trouvaitnaturellement de son avis.

Vers la fin de la floraison, il reçut une lettre de M. Walter.

« Mon cher ami,

Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva.

… Tu, Tytire, lentus in umbra.

» Tu cultives en paix ces fleurs qui nous sont si chères et qui remplacent pour nous toutes les ambitions, plus creuses à proportion qu’elles sont plus retentissantes.

» Vous le savez, cher Müller, le coup porté à ma fortune et l’héritage qui me permettait de réparer le patrimoine de mes enfants, ont conduit mes pas en France. Là, au lieu d’argent comptant, j’ai trouvé de riches affaires commencées, et j’ai abandonné ma douce vie oisive pour l’existence la plus bruyante et la plus horrible qui se puisse imaginer. Je voyage avec un corps d’armée aux besoins duquel je suis chargé de subvenir ; mais encore un an, et je reviendrai à mes fleurs et à mes amis.

» Mon corps d’armée est en ce moment dans les montagnes de la Navarre, je vous écris par un blessé qui retourne en France. Il a été blessé hier dans une occasion où il aurait bien pu m’en arriver autant ou même pis.

» Comme nous marchions à cheval à la suite de l’avant-garde, avec une confiance autorisée par la tranquillité de notre marche jusque-là, tout à coup des cavaliers, tombés dans une embuscade de paysans, se replient en désordre ; moi, j’étais arrêté à considérer un rosier dont le bois bizarre, grêle, et les feuilles étroites me sont totalement inconnus ; j’avais tiré mon couteau pour en couper une branche que j’aurais pu greffer ; mais un de mes compagnons eut à ce moment son cheval abattu d’un coup de fusil, et roula dans la poussière ; moi, je fus entraîné dans la fuite générale. Le pauvre diable en est quitte pour un pied foulé, mais il est dégoûté du métier et rentre en France. Pour nous ignorant le nombre de nos assaillants, nous avons rétrogradé ; je ne sais ce qu’on fera demain. Écrivez-moi à mon adresse à Paris, vos lettres me seront envoyées avec les paquets que l’on m’expédie tous les jours. »

M. MÜLLER à M. WALTER

« Vous faites-là un singulier métier, mon cher ami ; je vous plains et j’ai frémi du danger que vous avez couru. J’ai pensé à votre rosier ; serait-ce par hasard le Berberidifolia , cette rose jaune dont nous avons lu la description, et que nous nous sommes accordés à regarder comme fabuleuse à l’égal des sirènes et des néréides ?

» J’espère, mon excellent Walter, que la bravoure des Français ne se démentira pas, et qu’au moment où je vous écris, vous avez continué de marcher en avant et conquis la précieuse greffe. Envoyez-la-moi sans perdre un instant. »

IIe LETTRE DE M. MÜLLER À M. WALTER

« Voici quinze jours que j’ai répondu à votre lettre, mon excellent ami, et je n’ai pas eu de récentes nouvelles de vous. Je n’ose croire que vous soyez encore en observation ni que vous avez continué à reculer ou à changer de chemin : ce serait honteux pour les troupes dont vous faites partie. »

M. WALTER À M. MÜLLER

« Non, mon ami, nous n’avons pas cédé à une poignée de paysans dont l’attaque nous avait étonnés ; le lendemain du jour où je vous ai écrit, nous les avons attaqués et mis en fuite, nous ne nous sommes arrêtés qu’après les avoir poursuivis pendant plus de cinq lieues. » (Suivent de longs détails sur l’expédition.)

M. MÜLLER À M. WALTER

« Mais la rose ? la rose ? »

M. WALTER À M. MÜLLER

« Nous allons si vite, qu’il n’y a pas eu moyen de la revoir, et elle est aujourd’hui loin derrière nous. » (Suivent dans la lettre originale de plus longs détails encore sur l’expédition, et un éloge encore plus long des tragédies de M. de Voltaire.)

M. WALTER À M. MÜLLER

« Il n’est pas impossible, mon cher monsieur Müller que demain matin je sois fusillé à cause de vous.

» Il y a une heure, le général m’a fait demander ; il était pâle et tremblant de colère. « Monsieur, m’a-t-il dit, vous avez failli perdre l’armée. Voilà deux lettres saisies sur un soldat ; l’une des deux vous est adressée ; toutes deux semblent vous désigner comme complice d’une infâme trahison.

— Qui ? moi ? m’écriai-je, c’est impossible.

» — Je ne sais si c’est impossible, mais c’est vrai. Connaissez-vous cette écriture ?

» — Oui, c’est celle d’un compatriote, d’un ami.

» — Alors, je ne vous félicite pas de votre position. Vous allez garder les arrêts forcés ; demain, avant de nous remettre en route et de quitter ce village, votre sort sera décidé.

» Que diable renferment vos lettres, mon cher monsieur Müller ? J’attends que le général me fasse appeler. Je viens de lui écrire pour ne pas me laisser dans une insupportable incertitude. »

Onze heures du soir.

« Je sais tout, et mon affaire n’est pas beaucoup meilleure. Comment ? vous m’écrivez, à moi, que vous désirez que l’ennemi nous repousse jusqu’au rosier ! Vous me racontez que vous connaissez un paysan navarrais auquel, grâce à mes explications, vous allez donner par écrit toutes les instructions nécessaires pour traverser notre corps d’armée sans être arrêté, afin de couper la greffe tant désirée !

» Le malheur veut que l’on trouve la lettre sur le paysan, avec des instructions admirablement précises.

» J’ai eu beau expliquer et commenter les lettres, on n’a pas voulu croire un moment qu’il fût question d’un rosier, et la mention que vous en faites dans vos lettres n’a paru qu’une sorte de chiffre, un langage de convention signifiant autre chose. »

— Je ne vous raconterai pas, continua madame Rechteren, le chagrin du pauvre M. Müller ; toujours est-il qu’on finit par comprendre l’innocence de Walter et qu’au lieu d’être puni comme traître, il obtint de ne l’être que comme maladroit, bavard et imprudent, c’est-à-dire qu’on le renvoya en France. En s’en retournant, M. Walter retrouva le rosier et enenvoya une greffe à son ami.

Un an après, elle donna des fleurs. C’était précisément la même rose dont madame Müller protégeait son potager contre l’invasion des fleurs et que M. Müller voulait arracher depuis si longtemps. – Rosa canina.

Voilà toute mon histoire. Je dirai comme la sultane des Mille et une Nuits. Voici poindre le jour, si Votre Hautesse le permet, je continuerai ce soir.

— Ah ! chère tante, dit Ludwig, le sultan était plus heureux que moi.

— Parce qu’il pouvait faire tuer Sheherazade, et interrompre ainsi la première histoire ennuyeuse qu’elle s’aviserait de lui raconter ?

— Chère tante, vous ne voulez pas me comprendre ; vous avez la même mauvaise foi avec laquelle vous n’avez pas entendu ces regards qui tant de fois se reposaient sur vous, même quand nous parlions de votre nièce, et quand, avec cette douce autorité de votre voix, vous me forciez de dire d’elle ce que je ne pensais que de vous.

— Êtes-vous fou, Ludwig ?

— Je le crois ; mais, si en ce moment je consulte mon cœur, je n’aime que vous, je ne désire que vous.

Et il lui prenait les mains et il les couvrait de baisers brûlants.

— Mon Dieu, Ludwig, dit madame Rechteren, cessons ce jeu ; pensez ce que nous sommes désormais l’un pour l’autre, pensez à cette jeune fille dont vous avez rempli l’insomnie, songez avec quel ravissement elle voit de loin une lueur pâle qui se montre à l’horizon et qui annonce le jour où nous entrons ; soyez raisonnable, mon ami ; j’ai eu tort de me fier à mon titre de tante et de rester ainsi avec vous.

— Depuis que nous sommes là, dit Ludwig, n’avez-vous donc pas pensé une seule fois que c’était vous que j’aimais, vous que je voulais épouser quand vous m’avez dit : « Je suis décidée à ne pas me remarier, j’ai pour vous une vive amitié, épousez ma nièce, nous vivrons ensemble, vous serez mes enfants ? »

— C’est ce que je vous dis encore, reprit madame Rechteren.

— Et vous aurez longtemps à le dire ; je ne vous accepterai ainsi pour aïeule que lorsque vous en aurez l’âge et la figure ; mais chère tante, écoutez-moi : aujourd’hui, je passe le plus périlleux défilé de la vie, je laisse en arrière bien des illusions, bien des libertés, dans quelques heures, vous serez réellement ma tante ; dans quelques heures, nous aurons mis entre nous d’insurmontables barrières ; je vous demande une faveur que vous ne refuserez pas à un véritable neveu. Voyez quelle douce fraîcheur est répandue dans l’air, quel voile d’obscurité nous enveloppe ; vous consentirez à payer d’un seul baiser, le seul que j’aie jamais eu, le seul que j’aurai jamais de vous, tout l’amour que j’ai eu pour vous, tout l’amour que vous voulez que je sacrifie aux devoirs que vous m’imposez.

Pendant ce temps, madame Rechteren, qui avait d’abord voulu retirer sa main de celles de Ludwig, avait fini par l’abandonner : son esprit et son corps étaient plongés dans une espèce de torpeur.

Ludwig avait passé doucement sa main autour de la taille de madame Rechteren, et celle-ci ou n’avait pas senti ce mouvement, ou n’avait pas la force de le repousser. Graduellement le bras se serrait, et il vint un moment où madame Rechteren parut se réveiller en sursaut sur la poitrine de Ludwig ; celui-ci lâcha un peu son bras, de manière qu’elle fût moins près de lui, et laissa tomber sa tête sur le sein de sa belle tante. Puis le bras se resserra, et tous deux furent si proches, que Ludwig sentait la chaleur du corps de madame Rechteren. Pour elle, elle tremblait. Ludwig, relevant la tête, voulut prendre le baiser qu’il avait demandé ; madame Rechteren se débattit et inclina sa tête sur sa poitrine, de façon à rendre impossible le succès de l’entreprise de son audacieux neveu. Ludwig alors appliqua avec force ses lèvres sur le col de madame Rechteren, à l’origine des cheveux, et lui donna un baiser qui semblait devoir aspirer tout son sang et toute son âme. Madame Rechteren fut prise alors d’une grande agitation nerveuse et d’un tremblement convulsif ; elle voulut repousser Ludwig, mais celui-ci la tenait dans ses bras, et d’ailleurs il semblait que le col de madame Rechteren ne pouvait se détacher de ses lèvres, qui s’y étaient comme scellées pas ce premier baiser suivie de cent autres.

À ce moment, on entendit des pas dans une allée voisine ; madame Rechteren alors retrouva de la force ; elle se débarrassa des bras de Ludwig et s’enfuit à travers les broussailles, bénissant celui qui, à son insu, l’avait sauvée de Ludwig ; pour lui, il marcha quelque temps à grands pas ; puis, comme le jour commençait à poindre, il rentra dans la maison.

Vers neuf heures de la matinée, madame Rechteren reçut une lettre.

« Madame,

» J’ai beaucoup pensé à la nuit que nous avons passée dans le jardin et aux récits que vous m’avez faits sur vos voisines ; je suis resté convaincu que la fidélité conjugale est une chose très-rare, qu’il ne dépend pas toujours des femmes de conserver ; et qu’à moins d’être assez sot pour se croire une chance et une prédestination particulières, on ne peut guère espérer qu’on la rencontrera. Remarquez bien, je vous prie, que je ne dis pas de mal des femmes, mais du mariage.

» On demande en général à la vie plus qu’elle ne renferme ; nous sommes accoutumés à mettre notre bonheur dans des choses impossibles, et notre malheur dans des choses inévitables.

» Pardonnez-moi, madame, la modestie qui m’empêche de courir des chances qui m’épouvantent. Peut-être va-t-on me blâmer de faire manquer ainsi un mariage au dernier moment. C’est un tort, mais c’en serait un plus grand, incontestablement d’être malheureux et de rendre conséquemment votre nièce malheureuse pendant tout le reste de notre vie. N’écoutez pas trop l’opinion et les ressentiments de vos conviés ; ils me pardonneraient volontiers dix ans d’ennuis et de tortures que je ferais subir à Hortense, ils ne me pardonneront pas de les faire renvoyer sans dîner, ou au moins de faire renvoyer les violons. Je crois agir en honnête homme. Après le premier mouvement d’indignation, vous m’approuverez. Agir autrement serait faire à la fois une mauvaise affaire et une mauvaise action. »

Madame Rechteren fut atterrée de la lecture de cette lettre, elle la relut, sonna, envoya à l’appartement de Ludwig. On ne l’avait pas vu depuis la veille, si ce n’est un vieux jardinier auquel, en traversant le parc au point du jour, il avait ordonné de porter un paquet et de rapporter cette lettre ; elle voulut elle-même visiter l’appartement et interroger ce jardinier.

— Mon Dieu ! dit-elle, et que diront tous ses voisins ? et ma pauvre Hortense ? comment oserai-je lui apprendre une si triste nouvelle ? par quelles paroles pourrai-je calmer son désespoir ? pauvre enfant !

Et elle fut longtemps encore sans oser approcher de sa chambre ; elle dort, pensait-elle, elle est en proie à des rêves séduisants, pourquoi la réveiller ? – Ah ! pourquoi ? – Parce qu’il faut qu’elle sache son malheur avant tous ces gens qui sont ici. Et, faisant un effort sur elle, madame Rechteren frappa, elle écouta avec anxiété, se reprochant d’interrompre ce sommeil si heureusement trompeur. Elle frappa plus fort, on ne répondit pas ; alors elle aperçut l’acte à terre, elle ouvrit et entra ; la chambre était vide, il n’y avait qu’un papier sur le lit :

» Bon pour une fille que je tiendrai dans une semaine à la disposition de ses parents.

» STEPHEN. »

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