XVII L’Aubépine

Mois de mai, mois des fleurs,
Viens rendre à l’aubépine
Ses bouquets odorants !
Ô riant mois de mai,
Viens rendre à l’aubépine
La couronne argentine
De ses rameaux blancs !

Magdeleine hésita un moment à prendre la lettre.

Mais Stephen la regarda d’un air si suppliant, qu’elle la prit en baissant les yeux et la cacha dans son sein.

— Si près de la mort, dit-elle, au milieu d’affreuses souffrances, c’est moi que vous appeliez ! mon nom a été votre dernière parole !

— Oui, reprit Stephen ; et, quand je fus sauvé, quand je touchai la terre, il me sembla que ce nom prononcé par moi avait été une prière agréable à Dieu ; que ce Dieu, qui doit vous aimer comme la plus belle de ses filles, la plus parfaite de ses créatures, n’avait pu permettre au mal de frapper celui dont l’âme vous embrassait comme le criminel poursuivi embrasse la colonne du temple qui lui sert d’asile ; que votre nom avait eu la puissance d’écarter de moi la mort, comme le nom de Dieu fait rentrer Satan dans l’enfer : alors, j’ai compris que vous étiez mon ange gardien et que ce n’est pas une illusion, cette idée que je gardais dans mon cœur, que l’homme a reçu de Dieu une fée protectrice, un ange qui tient dans ses mains la part de bonheur qui lui est réservée, et que ceux-là sont malheureux qui ne peuvent rencontrer leur ange.

— Mon sang se glace, dit Magdeleine, quand je songe qu’une minute de plus et vous n’étiez plus qu’un froid cadavre. Et moi, où étais-je ? que faisais-je, quand vous souffriez, quand vous mourriez loin de moi ?

Et, en disant ces mots, elle pâlit et mit ses mains devant ses yeux.

— Avez-vous donc bien souffert ? continua-t-elle.

— Plus que l’homme ne peut supporter ; mais j’avais une force surnaturelle ; l’amour agrandit l’homme et le rend capable de tout ce qu’il y a de beau et de sublime ; cependant, il y a eu un moment où ma souffrance a diminué ; sans doute j’allais m’évanouir, et tout était fini ; mais il y avait dans cette cessation de la douleur une jouissance, un charme indéfinissable ; il me semblait que la vie du ciel s’ouvrait pour moi et que mon âme se dégageait de mon corps comme le jeune oiseau de l’œuf de sa mère. Avant de quitter la rive, je voulus vous rapporter ces wergiss-mein-nicht : c’était une offrande de fleurs à l’ange qui m’avait sauvé.

Et ils restèrent longtemps sans parler : de temps en temps, ils relevaient l’un sur l’autre de longs regards, plus éloquents qu’il n’est possible de l’exprimer.

Magdeleine ôta une rose de sa ceinture.

— Tenez, dit-elle, je veux vous donner aussi un bouquet ; c’est mon père qui m’a donné cette rose ce matin, car c’est mon jour de naissance.

Cette fleur était à moitié fanée ; c’était la chaleur du sein de Magdeleine qui l’avait flétrie. Stephen la pressa sur ses lèvres et la serra précieusement.

— C’est votre jour de naissance, dit-il, et je ne vous ai pas donné une fleur !

Il cueillit une branche d’aubépine et la lui offrit.

Et, comme ils restaient encore sans parler, heureux et satisfaits, de vivre, d’aimer et d’être aimés et d’être ensemble, Stephen arracha les épines de la guirlande et en fit une couronne qu’il mit en tremblant dans les cheveux de la jeune fille et un bouquet à sa ceinture, et il la contempla ainsi parée.

Et Magdeleine avait quelque chose de céleste : le bonheur animait son visage ; la couronne d’aubépine, avec ses feuilles dentelées et d’un vert sombre, et ses fleurs blanches en ombelle, était enlacée dans ses cheveux noirs en bandeau sur son front.

— Magdeleine, dit Stephen, vous voici parée comme une fiancée.

Ils se regardèrent ; Magdeleine baissa les yeux ; une larme suspendue à ses cils noirs tomba sur la main de Stephen.

— Oh ! dit-il, qui pourrait nous séparer ? l’amour n’est-il pas plus fort que tout l’univers ? Il n’y a pas d’obstacle que je ne me sente la force de braver et de renverser sous mes pieds. Soutenu de votre amour, d’un regard de vous, je suis plus grand que le monde, et je briserais tout ce qui oserait se mettre entre nous : vous seule, Magdeleine, vous seule pouvez nous désunir et rompre le lien sacré qui attache l’une à l’autre nos deux existences.

— J’aurai aussi du courage et de la force, Stephen ; quand je me sentirai faible, je m’appuierai sur vous, car vous êtes mon appui et mon guide ; j’aurai du courage et de la force autant qu’en peut avoir une pauvre fille sans mère et sans expérience pour la remplacer ; et puis je prierai Dieu de bénir notre union, et les hommes ne peuvent rien contre ce que Dieu a béni.

— Oui, oui ; et qu’y a-t-il de plus agréable aux yeux de Dieu que deux cœurs purs comme les nôtres qui essayent une vie d’amour et goûtent le bonheur que Dieu lui-même a détaché de sa couronne de joies et de délices, pour le laisser tomber aux cœurs vertueux ? Si le Créateur laisse quelquefois tomber un regard sur la terre, il doit le reposer sur deux amants.

— Si je fais mal, Dieu est témoin de mon innocence ; j’écoute la voix de mon cœur, c’est lui qui l’a mise en moi.

— Non, dit Stephen, l’amour est l’âme de la vie. Dieu voudrait-il ôter les fleurs aux prairies et le parfum aux fleurs ? car la vie sans amours, c’est un champ aride, c’est une terre maudite que la pluie ni la rosée ne fécondent jamais. Magdeleine, moi aussi, mon cœur est pur comme le tien : seuls, sous les yeux du Créateur, au sein de la nature, le seul temple digne de lui, jurons d’être l’un à l’autre ; prions-le de bénir une union vertueuse et sainte.

Et tous deux, se tenant par la main, firent un serment, un serment vrai, partant du cœur et tel que le Créateur doit l’entendre, si toutefois nos vœux, nos craintes, nos joies, nos douleurs et nos prières parviennent jamais jusqu’à lui.

À ce moment, au milieu du silence mystérieux, comme le soleil ne laissait plus à l’occident qu’un reflet d’un jaune pâle, on entendit un chien pousser un de ces plaintifs et lugubres hurlements que la superstition regarde comme un présage certain de mort. Et tous deux tressaillirent, et il leur sembla que des nuages retombaient sur la terre : ce cri avait quelque chose d’horriblement sinistre.

Et d’ailleurs, quand on est heureux, on croit aux mauvais présages. Le bonheur est une neige blanche sur laquelle la moindre chose fait tache.

Ils se séparèrent après s’être répété plusieurs fois qu’ils s’aimaient, pour tâcher d’effacer de leur cœur la funeste impression de ce rire du démon, qui grince des dents en voyant le bonheur du ciel.

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