XVIII Stephen à Magdeleine

Tu refuses de m’écrire, Magdeleine ! Quoi ! dans ces longues heures que nous passons à attendre le moment de nous voir quelques instants, ne sens-tu pas le besoin de t’entretenir avec ton ami, de te rapprocher de lui, en lui écrivant ? et quand le mauvais temps ou la prudence ne nous permettent pas de nous voir au jardin ; quand, devant ton père, nous ne pouvons que nous voir sans laisser parler ni notre bouche ni nos yeux, ne penses-tu pas que je serais bien heureux d’emporter quelques paroles d’amour qui béniraient mon sommeil ?

Ce qui t’arrête, ce sont des préjugés que l’on t’a inculqués dès l’enfance ; on t’a dit que c’était un grand crime d’écrire. Sais-tu que ce sont les femmes coquettes et débauchées qui ont inventé cette règle de vertu ? Sais-tu qu’on ne vous défend d’écrire, à vous autres filles, que pour qu’il ne reste aucun vestige de votre amour quand votre amour est éteint ? Cette loi n’a qu’un but, c’est d’ôter un frein à l’inconstance et au parjure. Si cette idée avait pu venir de toi, je te mépriserais. La femme qui dit à un homme qu’elle l’aime, et qui refuse de lui écrire, se réserve les moyens de l’abandonner et de le trahir plus tard : c’est plus qu’un parjure, c’est un faux serment.

Et d’ailleurs, pauvre enfant, qu’avons-nous à faire du monde et de ses lois, et de ses préjugés ? Que peut-il ajouter à notre bonheur ? Il ne peut rien nous donner, ne lui permettons pas de nous rien ôter.

On ne peut, rien faire à moitié. Si tu te soumets aux volontés et à l’opinion des autres, ils te défendront aussi de m’aimer, et tu leur obéiras, et, quand pour prix du bonheur d’aimer et d’être aimée, tu n’auras eu d’eux qu’une froide estime (et qui sait s’ils te l’accorderont, cette estime pour laquelle tu auras donné toute ta vie et toute la mienne !), que te restera-t-il ?

Oh ! alors, que de regrets amers dans ton cœur ! Alors que pour nous deux sera fané le printemps de notre vie ; alors que des cheveux blancs à la tête et de la glace au cœur, nous n’aurons plus d’autre vie que le souvenir ou plutôt le regret, alors tu pleureras tes souffrances et les miennes, tu pleureras sur chaque instant que tu aurais pu donner à l’amour et que tu lui auras refusé. Tu iras leur demander ton bonheur, à ceux dont tu auras été l’esclave. Es-tu donc à eux ? Es-tu leur propriété ? Ne dois-tu pas être à moi tout entière ? Folle ! folle ! ta vie passera sans amour et sans bonheur ! ils te prennent ton bonheur et ils ne te donnent rien, rien qu’une estime à laquelle ils attachent si peu de prix, qu’ils ne se donnent pas la peine de la mériter de ta part. Pèse mes paroles, Magdeleine, tu tues ton bonheur et le mien, tu tues ta vie et mienne ; tu offenses le ciel, car le bonheur est son don le plus précieux, et tu le rejettes. Ta vie passera comme une fleur que le soleil n’a pas fait épanouir, qui n’a eu ni éclat ni parfum ; et ceux à qui tu donnes le soleil et le parfum de ta vie, ils riront de ta simplicité.

Et que sont-ils de plus que nous ? Une sainte auréole autour de leur tête nous les montre-t-elle comme des anges ou des êtres d’une nature supérieure à la nôtre ? Pourquoi leur volonté ferait-elle céder la nôtre, plutôt que notre désir leur désir ? Pourquoi auraient-ils leurs coudées franches dans la vie, et y serions-nous resserrés ? Quel droit, quelle raison ont-ils de nous mesurer la vie à leur taille et sur leurs petites et mesquines proportions ? et devons-nous nous couper les jambes ou la tête, si nous sommes plus grands que la vie qu’ils ont faite ?

Je n’appartiens qu’à toi, tu n’appartiens qu’à moi.

Te sacrifient-ils leur bonheur, pour te demander le tien ? S’ils te le disent, ils mentent.

Magdeleine, crois-moi : pour toi et pour moi, ne leur jette plus ta vie comme une proie. Tu es à moi.

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